"C’est plus compliqué d’écrire un scénario qu’un roman" : du polar à la série télé, plongée dans l'univers impitoyable de l'adaptation avec Franck Thilliez et Bernard Minier
À l’occasion du festival "Médias en Seine" à la Maison de la Radio et de la Musique, deux romanciers et une directrice des programmes ont accepté de raconter les dessous des adaptations de romans policiers à la télévision, les défis et parfois les frustrations.
Troisième écrivain ayant vendu le plus de livres en France en 2021, Franck Thilliez est sans conteste, l’un des auteurs de polars préférés des Français. Son huitième roman publié en 2010, Le syndrome E, est sa première œuvre adaptée en série à la télévision et il est le co-scénariste de la série à succès Alex Hugo sur France 3.
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Le premier roman de Bernard Minier, Glacé a été inscrit par le Times dans son top 100 des meilleurs polars depuis 1945 et son adaptation s’est révélée être le meilleur lancement de fiction française sur M6 depuis 2010. Anne Holmes est la directrice des programmes de FranceTélévisions, responsable de la fiction. Tous trois ont répondu à l’invitation du festival Médias en Seine à la Maison de la Radio et de la Musique pour révéler les dessous des adaptations de polars à la TV.
Qu’est-ce qui rend un polar adaptable ?
"Un bon polar, c’est une belle histoire sous-tendue par une enquête, définit Anne Holmes, directrice des programmes et de la fiction sur France Télévisions. Le but, ce n’est jamais qui a tué mais de traiter des sujets qui peuvent paraître rédhibitoires seuls. Le héros est à la recherche d’une vérité. On peut s’identifier aux personnages, ils ont des failles, des fragilités. Ils ont chacun une manière très propre d'enquêter. Il y en a qui sont plus attentifs à l'humain, d'autres aux preuves, à l'ADN, certains choisissent de le faire avec humour, d'autres sont un peu moins solaires. Très souvent dans les polars de France Télévisions, c'est l'enquête qui est au service des personnages et pas les personnages qui sont au service de l'enquête".
Alex Hugo permet effectivement de traiter de sujets de société, confirme Franck Thilliez qui a adapté la série avec son complice Nico Tackian. Interprété par Samuel Le Bihan, Alex Hugo remporte un franc succès depuis la diffusion du premier épisode, La Mort et la Belle Vie, sur France 2 en 2014 avec 4,19 millions de téléspectateurs. Reprise depuis 2021 sur France3, la série en est à sa huitième saison et rassemble 5 à 6 millions de fans par épisode. Et le dernier inédit diffusé le 1er novembre En terre sauvage, a battu son record avec 6,18 millions de téléspectateurs, selon Médiamétrie, soit 27,8% de part d'audience. "À la base, c'est l'adaptation d'un petit roman américain qui s'appelait 'La Mort et la belle vie'", publié en 1981, raconte Franck Thilliez. C’est le premier et le seul roman du poète américain Richard F. Hugo qui est mort l’année suivante.
Trois à quatre épisodes sont proposés par saison et la neuvième est déjà commandée. "On nous aurait dit ‘on fait six épisodes par an’, on l'aurait fait, commente Anne Holmes. Mais on a des auteurs qui ne débitent pas de la copie, qui ont besoin de réfléchir", défend-elle. Sans parler de la disponibilité des comédiens. "Chaque 'Alex Hugo' est traité comme un unitaire" contrairement à des séries feuilletonnantes comme Glacé (M6) ou Syndrome E (TF1). Du coup, les épisodes marchent très bien aussi en rediffusion. "C'est important pour une économie de chaînes de pouvoir rediffuser nos fictions", souligne Anne Holmes. Et en effet, Alex Hugo cartonne aussi en rediffusion avec plus de 4,7 millions de fans par épisode.
Selon Franck Thilliez, "il y a deux éléments qui font le succès de Alex Hugo, c'est la montagne et les personnages. La montagne parce qu’elle n’est pas juste un décor. On la traite comme un vrai personnage qui va raconter la vie des gens, et permettre de traiter justement de sujets comme les migrants, les trafics qui peuvent passer par les montagnes, le réchauffement climatique, la nature et en ce moment, on est très sensible à ça. Donc il y a aussi une corrélation avec le monde dans lequel on vit. Et puis les personnages, on a envie de les retrouver."
Comment choisit-on quel récit adapter ?
"Entre la chaîne et l’auteur, il y a un monde fou", expose Anne Holmes. Son rôle à elle, en tant que responsable de la fiction, n’est pas d’être "force de proposition". "Je ne peux pas dire :’Tiens, j'ai envie de faire ce roman". Ce sont les producteurs qui viennent proposer les projets, ce qui est "extrêmement frustrant", reconnaît-elle.
Franck Thilliez, par exemple, vient d'adapter huit épisodes "quasiment écrits" de sa bande dessinée "mi-polar, mi-fantastique" pour ado La Brigade des cauchemars. Les adaptations intéressent parce que l’histoire existe déjà, explique-t-il. Le producteur intéressé bloque les droits chez l’éditeur. "Il pose une option qui est valable un an ou deux", précise Bernard Minier. Le producteur va ensuite démarcher les chaînes et les plateformes, poursuit Franck Thilliez. C’est un long processus. Or sa série coûte très cher "parce qu’il y a des effets spéciaux dans les cauchemars". Les chaînes ne disent jamais oui toute seules, elles demandent de venir avec des cofinanceurs. "Et en plus, les grilles ne sont pas extensibles". En fait, beaucoup d’adaptations n’arrivent pas au bout.
Mais une fois qu’on a dit oui, le "cauchemar" commence pour les auteurs, confirme Anne Holmes. Car les contraintes sont nombreuses. "La chaîne va dire : attention, ici, vous ne pouvez pas faire trop de violence parce qu'il y a l'Arcom qui va dire qu'on va être moins de seize ans, donc on ne dépèce pas cet enfant-là. Attention, cette scène d'amour, non, pas dans les cinq premières minutes. Non là, commencer dix minutes en nuit c'est un peu compliqué parce qu'on ne va pas voir.... Donc arrive le spectre de ce que malheureusement je représente, qui est d'adapter leur œuvre à un public, à un concept, à une antenne et à une ligne éditoriale. Là-dessus, c'est le producteur qui joue le rôle en disant : ‘sur le service public, on peut aller jusque-là, il y a un cahier des charges’".
"Ce sont des contraintes dont on a conscience, assure Franck Thilliez qui se livre facilement à l’exercice. Quand on écrit des romans, c'est la liberté absolue. Là, on est dans une espèce de sphère dont on ne doit pas sortir. Mais ça fonctionne". La contrainte financière est la plus difficile. "Dans un livre, évidemment, si on veut couler le 'Titanic', aucun problème. Si à la télé, on coule le 'Titanic' dès la première scène, la chaîne va nous tomber dessus. Quand on commence dans le métier, on n’en a pas conscience." Et puis "on n'est plus tout seul effectivement. Il y a un réalisateur, un producteur qui donne son avis, il y a la chaîne, donc on jongle avec tout ça". Les comédiens, aussi évidemment. Si Samuel Le Bihan ne "sent" pas le texte, difficile pour lui de se représenter ce que doit faire le Alex Hugo qu’il incarne. "Il y a des versions V1,V2, V3... Il faut beaucoup recommencer. On retombe un peu dans le milieu social, dans un univers où il y a des réunions, des gens autour de nous où on n'est plus tout seul. Et donc forcément, il faut écouter les avis des uns et des autres. C'est pour ça qu'en général les producteurs, n'aiment pas trop que les auteurs adaptent eux-mêmes leurs livres. Parce qu'un auteur est tellement attaché à son histoire que parfois il va dire : mais ce chapitre-là, il faut qu'on le retrouve alors que le chapitre n'a aucun sens à l'image en fait."
La différence, insiste Bernard Minier, c’est que quand on écrit le roman, "on est à la fois directeur du casting, décorateur, réalisateur, script et surtout producteur. On a un budget illimité, on fait tout ce qu'on veut. Et à la télé, quand on dit au producteur : ‘mais là, il y a un hélicoptère. Vous êtes sûr qu'il y aura un hélicoptère dans la série ?’ Qu'il répond : ‘il y en aura deux même’ et que, quand le truc est signé, finalement : ‘ben, il va prendre le train, ce sera mieux’, il y a toujours un peu de frustration bien entendu".
Qu’est-ce qui rend une adaptation difficile ?
Le défi de Alex Hugo c’était de transposer, en France à notre époque, un récit originel qui se déroulait dans les années 70-80 dans le Montana aux États-Unis, "une enquête policière volontairement très légère, quelque chose de très décalé avec un personnage principal qui n'est pas du tout enquêteur mais qui arrive quand même à résoudre des affaires, poète à ses heures perdues. Prendre un roman américain dans le passé avec des flics bien de là-bas, et le transposer en quelque chose de très français avec la montagne française, des personnages français, la police rurale est un vrai travail d’adaptation", souligne Franck Thilliez. Ça a donné cet enquêteur très "empathique" (surnommé La Tendresse) qui a quitté la violence de Marseille pour un village imaginaire perdu dans les montagnes, Lusagne.
Pour Bernard Minier, qui a adapté pour France 2 un téléfilm avec Zabou Breitman, Le Diable au cœur, "c’est plus compliqué d’écrire un scénario qu’un roman". Il n’apparaît d’ailleurs pas très fan de l’exercice, plébiscitant amusé, l’image de "vieux garçon, à qui on colle tout d'un coup, plein de monde". "Dans un roman, le personnage pense. Le lecteur peut connaître ses états d'âme, peut lire dans ses pensées. Ce n'est pas du tout le cas dans une série ou on le juge uniquement sur son comportement. Ça facilite un peu la vie du scénariste parce que, quand un personnage pense, si c'est le meurtrier, il ne peut pas être en train de penser au crime, sinon on sait déjà qui est le coupable. Donc il faut se débrouiller pour qu'il pense mais pas trop. C'est ce qu'on appelle un mensonge par omission. On le fait penser, mais pas au moment où il pense au crime, par exemple quand il prépare son café. À la télé, on a cette possibilité de montrer le coupable à un moment T puis à un moment T1, et entre le T et le T1, il a commis le crime, mais comme on ne l'a pas vu, on ne le saura pas avant la fin. Dans un roman, c'est beaucoup plus complexe. Il faut jouer avec les pensées du personnage, surtout si c'est le point de vue à la troisième personne. Il faut faire en sorte d'omettre certaines choses. Michel Bussi, en a très bien parlé dans son petit bouquin qui s'appelle ‘La fabrique du suspense’ ". Bernard Minier n’a pas du tout participé à l’adaptation de Glacé, son premier roman publié en 2011.
"Je n'avais pas envie de me mêler de cette aventure", confie-t-il. Acheté par Gaumont et finalement décliné sur M6, l’adaptation a été "compliquée", se souvient-il. D’abord parce que Pascal Chaumeil, le metteur en scène de L’Arnacœur, qui s’y était d’abord attelé, est mort. "M6 a passé le bébé à Laurent Herbier, qui est arrivé avec une deuxième équipe de scénaristes qui a voulu mettre sa patte. Donc il a détricoté le truc. Et en fait, on s'est un peu perdu en route", raconte l’auteur. S’il dit ne pas être déçu, il a quand même "des petites réserves sur le scénario". "Aujourd'hui, peut-être que j'aurais plus envie de m'en mêler", admet-il. "La lecture, c'est peut-être l'activité culturelle la plus participative qui soit. Quand un auteur écrit un livre, il ne peut pas tout mettre, décrire le personnage de pied en cap, le décor dans tous ses détails. Il y a plein de choses dont il laisse la responsabilité au lecteur. Le lecteur va s'approprier le livre, le faire sien. Et au fond, il y a autant de versions qu'il y a de lecteurs. Du coup, quand un réalisateur, des acteurs s'approprient le livre et en quelque sorte en font une chose qui est plus rigide, qui est fermée, qui est définitive, il y a toujours un moment donné où s'affrontent les visions. Il y a toujours une part de déception, c'est inévitable. C'est très rare les adaptations où vraiment les lecteurs se disent : Ah oui, ça, c'est complètement le livre. Je pourrais citer par exemple Le Silence des agneaux.".
L’auteur peut-il choisir les comédiens ?
Non, répondent à l’unisson les deux auteurs. "Tout ce qui est casting, ça appartient vraiment à la production", explique Franck Thilliez. En même temps, il assure n’avoir jamais quelqu’un en tête, que pour lui, ses personnages restent à jamais désincarnés même quand un acteur leur prête un visage. "De toute façon, qu’on dise oui ou non" au choix fait par la production, "ça ne changera rien", tranche-t-il. "Moi, je voyais Matthew McConaughey, mais il paraît que ce n'était pas possible", plaisante Bernard Minier qui avouera hors micro avoir d’abord songé à Julien Boisselier puis Jacques Gamblin pour incarner Martin Servaz dans Glacé, mais que Charles Berling lui va très bien.
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