"Saccage" : l'apocalypse selon Frederik Peeters dans un album sans paroles
"Saccage" (Atrabile), le dernier album de Frederik Peeters est une déambulation dans un monde dévasté, raconté avec une suite de tableaux hallucinés d'autant plus hypnotiques et angoissants qu'ils ne sont accompagnés d'aucun mot. Avec "Saccage", Frederik Peeters ajoute un nouveau genre à la BD.
Pas un mot dans cet incroyable dernier album de l'auteur de Pilules bleues (Atrabile), ou de L'odeur des garçons affamés (Casterman), co-signé avec Loo Hui Phang. Saccage, au singulier, il faut plisser les yeux pour le lire le titre, seul mot du livre, absorbé par l'image. L'album de Frederik Peteers raconte avec une succession de tableaux, format à l'italienne, la déambulation d'un homme dans un monde plongé dans le chaos.
"J'ai tendance à échafauder des structures narratives autour d'une série de visions très claires et très fortes", explique l'auteur en préambule. Le personnage, jaune phosphorescent, jambes emmaillotées dans des bandelettes, est accompagné d'un double enfantin, transparent, "un enfant-eau qui est son reflet". L'homme fluo se déplace à vélo dans des paysages peuplés d'ombres inquiétantes, masques à gaz, cochons simiesques, animaux faméliques, monstres en tous genres, tentacules, ferraille, usines béantes, figures mythologiques ou modernes déformées surgissant peu à peu au fil du récit, d'abord discrètement, cachées dans les décors, et finissant par envahir tout l'espace (nos démons ?).
Une synthèse inquiétante de l'histoire
Guerres, catastrophes naturelles, accidents industriels, les personnages et les décors explosent, la nature, ciel, océan, se déchaînent. Le voyage se déroule dans des décors ravagés, où la préhistoire, le passé, le présent et le futur se percutent, comme si toute l'histoire du monde et de l'humanité se concentrait en un seul temps, en un seul lieu, autour de cet homme en proie à l'inquiétude, dont le corps et l'esprit se délitent. Une synthèse de l'histoire dont l'issue n'est pas riante. Une désolation.
Les pages de ce nouvel album de Frederik Peeters sont constellées de citations, de Bosch à Walt Disney. Les visions qui l'ont inspiré "se nourrissent de multiples chocs visuels, La Chute des Damnés de Rubens, les fresques du Campo Santo à Venise, un voyage en Afrique", explique le dessinateur, qui ajoute en fin d'album une riche liste de ses inspirations, piochées dans la peinture, la bande dessinée, le cinéma, la littérature, la photo… Qui sont autant d'hommages du dessinateur aux grands créateurs. Une histoire de l'art en forme de jeu de piste.
L'élevage en batterie, la guerre, la pollution, la communication virtuelle, la consommation à outrance… Frederik Peeters livre une critique acerbe du monde saccagé par les hommes, dans un album muet de paroles, mais ultra-chargé de sens.
Il y a l'envie confuse de dessiner ou de raconter ce qui m'apparaît de plus en plus nettement comme la grande destruction du monde, le grouillement frénétique des humains, l'effondrement du rêve sauvage, la grande mélancolie occidentale…
Frederik PeetersPréambule de Saccage
Dans un univers dessiné au stylo bille, hachures et aplats de couleurs ternaires, parfois rehaussés de lueurs éphémères, le personnage jaune phosporescent brille comme une lanterne au milieu du chaos. La bande dessinée avait le roman graphique, avec cet album, Frederik Peeters ajoute une forme nouvelle à ce 9e art qui ne cesse de se réinventer. Une forme qui laisse tout le pouvoir aux images, et que l'on pourrait baptiser "poème graphique".
Cet album, d'une très grande beauté, est à lire lentement, chaque page à scruter ou à contempler comme un tableau, l'absence de texte laissant au lecteur tout loisir de lire ou de se projeter comme il l'entend dans cette histoire hallucinée.
Saccage, Frederik Peeters
(Atrabile – 96 pages – 23 €)
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