"Leurs films ont un air de famille" : Nakache et Toledano, le duo de réalisateurs qui transforme des sujets de société en comédies populaires
Inséparables. Depuis Je préfère qu'on reste amis (2005), Eric Toledano et Olivier Nakache ont gravi ensemble les échelons menant au sommet du cinéma français. Scénaristes et réalisateurs de tous leurs longs-métrages, ce binôme prolifique séduit les spectateurs avec des comédies grand public. Une année difficile, qui sort mercredi 18 octobre, plonge le trio Jonathan Cohen, Pio Marmaï et Noémie Merlant dans des thèmes très actuels : l'éco-anxiété, la surconsommation et le surendettement.
Les deux comédiens interprètent Bruno et Albert, criblés de dettes et en plein processus de désintoxication de leur surconsommation. Ils font la connaissance de Cactus (Noémie Merlant), militante écologiste qui va les embarquer dans sa cause. Voilà les deux compères adeptes des achats compulsifs obligés d'agir et de penser "responsable"... Alors que l'inflation grignote le pouvoir d'achat des Français, Eric Toledano et Olivier Nakache posent leur caméra en plein cœur de la société et poursuivent leur étude du genre humain, accrochés à leur credo : faire rire en évoquant des sujets sérieux et ancrés dans le présent.
Sur le plateau du Sens de la fête, Jean-Pierre Bacri les avait surnommés "les deux frères qui n'ont pas le même nom", rapporte Le Monde. "Ils sont amis depuis longtemps et sont sur la même longueur d'onde, ça doit accélérer leur travail", relève Jérémie Imbert, fondateur et directeur du festival CineComedies et coauteur du livre Les Comédies à la française : 250 films incontournables du cinéma comique français (éditions Fetjaine). Lorsqu'ils démarrent un nouveau projet, Eric Toledano et Olivier Nakache suivent une seule routine : s'enfermer dans leur bureau de Clichy-La-Garenne (Hauts-de-Seine) et se confronter à la page blanche. "On est très scolaires", décrit le premier, dans Le Figaro.
C'est ensemble qu'ils choisissent les thèmes abordés. Parfois en se replongeant dans leurs étés en colonies de vacances (Nos jours heureux, sorti en 2006) ou dans leurs rencontres passées, notamment avec Stéphane Benhamou, le directeur du Silence des Justes, et Daoud Tatou, le fondateur du Relais Île-de-France, deux associations accompagnant des personnes atteintes d'autisme (Hors normes, 2019). Parfois en se posant "des questions sur la vie en société, des interrogations humaines, politiques ou économiques", complète Thierry Laurentin, directeur des ventes France chez Gaumont, qui suit le duo depuis ses débuts. "Ils portent une attention particulière et répétée à ceux qui sont dans le besoin", ajoute-t-il. Cela donne des comédies sur la famille (Tellement proches, 2009), le handicap (Intouchables, 2011), les sans-papiers (Samba, 2014), ou, donc, l'avenir de la planète et les fins de mois compliquées (Une année difficile).
"Ils ont mixé leurs préoccupations sociales et citoyennes avec leur désir de produire un spectacle qui parle à toutes et à tous."
Thierry Laurentin, directeur des ventes France chez Gaumontà franceinfo
"Le point commun à tous nos films est cette volonté de créer des discussions. De parvenir à nous poser les bonnes questions, pas forcément à trouver les bonnes réponses", explique Eric Toledano dans le magazine Première. Et sans forcément le chercher, le duo parvient à capter "ce fameux air du temps", ajoute Olivier Nakache, toujours dans Première. "On est plus poreux à certains thèmes, qui peuvent d'ailleurs sur le papier entrer en contradiction avec notre envie de divertir", développe-t-il.
Pour écrire, le tandem observe, se documente. Pour Hors normes, les deux amis passent deux ans au sein des associations afin de peaufiner leur scénario. Pour Une année difficile, ils partent d'une "photographie de la société d'aujourd'hui", avance Eric Toledano à France 3 Auvergne-Rhône-Alpes. "Il y a une certaine violence dans la société, des gens qui s'opposent, avec une représentation de l'existence différente. On est partis de ce constat", précise-t-il. Intéressés par tout, sauf "par le foot", rigolent-ils dans Le Monde, "ils sont extrêmement amoureux du genre humain et sont à l'écoute des vibrations de la société", confirme Thierry Laurentin.
Cette humanité transparaît aussi dans l'émission de France 2 "Les Rencontres du Papotin", qu'ils produisent, dans laquelle des journalistes en situation de handicap interviewent des personnalités, d'Emmanuel Macron à Juliette Armanet. Elle est également visible dans chacun de leurs films. Mais si, comme les frères belges Jean-Pierre et Luc Dardenne ou le Britannique Ken Loach, ils s'intéressent à des sujets graves, eux veulent les traiter "sans se prendre au sérieux", note Thierry Laurentin. "Ce sont des auteurs qui n'ont pas renoncé au populaire, ni à la recherche du succès commercial. Leurs films traitent de groupes qui rencontrent des problèmes, avec une dimension sociale, souvent dramatique, mais le drame n'y est jamais définitif", théorise Olivier Alexandre, sociologue, chargé de recherche au Centre internet et société du CNRS. "Nous avons toujours été convaincus que l'on pouvait faire rire et faire réfléchir le public en abordant des thèmes qui n'ont rien de frivoles", explicite Olivier Nakache dans Les Echos.
Si dans leurs deux premiers films, Je préfère qu'on reste amis et Nos jours heureux, la comédie pure l'emportait sur la profondeur des thèmes, le duo a vite mis en images cette conviction. En 2009, Tellement proches se penche déjà sur les rapports familiaux, puis Intouchables entérine définitivement le virage social. Dans ce long-métrage, inspiré de la vie de Philippe Pozzo di Borgo, Omar Sy interprète Driss, un jeune de banlieue au chômage qui va devenir l'homme à tout faire d'un tétraplégique milliardaire, incarné par François Cluzet. "Ils ont joué sur tous les antagonismes, qui sont la base de la comédie : l'homme blanc et l'homme noir, le riche et le pauvre, le valide et l'homme en chaise roulante", étaye Jérémie Imbert.
Les scénaristes-dialoguistes-réalisateurs restent capables de faire rire sur une vanne ("Pas de bras, pas de chocolat") mais, au fil des années, leur propos prend de l'épaisseur. "Entre le premier film et les plus récents, il y a un air de famille, mais aussi une évolution ; les films racontent la même histoire, mais de manière plus grave, éclaire Olivier Alexandre, avec des personnages qui gagnent de l'âge et des responsabilités, confrontés à des problèmes qui, de film en film, deviennent plus importants."
"Ils ont précisé avec une acuité implacable leur propos. Je ne les imaginais pas rester à la surface des choses, faire seulement de la comédie pour de la comédie."
Thierry Laurentinà franceinfo
Guidés par leur amour de la comédie italienne des années 1970 qui savait rire de sujets lourds, ou citant régulièrement L'aventure, c'est l'aventure de Claude Lelouch (1972) ou les films de Claude Sautet, Eric Toledano et Olivier Nakache filment des confrontations. "Capables d'être humanistes et grinçants, ils peuvent aborder des thèmes universels mais en adoptant majoritairement des points de vue masculins", énumère Olivier Alexandre. Leurs films sont aussi "laïcs, tout en s'appuyant sur des multiples signes d'appartenance à des communautés religieuses", poursuit le sociologue. De ces antagonismes découlent des frictions qui se dénouent grâce à l'humour et à la colère. "Chez eux, tout passe par le groupe, qui porte en lui les pires bassesses avant de livrer sa poésie", résume-t-il.
Une "authenticité" taxée de "consensualité"
Hormis Je préfère qu'on reste amis et Tellement proches, tous les films du duo ont dépassé le million de spectateurs avec, évidemment, le carton Intouchables (plus de 19 millions de spectateurs en France). Illustration d'un certain savoir-faire et preuve que les cinéastes ont su séduire le public et le fidéliser. "Par leurs scénarios et leur écriture, ils le respectent, assure Jérémie Imbert. Jean Rochefort disait 'La comédie, ça se vouvoie', ça résume bien leur travail." Ce succès a pourtant pu avoir un effet grossissant pour certains thèmes évoqués au fil des longs-métrages.
Après plusieurs millions d'entrées, un film peut à lui seul devenir un sujet de société. "On pourrait croire que le film surfe sur un effet de mode et une actualité : les sans-papiers, le handicap, l'autisme, etc. C'est un effet de perspective de croire que le long-métrage colle à un sujet de société", nuance Olivier Alexandre.
"D'une certaine façon, c'est le film et son succès qui donnent une visibilité au thème traité."
Olivier Alexandre, sociologue au CNRSà franceinfo
Ainsi, Hors normes, projeté à l'Assemblée nationale, au Sénat et à l'Elysée, a sensibilisé le monde politique à l'autisme. "On a senti que le film avait une emprise parce que le sujet racontait quelque chose où il y avait une réponse politique à donner", retrace Eric Toledano sur France Inter dans l'émission "Par Jupiter".
Leur succès a aussi franchi les frontières françaises. "Ils sont parvenus à toucher, peut-être sans s'en rendre compte, des thèmes universels. Ils évoquent des collectifs et des organisations sous tension, sur le point de craquer", observe Olivier Alexandre. Avec toujours une force, la solidarité, qui permet de dépasser les différences de classe, de race ou de religion. "Leur authenticité fait miroir, on pense regarder leur film mais le film nous regarde et nous parle de nous", résume Thierry Laurentin. "Nos films portent sur le vivre-ensemble, ils n'écartent pas la souffrance. Mais pour faire des films sincères, il faut rester soi-même. On aime donner du bonheur aux gens", justifie le duo dans Le Monde.
Une approche qui a pu leur valoir des critiques, parfois virulentes. A l'époque d'Intouchables, Libération dénonçait "la dictature de l'émotion comme cache-misère de l'absence totale de pensée" de leur plus grand succès. Les Inrocks, eux, parlaient de Hors normes comme d'un "monument de consensualité douce-amère à la gloire de la cohésion". "Leur succès, ajouté à leur ambition de parler au plus grand nombre sur des sujets sérieux, traités habituellement de manière plus grave, font qu'ils n'ont pas forcément les faveurs de la presse la plus radicale, qui a toujours été méprisante", défend Thierry Laurentin.
Le duo, lui, continue de tracer son sillon et d'aller à la rencontre de son public. Pour accompagner Une année difficile, ils ont présenté pendant des mois leur film dans plus de 130 salles de France. Une habitude installée dès leur premier long-métrage sous l'impulsion de Thierry Laurentin. "On a rencontré des milliers de personnes, on a vécu des rencontres insolites, parfois surprenantes. Tout cela nourrit l'inspiration, conclut le dirigeant de Gaumont. Ce sont souvent ces expériences particulières, leur curiosité et leur ouverture d'esprit qui les mettent en adéquation profonde avec le genre humain."
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