"The Velvet Underground", une BD bien documentée revient sur le parcours tumultueux du groupe de Lou Reed et John Cale
De Jimi Hendrix à Oum Kalthoum ou Thelonious Monk, quelle légende de la musique n’a pas aujourd’hui sa BD ou son roman graphique ? En 2021, Prosperi Buri nous livrait déjà un portrait désopilant du Velvet Underground (Une histoire du Velvet Underground chez Dargaud). Même si l’on connait le parcours tumultueux de la créature de Lou Reed et John Cale dans ses grandes lignes, cela reste un plaisir de lire une nouvelle version de l’histoire d’un groupe qui a autant marqué son époque et influencé plusieurs générations de musiciens. Car, comme un biopic au cinéma, le regard n’est jamais le même.
Koren Shadmi, auteur et dessinateur de The Velvet Underground - Dans l'effervescence de la Warhol Factory, a une approche plutôt psychologique. Il sonde les failles et les motivations de ses personnages et met à nu les lignes de fracture qui fertiliseront la création. Il choisit d’ouvrir sa BD par les funérailles d’Andy Warhol en 1987. Manière de souligner le rôle que le père du pop art joua dans l’ascension du Velvet Underground, en les présentant comme un groupe novateur, partie prenante de ses recherches artistiques d’avant-garde et du bouillonnement de sa fameuse "Factory".
Deux âmes douloureuses
Il revient ensuite sur les jeunesses parallèles malmenées et douloureuses de Lou Reed et John Cale, le tandem moteur du Velvet, nés à une semaine d’intervalle en mars 1942, mais à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. À Long Island (États-Unis), Lou Reed, un littéraire que ses parents inquiets de son comportement marginal (homosexualité, drogue) penseront "réparer" en lui faisant subir des électrochocs à l’adolescence. De l’autre côté de l’Atlantique, au Pays de Galles, John Cale, abusé par l’organiste de l’église à l’âge de 12 ans, dont la dépression et la colère grandit à l’abri de ses recherches sonores expérimentales. La musique sera leur exutoire.
On suit la rencontre de ces deux âmes torturées à New York dans les années 1960, et comment leurs personnalités vont infuser dans le Velvet Underground, qu’ils fondent après quelques tâtonnements, baptisé en référence à un livre sur "la dépravation sexuelle". Un groupe anticonformiste à la noirceur assumée, emmené par un désir commun de choquer et de documenter la marge en paroles et en sons, avec "des portraits, des nouvelles, des expériences. Comme Last Exit to Brooklyn [le roman choc de Hubert Selby Jr paru en 1964] mais en chanson. Je veux que ça prenne aux tripes. Bam !", explique Lou Reed dans la BD. Andy Warhol leur imposera au micro sa nouvelle muse, la blonde chanteuse allemande Nico, quatrième personnage sur lequel se focalise la BD.
Un portrait sans complaisance
Bientôt, alors même que leur groupe continue à végéter, Lou et John se déchirent, se disputant le leadership comme les pires frères ennemis, en venant parfois aux mains. Lou défend le côté rock, John le côté expérimental. "Cette tension entre pop et avant-garde porte rapidement ses fruits", écrit l’auteur, qui montre les antagonismes et les contradictions à l’œuvre dans ce groupe et ce qu’elles ont permis de faire éclore et d'inventer.
Avec un trait classique capable de déployer une profusion de détails comme de favoriser l’épure, l’auteur privilégie les tons sourds crépusculaires et d’étonnants gris violacés. Un graphisme qui va comme un gant au groupe précurseur du punk, dont il croque adroitement les figures, Lou Reed ayant même de temps en temps de faux airs de Frankenstein.
Sans complaisance, Koren Shadmi ne fait d’ailleurs rien pour rendre ses personnages sympathiques. Lou Reed est particulièrement imbuvable : paranoïaque, éruptif, agressif, il l’est avec tout le monde, et particulièrement avec les femmes de son entourage, à commencer par Nico, qu’il martyrise verbalement en toutes occasions. "C’est ma façon de dire je t’aime", avouera-t-il, narquois, en retrouvant John Cale en 1987, des années après leur rupture.
Profusion d'anecdotes méconnues
L’auteur sait utiliser tous les détails qu’il a glanés en se documentant pour faire avancer finement le récit. Ponctué d’informations et d’anecdotes méconnues, son scénario est un régal de lecture. Par petites touches, il parvient à en dire long sur les uns et les autres, et même sur l’époque. Par exemple, Warhol appelait le tandem Lou et John "les sadiques audio". Moe Tucker, la batteuse du Velvet, était si peu à l'aise à la Factory de Warhol qu'elle avait l’habitude de se cacher dans un réduit à l’abri des regards, où Nico la trouve par hasard dans une scène poignante de la BD.
Autre détail réjouissant : en 1966, à Los Angeles, lorsqu’une journaliste recueille les impressions du public à la sortie d’un concert du Velvet (dans le cadre du show multimedia de Warhol baptisé Exploding Plastic Inevitable), le musicien David Crosby répond : "On a l’impression de manger du savon à la banane". La chanteuse Cher estime quant à elle qu’"ils ne remplaceront personne, à part peut-être le suicide". Une façon de nous rappeler que s’il est culte depuis des décennies, le Velvet Underground mit longtemps avant d’être apprécié.
"The Velvet Underground - Dans l'effervescence de la Warhol Factory" de Koren Shadmi, au scénario et au dessin (Édition La Boîte à Bulles, 26 euros) est sorti le 15 février 2024.
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