Festival de Cannes 2023 : on a passé une journée avec l'équipe de "Goodbye Julia", premier film soudanais présenté sur la Croisette
"Do you know how to steam ?" ( Savez-vous comment on repasse ?). A peine franchie la porte de la suite 117 de l'hôtel Martinez, me voilà emportée dans le tourbillon pailleté de la Croisette côté coulisses. Un jeune homme cherche désespérément une experte du repassage : c'est Youssef Elbarodi, styliste de son état et gardien du bon déroulé des opérations jusqu'à la montée des marches. Il donne le ton dès la première seconde : on fait avec les moyens du bord et toutes les bonnes volontées sont mises à contribution.
Autour de ses deux protégées, les comédiennes Eiman Yousif et Siran Riak, maquilleuses, coiffeurs et attachés de presse s'affairent. C'est l'effervescence, tout juste reste-t-il un coin de la pièce pour installer à la va-vite la centrale vapeur réclamée par Youssef.
Le sang qui coule pour penser au Soudan
La robe-pantalon somptueuse qu'il s'agit de repasser a été spécialement confectionnée pour Eiman Yousif. Entre un trait de khol et un nuage de blush, l'actrice et chanteuse soudanaise prend le temps d'expliquer sa tenue blanche, couleur de la paix. Elle est ornée d'une broche rouge, "un coeur blessé me dit-elle, celui du Soudan, mon pays." Des fils de broderie carmin, cousus aux extrémités, symbolisent le sang qui coule. Le Soudan est à nouveau en guerre depuis le 15 avril, plus de 200 000 personnes ont quitté le pays, 700 000 autres ont été déplacées. Plus qu'une égérie d'une marque de luxe, l'actrice soudanaise préfère mettre sa notoriété au service d'un pays en pleine crise humanitaire.
Concentré, Mohamed Kordofani l'est aussi. Il attend patiemment ses deux actrices à la brasserie du rez-de-chaussé de l'hôtel. Costume noir et lunettes sombres, boucles gominées et démarche élégante. Seule une pochette de soie violette résiste discrètement à la sobriété de sa tenue. "I'm a little nervous", avoue-t-il quand même dans un sourire. On peut dire sans craindre de dramatiser qu'il joue sa vie. Cet ingénieur en aéronautique a tout plaqué il y a trois ans pour se consacrer à la réalisation de son premier film et s'investir dans le cinéma.
Un engagement pris à la chute du régime islamiste de Omar El-Bechir qui avait interdit le cinéma pendant 30 ans. A ses côtés, le producteur Amjad Abu Alala est lui aussi un artiste militant. Le réalisateur de Tu mourras à 20 ans, récompensé en 2020 d'un Lion d’Or du meilleur premier film à Venise, profite de sa récente popularité pour promouvoir et financer le cinéma soudanais. "Ça fait 30 ans qu’on attend, témoigne-t-il enthousiaste. On a des tas d’histoires à raconter sur cette partie du monde souvent négligée."
Les maux du Soudan
Parmi ces histoires à raconter, celle de Goodbye Julia fera date assurément. Le film se situe entre 2005 et 2010, une époque marquée par l'affrontement violent entre le Nord musulman et le Sud chrétien. Il y est question d'amitié et de culpabilité sur fond de violence et de racisme. Le pays sort d'une guerre civile de plus de 20 ans dans laquelle 2 millions de personnes ont péri. Le Sud Soudan est en passe d'obtenir son indépendance. C'est dans ce contexte dramatique que Mona, musulmane, et Julia, chrétienne, se rencontrent par accident.
Goodbye Julia n'est pas un récit politique, mais le destin de ces deux femmes est traversé par les maux du Soudan. Et en ce jour d'avant-première le voilà rattrapé par l'actualité. Une nouvelle guerre a éclaté le 15 avril dernier, un conflit entre deux généraux qui menace à nouveau la société civile.
L'heure tourne. La fébrilité est à son comble lorsqu'Eiman Yousif et Siran Riyak, rayonnantes, apparaissent dans le hall de l'hôtel, direction le tapis rouge de la salle Debussy, réservée à la sélection Un certain regard. La première était jusqu'ici comédienne de théâtre et chanteuse, la seconde, originaire du Sud-Soudan, mannequin. Elles ont beau présenter leur premier film à Cannes, on jurerait qu'elles sont des habituées de la Croisette tant elles maîtrisent l'exercice.
Coincé sous les bombes
Les visages souriants sur les photos promotionnelles ne disent pas la tristesse et les sentiments mélangés de l'équipe. Car l'un des acteurs principaux du film manque à l'appel. Nazar Goma n'a pu se joindre à l'aventure cannoise faute de visa pour quitter le Soudan. La tribune publiée dans Le Monde et la mobilisation de cinéastes français en faveur des artistes soudanais n'y a rien fait. Il est resté cloitré chez lui à Khartoum, sous les bombes. C'est donc à lui que Mohamed Kordofani rend hommage avant la projection, et pas seulement. "Je veux saluer aussi la résilience de ces gens qui depuis cinq ans manifestent dans les rues de Khartoum pour la paix et la justice, dit-il solennellement aux centaines de spectateurs présents à la projection. Ni la dictature, ni les tyrans ne viendront à bout de cette résilience."
Les larmes d'Eiman Yousef à l'issue de la projection et le visage grave de Mohamed Kordofani en disent long sur l'émotion de chacun. Le film bouleversant a sans aucun doute conquis le public cannois mais les images de Khartoum tournées fin 2022 ont brusquement rappelé au réalisateur à quoi ressemblait sa ville avant qu'elle ne soit à nouveau en proie aux combats. "Je regarde les réseaux sociaux tous les jours, confie-t-il, et je vois ma ville en feu. Elle brûle, elle s'effondre."
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