"L'espèce humaine a dépassé toutes les limites" : rencontre avec Jérémie Moreau, auteur de la BD "Les Pizzlys", hymne à la nature en péril
Jérémie Moreau nous embarque dans un voyage entre Paris et l'Alaska avec "Les Pizzlys", un nouvel album sur fond de désastre écologique et d'espérance en la naissance d'un homme de demain plus respectueux de la nature.
Jérémie Moreau, l'auteur de La saga de Grimr, Fauve d'Or à Angoulême en 2018, revient avec un roman graphique qui illustre de manière magistrale la pensée écologique portée par des penseurs, anthropologues, philosophes comme Baptiste Morisot, Philippe Descola ou Bruno Latour, disparu le 9 octobre dernier, qu'il cite beaucoup. Les Pizzlys est paru aux éditions Delcourt le 5 octobre.
Il raconte l'histoire de Nathan, jeune chauffeur Uber, qui en plus de son travail éreintant, élève seul ses jeunes frère et sœur depuis la mort de leur mère. Une voiture à crédit, l'école des enfants à payer… Quand son téléphone portable -et l'indispensable GPS qui va avec- tombe en panne, Nathan perd pied. La dernière course de sa journée -Annie, qui doit prendre l'avion pour l'Alaska, sa terre d'origine, où elle rentre après 40 ans d'exil- s'achève dans un arbre. Voiture détruite, hôpital, retour à la maison…
Dans l'impasse, le jeune homme accepte la proposition d'Annie de l'accompagner avec ses frères et sœurs en Alsaska. C'est le début d'une aventure pour ces trois citadins ultra connectés, et l'occasion pour eux de découvrir un autre monde et une autre manière de penser le monde, attaqué de toutes parts par la folie des grandeurs des hommes.
Dans un album très épuré, uniquement construit d'images et de dialogues, Jérémie Moreau traduit à la fois la beauté et les désastres, la violence et l'amitié, les rêves, la nature, les animaux, l'aliénante modernité, la perte des repères et la renaissance de ces trois "pizzlys", forme humaine de cet animal hybride entre l'ours polaire et le grizzli, métaphore de l'homme de demain, capable de s'adapter aux grands changements de la Terre.
Descendu de sa montagne -il vit désormais dans un petit village des Hautes- Alpes- Jérémie Moreau confie à franceinfo Culture comment ce nouvel album est né, ce qui l'a inspiré, et comment il a réussi à "transformer en matière dramatique et narrative" des théories, celles du vivant, de l'écologie, ou des collectifs autochtones, qui l'inspirent et nourrissent sa pensée, son œuvre, et son optimisme.
Franceinfo Culture : Comment est née l'idée du scénario ? Qu'est-ce qui vous a inspiré le personnage de ce chauffeur Uber en pleine confusion ?
Jérémie Moreau : Depuis La saga de Grimr et Penss les plis du monde, j'avais vraiment envie de traiter de quelque chose de plus contemporain. Mais je ne savais pas très bien comment aborder ça. Je lisais beaucoup de choses, Bruno Latour, Baptiste Morizot, toute cette pensée du vivant qui envahit un peu les librairies. Et puis complètement par hasard, au gré de mes lectures, je suis tombé sur le livre Cerveau augmenté, homme diminué de Miguel Benasayag. C'est un peu une critique de l'ultra technologie, une réflexion sur la manière dont tous ces artefacts techniques nous font perdre de vue les choses essentielles du vivant. Dans ce livre, il relate une étude comparative menée auprès des chauffeurs de taxi parisiens et londoniens. Les chauffeurs anglais sont obligés de connaître par cœur le plan de Londres, tandis qu’à Paris, ils travaillent énormément avec les GPS.
"On s'est rendu compte que quand les chauffeurs de taxi parisiens utilisent le GPS de manière intensive, 10h par jour pendant quelques années, Ils sont alors sujets à des troubles qui les rendent incapables de se repérer dans leur quotidien, de retrouver la boulangerie, ou de rentrer chez eux."
Jérémie Moreauà franceinfo Culture
Il y a une zone du cerveau, les noyaux sous corticaux, qui commandent la spatialisation, qui s'atrophient, comme un muscle qu'on utilise plus. On appelle ça la “dyslexie spatio-temporelle". J'ai trouvé ça complètement ahurissant. Cela dit beaucoup sur la manière dont on s'extrait aujourd'hui du réel. Avec le GPS, on sort du point de vue du corps, on n’est plus dans un corps qui se situe à hauteur de terre, on a une espèce de point de vue omniscient, objectif, surplombant. J'ai pensé que c'était une bonne manière, un biais très parlant pour m'attaquer à la société occidentale contemporaine. C'est comme ça que j'ai créé Nathan, le personnage de chauffeur Uber.
Mais ce chauffeur Uber, c’est un peu nous non ?
Oui, c'est vraiment une métaphore de la direction politique et sociétale contemporaine. Depuis dix, vingt ans, tout se fissure. Ce que je dénonce, c’est cette obsession de l’isolation, l'isolation des maisons, l'isolation des villes... Pourquoi est-ce qu’on bétonne tout ? Maintenant que j'habite dans un tout petit village perdu dans la montagne, où je vis en direct les saisons, dès que je reviens en ville, ça me saute aux yeux qu’on vit dans du géométrique, donc dans de la pure artificialité. C'est l'idée de l'aboutissement du mythe de la modernité, avec cette idée de vouloir s'affranchir complètement de la nature, avec une espèce humaine qui a dépassé toutes les limites. C'est ce que racontent toutes les histoires depuis deux siècles, c'est Jules Verne et compagnie. On est dans un mythe de conquête sans limite.
"Avec le changement climatique, tout change, et on se rend compte que les limites sont bien présentes. Et tout l'enjeu de l'époque à venir, c'est de trouver comment on peut revenir dans un monde limité."
Jérémie Moreauà franceinfo Culture
Dans son livre Où atterrir, Bruno Latour utilise cette métaphore de comment atterrir après avoir décollé avec la modernité, comment, finalement, revenir sur une terre qu'on a complètement délaissée. Le grand cri de Bruno Latour, c'est de dire que ça ne sert à rien de penser la politique sans le vivant. Et le coronavirus est merveilleux parce qu’on se rend compte comment des microbes, des bactéries entrent en politique, puisqu'on se retrouve à créer des nouvelles règles de vie commune à cause du vivant.
Dans votre album, les personnages font un voyage en Alaska. Pourquoi ?
En Occident, depuis Descartes et le postulat que tout n'est que loi mécanique, grand domino de causalités, on a tout désincarné, on a coupé tous les liens avec la nature. C'est ce qui a permis son immense exploitation. Et donc, si on veut créer du lien et de la relation avec la nature, il faut se tourner vers les collectifs indigènes.
Je me suis inspiré des travaux de Nastassjia Martin, pour ne pas raconter de bêtises sur ce collectif d'Indiens d'Alaska, que sont les Gwich'in. Nastassjia Martin explique qu'elle voulait faire une grande thèse sur l'animisme. Avant de se rendre sur place, elle avait lu d'autres anthropologues qui étaient allés en Alaska dans les années 40. En arrivant, c'est le choc total puisqu’en fait, ce qu'elle découvre ce n'est pas un peuple qui vit en forêt, encore connecté aux animaux, mais un peuple complètement fracassé par l’Occident. C’est aussi ce que raconte la BD formidable de Joe Sacco, Payer la terre, dans laquelle il montre comment les gens de cette génération ont été arrachés à la vie en forêt, placés de force dans des pensionnats catholiques, et comment ils se sont noyés dans l'alcool, et sont, pour certains devenus ultraviolents. Dans mon album, je ne rentre pas dans tous ces détails, mais j'ai gardé ces motifs-là à travers les deux personnages des voisins.
Et qu’a-t-on à apprendre des peuples autochtones justement ?
Il y a une métaphore que j’aime bien, en fait, c’est de dire qu’on est juste un castor un peu évolué. On n'est pas plus anti-naturels que le castor qui fait son barrage en bois, sauf qu’on a perdu toute espèce de code moral qui devrait nous imposer une forme de respect. Et c'est ça qu'on retrouve en retournant chez les collectifs indigènes, c'est que, quand on prélève, on remercie. Pour eux, c'est ancré très profondément. Quand ils tuent un caribou, il faut qu'ils l'honorent. Il y a un passage où j’en parle dans la BD. Quand ils tuent un caribou, ils utilisent absolument tous les restes. Et surtout, ils ne tuent pas "un" caribou, ils tuent “ce” caribou. Ils ont conscience que c'est un être vivant, comme eux. C'est ce qui a été complétement fracassé dans notre idée du “grand partage”.
"Pour nous, le monde est une immense réserve de matière inerte dans laquelle on puise. Je pense que c’est ça qu’il faut absolument changer."
Jérémie Moreauà franceinfo Culture
Comme l’explique Baptiste Morizot, ce qui nous maintient en vie n’est fabriqué que par des êtres vivants autres qu’humains et que s'ils ne sont plus là, on meurt par trois fois. En 40 secondes d'asphyxie, en 2 jours de soif, et en 3 semaines de nourriture. Il serait donc temps qu'on repense nos sociétés avec un peu de respect et de gratitude pour ceux qui nous font vivre.
Comment faites-vous pour traduire toutes ces idées très théoriques plutôt complexes en bandes dessinées ?
C'est vrai que je pars souvent de choses théoriques, et j'essaie de travailler ça pour le transformer en matière dramatique et narrative. J'essaie toujours le plus possible d'éviter les grands discours. Toutes ces théories dont je vous parle, et qui m'ont inspiré, elles sont écrites, elles existent déjà sous une certaine forme. Ce qui m'intéresse, c'est d'en faire autre chose, et quelque chose de plus accessible. Les livres théoriques s'adressent vraiment directement à l'intellect. Il n’y a pas des milliards de gens qui lisent de la philo. J'aime beaucoup le fait que la BD soit un art populaire. Avec la bande dessinée, je sais que je touche beaucoup plus de gens. Ce que je recherche, c'est d'arriver à traduire ces espèces d'épiphanies intellectuelles en ressentis.
Dans vos albums, il n'y a jamais de récit narratif, que des dialogues et des images, c'est voulu ?
Cela me fait plaisir que vous le releviez. C'est pour ça que je dis que c'est vraiment une traduction de pensée théorique en œuvre graphique. C'est un challenge que je m'impose à moi-même. C'est un vrai travail de trouver des stratégies pour passer par le dessin pour exprimer des choses. Pour transformer de la matière théorique en matière graphique, il faut trouver des idées et, donc je cherche des images métaphoriques, poétiques qui permettent de remplacer ça. Je savais que je voulais mettre en scène ce personnage en totale désorientation, en perte de repères. Et donc, j'étais très content quand j'ai trouvé cette idée métaphorique de le faire s'envoler dans le ciel, cette image d'un être humain qui flotte dans le ciel.
Vous composez ça un peu comme de la musique ?
Oui, il y a vraiment des histoires de rythmiques, de composition. Quand tout à coup paf, on prend une immense double page, j’imagine que dans un orchestre ce serait le moment où tous les cuivres partent en même temps. Il y a un truc comme ça. La dramaturgie ressemble à l’intensité d’une pièce musical. Il y a des moments où il faut qu'on soit plus doux et puis des moments où tout explose. Là, au climax du récit, le moment de l'incendie où il perd son frère, sa sœur, il y a une intensité très forte, puis l'apaisement avec ce moment où il arrive à réintégrer tout le décor en lui, à se repérer enfin. Tout ça ce sont des ruptures d’intensité, comme dans la musique.
L'album raconte des choses assez sombres, et pourtant il est très coloré, très lumineux, pourquoi ?
Ça m'intéresse d'aller essayer de tripatouiller un peu toutes les nouveautés. Et puis j'ai toujours eu à cœur de me remettre en question au niveau graphique, d'utiliser les codes du moment, de voir comment je peux me les réapproprier pour servir mon propos, mon univers. J'aime bien observer la mode, l'air du temps, et en ce moment on voit beaucoup de fluo. Et là, je trouvais que ça collait bien avec cette idée de perte de repères. C’est aussi une bande dessinée sur la perception, et il y a vraiment une espèce de délocalisation, de déterritorialisation, comme dirait Deleuze, de ces trois jeunes Parisiens ultra modernes, ultra connectés, qui sont projetés dans ce monde de l'Alaska.
"Ils arrivent avec leurs manteaux, leurs chaussures couleur fluo des années 90. Cela souligne cette espèce de déracinement, un peu comme des extraterrestres qui débarquent en forêt. Et puis j'ai vraiment utilisé le rose fluo comme un pattern graphique, qui me permet de représenter tous les moments d'effacement du réel."
Jérémie Moreauà franceinfo Culture
Tous les moments où Nathan va marcher dans la nature pour essayer de faire rentrer le milieu à l’intérieur de lui-même. J'aime beaucoup cette image : un organisme vivant, c'est un organisme clos qui vit dans un milieu et ce milieu rentre en lui et vient l'imprimer de l'intérieur. En retour, lui aussi va façonner ce milieu. Dans l’évolution, il y a vraiment cette espèce d'aller et retour entre l’extérieur et l’intérieur. Mais ce chauffeur Uber, c'est comme s'il avait coupé les entrées. Il n’y a plus rien qui rentre. Il est incapable de se situer, de localiser. Il va marcher pour faire rentrer les chemins, mais le décor ne rentre plus et donc il est obsédé par ça. Tous ces grands effacements, je les symbolise par cette couleur fluo qui revient constamment tout au long du livre.
Comment avez-vous fabriqué ces couleurs fluo, ou très saturées ?
Il y a un peu des prouesses de fabrication. Pour obtenir cet effet, on a remplacé le magenta de la quadrichromie classique. Le principe de la quadrichromie, c’est les trois couleurs, cyan, magenta, jaune, plus du noir. Ce qui se fait souvent, c'est qu’on rajoute une cinquième couleur, mais qui ne se mélange pas aux autres. Or là en fait, on a substitué le magenta classique par un magenta fluo, ce qui fait que le fluo se mélange à absolument toutes les couleurs, donc ça permet d'obtenir des violets hyper puissants, des oranges très forts aussi. C'est quelque chose qui existe depuis longtemps dans l'édition alternative, dans le fanzine. Depuis quelques années, il y a un mode d'impression qui s’est développé, la "risographie", mais c’est très compliqué à mettre en œuvre à grande échelle et c’est pour ça que c’est expérimenté plutôt dans le fanzine. Donc on a essayé d'obtenir les mêmes genres d'effet, mais avec d'autre techniques.
Est-ce que vos livres sont engagés, ou politiques ?
Je pense qu'il y a trois ans, j'aurais été terrorisé que vous me disiez que j'étais engagé, parce que pour moi, la politique ne signifiait pas grand-chose. Le premier qui m’a amené à l'écologie c’est Giono, et pas la politique. Parce qu'avant de découvrir cette pensée écologique, avec des penseurs comme Murray Bookchin, Bruno Latour, Baptiste Morizot, pour moi l'écologie, c'était les Verts. C'était donc un parti politique, et ce n'était pas intéressant. Mais avec ce courant de la pensée écologique, c’est une manière beaucoup plus profonde, plus philosophique d'aborder l'écologie. C'est la question de se penser différemment, et si on se pense différemment, il faut bien faire société différemment. Et donc, un peu par défaut je me retrouve propulsé dans de la politique.
Vos livres peuvent-ils changer le monde ?
Comme le dit Houellebecq, un livre n'a jamais changé l'histoire, mais ma mission du moment, on va dire, c'est d'amener un peu de beauté à travers l'art pour traiter des énormes changements, des énormes métamorphoses que le monde connaît. Je pense beaucoup aux jeunes quand j’écris. Je pense beaucoup aux jeunes générations pour qui le changement climatique est hyper angoissant, hyper présent. On entend beaucoup dans les discours des choses très pratiques, sur ce qu'on peut faire énergétiquement pour sauver les choses, mais moi ce qui m'intéresse, c'est de leur donner des œuvres qui proposent peut-être des choses plus profondes, plus philosophiques. Et ma deuxième mission, c’est de faire des histoires qui sortent en peu de l’humain. Partout, dans les histoires, on ne voit que de l'humain. Dans les séries sur Netflix que tout le monde regarde, il n'y a que de l'humain, avec des histoires de hiérarchie, de pouvoir, de romance...
Est-ce que c'est un album triste, pessimiste ?
Non, pour moi, c'est un album très joyeux. J'ai traversé toute une période quand j'étais ado et jeune adulte où j'adorais l’absurde, le nihilisme, les Idées noires de Franquin. Et puis j'ai fait complètement volte-face d'un seul coup, vers 25 ans. Je pense que le monde m'a paru tellement sombre que j'ai voulu faire le pari inverse. Je me suis dit, bon en fait on est là, on vit donc tant qu’à faire, on va essayer de trouver tout ce qui est beau, tout ce qui est puissant, tout ce qui donne envie de vivre.
"Il y a 4 ou 5 ans, la collapsologie m’a beaucoup attristé, m'a fait peur. Maintenant, j'ai l'impression d'avoir trouvé des manières optimistes de vivre cette crise grâce à mes lectures et finalement, je vois l'effondrement de ce système délétère comme une opportunité qui ouvre des possibilités géniales. Je vois ça comme une aubaine."
Jérémie Moreauà franceinfo Culture
C'est d'ailleurs à ça qu’invitent les pizzlys, ces trois espèces de bulles du monde contemporain occidental qui vont éclore en Alaska, et qui proposent un homme de demain, un homme "pizzly", capable de s'adapter aux grands changements. Pour moi, cet album, c'est le point de départ de quelque chose. C'est l'album de la prise de conscience. Et je pense que dans les prochains, je vais m'atteler à la question de comment on peut changer la société, comment on peut se penser différemment. C’est le début d’un vaste chantier...
"Les Pizzlys", de Jérémie Moreau (Delcourt, 200 pages, 29,95 €)
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