"On est des outsiders face aux mastodontes" : comment l'équipe d'"Anatomie d'une chute" a fait campagne pour les Oscars 2024

Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Le film "Anatomie d'un chute" de Justine Triet est nommé dans cinq catégorie aux Oscars. La cérémonie se déroule dans la nuit de dimanche à lundi 11 mars 2024. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)
Le film de Justine Triet fait face à des superproductions hollywoodiennes comme "Oppenheimer" ou "Killers of the Flower Moon". Pour espérer l'emporter dimanche soir, "il fallait trouver un axe pour faire parler du film chaque jour", confie le producteur David Thion. Interviews, cocktails, goodies... Le lobbying n'a pas cessé pour transformer la Palme d'or en "sérieux challenger".

Certains en perdraient leur latin, Justine Triet en a perdu son anglais. Lorsqu'elle découvre les nominations aux Oscars le 23 janvier, la réalisatrice d'Anatomie d'une chute a "eu un bug émotionnel", comme elle le raconte à BFMTV. Dans les bureaux de la société Les Films de Pierre, qui a produit son long-métrage, elle s'interroge lorsqu'elle voit la catégorie "Best Picture" s'afficher sur l'écran de l'ordinateur : "C'est quoi ? Ça veut dire quoi ?" Déjà sacrée Palme d'or au Festival de Cannes en 2023, Anatomie d'une chute est nommé dans la catégorie meilleur film aux Oscars 2024 face à des superproductions hollywoodiennes comme Oppenheimer, Barbie ou encore Killers of the Flower Moon.

Quelques semaines plus tard, Justine Triet et l'équipe du film sont à Los Angeles, où se tient la 96e cérémonie des Oscars dimanche 10 mars. C'est l'épilogue d'un marathon pour le film nommé dans cinq catégories, dont meilleur long-métrage donc, mais aussi meilleure réalisation, meilleure actrice, meilleur scénario original et meilleur montage. "C'est l'équivalent d'une campagne électorale, cela ne s'est pas arrêté", raconte David Thion, l'un des producteurs. Pendant des mois, la réalisatrice et les autres membres de la production se sont pliés aux obligations médiatiques pour promouvoir le film et convaincre le maximum de votants parmi les quelque 10 000 membres de l'Académie des Oscars.

Neon pour briller à Hollywood

Mais avant de se terminer sur le tapis rouge du Dolby Theatre, l'aventure a débuté sous le soleil cannois. C'est lors de la 76e édition du festival, où Anatomie d'une chute est en compétition, que Neon, un distributeur indépendant américain, acquiert les droits du film. "Il y a eu une négociation avec notre vendeur MK2, retrace David Thion. Tout se joue sur quelques jours et tout est signé avec Neon avant l'obtention de la Palme d'or." Neon l'emporte face "à d'autres distributeurs", parce que la société "fait partie du top 3 des distributeurs aux Etats-Unis, qu'il a un savoir-faire et la surface financière pour faire campagne", argumente le producteur. Neon, un nom qui résonne aux oreilles des cinéphiles, puisqu'il a notamment mené la campagne des Oscars victorieuse de Parasite, de Bong Joon-ho, qui est reparti les bras chargés de quatre statuettes en 2020 (meilleur film, meilleur film international, meilleur réalisateur, meilleur scénario), après avoir remporté la Palme d'or à Cannes.

"On considérait que cette société était la mieux placée pour défendre ce film durant sa carrière outre-Atlantique et pour l’accompagner dans la course aux récompenses."

David Thion, producteur d'"Anatomie d'une chute"

à franceinfo

Le choix du distributeur sur le sol américain est primordial pour espérer briller lors de la saison des récompenses. "Pour Anatomie d'une chute, l'important est de savoir combien Neon a de films en lice aux Oscars", commente le réalisateur Christian Carion, nommé à l'Oscar du meilleur film international pour Joyeux Noël, en 2006. Sur ce point, Justine Triet et son équipe ont été rassurées : Neon distribue également Perfect Days, de Wim Wenders, et Robot Dreams, un film d'animation de Pablo Berger. "Nous n'étions pas dans les mêmes catégories, confirme David Thion. Anatomie d'une chute est sans doute leur film le plus important pour cette édition."

Une campagne qui a du chien

L'engagement de Neon s'est manifesté, en septembre, lors de l'annonce du film choisi par la France dans la catégorie du meilleur film international. La Passion de Dodin Bouffant a été préféré à la Palme d'or. "On est déçu et abattu", se souvient David Thion. Mais le distributeur américain "a une réaction d'orgueil salutaire" et soutient qu'"il va faire exister le film dans d'autres catégories". Neon publie un message sur les réseaux sociaux qui rappelle que le long-métrage est éligible dans d'autres catégories : "meilleur film, meilleure réalisation, meilleure actrice et meilleur scénario original... Mais pas meilleur chien malheureusement". Rien n'est perdu.

La sortie du film sur le territoire américain, mi-octobre, et l'annonce des nominations aux Oscars, fin janvier, ont accéléré la promotion. "Au départ, nous sommes des outsiders face aux mastodontes. L'objectif a été qu'on devienne un sérieux challenger", résume David Thion. Pour cela, Neon, comme les autres distributeurs américains, font la démonstration de leur savoir-faire. "C'est la bataille des goodies et des cadeaux, la domination de la communication... Tout ce processus surprend toujours, vu de France, parce que ça n'existe pas chez nous", reconnaît Laurent Sénéchal, le monteur d'Anatomie d'une chute, nommé à l'Oscar du meilleur montage.

"Il ne faut pas porter un jugement moral. Les Oscars nécessitent une existence médiatique si on n’est pas identifié."

Laurent Sénéchal, monteur d'"Anatomie d'une chute"

à franceinfo

Pour exister face à la pléiade de stars hollywoodiennes en lice, Neon a utilisé toutes les ressources à sa disposition : "le thriller hitchcockien, le 'storytelling' du couple formé par Justine Triet et Arthur Harari qui ont écrit le film ensemble", déroule David Thion. Le casting a également été mis en avant : Sandra Hüller, Milo Machado-Graner ou encore Swann Arlaud, "l'avocat le plus sexy des Alpes françaises", comme l'a décrit Justine Triet lors de son discours de remerciement aux Golden Globes, préambule aux Oscars où le film a remporté deux prix. Même le chien, Messi, qui joue Snoop, a eu son heure de gloire, multipliant les photos sur le tapis rouge du déjeuner des nommés aux Oscars.

"C'est hallucinant, sourit Laurent Sénéchal. Le public avait une passion pour lui. Ça aurait été idiot de ne pas utiliser cette cartouche." Mais la popularité du border collie aux yeux bleus au déjeuner des nommés n'a pas plu à tout le monde puisque selon The Hollywood Reporter, "plusieurs sociétés ayant des films nominés se sont plaintes à l'Académie que lui permettre d'assister à l'événement donnait à Anatomie d’une chute un avantage pendant la fenêtre de vote". "Il fallait trouver un axe pour faire parler du film chaque jour, parfois de manière ludique, et maintenir sa médiatisation", résume David Thion, qui salue l'ouverture d'esprit de Neon, réceptif à leurs idées.

La bataille de Los Angeles

Ce lobbying intensif, peu de films français en ont fait l'expérience. Le producteur de Joyeux Noël, Christophe Rossignon, se souvient de la "méthode minimale" utilisée par Sony Pictures Classics qui avait distribué le film. "On a fait des déjeuners avec des votants, un peu de publicité. La nomination [pour l'Oscar du meilleur film international], c'était déjà énorme. Ce n'est pas comparable avec The Artist et Anatomie d'une chute qui sont nommés dans d'autres catégories." The Artist, en 2012, était nommé dix fois aux Oscars. Derrière sa campagne victorieuse et couronnée par cinq Oscars dont meilleur film et meilleure réalisation, une société, Miramax, et un homme, Harvey Weinstein. 

Avant d'être condamné deux fois, pour des viols et des agressions sexuelles, Harvey Weinstein était passé maître dans l'art de faire triompher un film aux Oscars. "Il était plus abrupt pour faire campagne, il dépensait beaucoup d'argent, il pouvait être redoutable", témoigne Christophe Rossignon. Le réalisateur Michel Hazanavicius avait raconté au Monde qu'il s'était considéré "comme un soldat de la Weinstein Company". "J'avais une attachée de presse à mes côtés qui me pinçait le coude pour me dire si telle personne votait pour les Oscars ou pas", se souvient Bérénice Béjo, nommée pour l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle. "Quand elle votait, je draguais."

Justine Triet, elle, a dû se plier aux exigences de Neon : cours d'anglais, attachée de presse et manager dédiés. Elle s'est rendue une dizaine de fois aux Etats-Unis, mais a refusé de s'y installer, comme Neon lui avait proposé. "C'était inenvisageable pour elle, car ses enfants sont scolarisés en France. On a donc réduit le nombre d'événements qu'elle aurait pu faire, mais quand elle est sur place, le temps est rentabilisé", détaille David Thion.

"Tom Quinn, le patron de Neon, l’a prévenue lors de notre premier entretien : 'Justine, ça va être très intense, on va beaucoup vous solliciter, mais il faudra nous dire stop quand vous aurez le sentiment que c’est trop.'"

David Thion, producteur d'"Anatomie d'une chute"

à franceinfo

Un équilibre a été trouvé et l'équipe s'est donc pliée au jeu des questions-réponses, des cocktails, des rencontres, des projections, des cérémonies et des récompenses : "90 à ce jour", note le producteur. Elle a dû encaisser les jetlags, les voyages en avion, passant de Paris à New York ou Los Angeles, mais aussi en Europe, puisque 25 à 30% des 10 000 votants ne sont pas établis aux Etats-Unis.

La réalisatrice Justine Triet lors de l'enregistrement d'une émission pour le réseau Sirius XM après le déjeuner des nommés aux Oscars, le 12 février 2024, à Los Angeles. (RODIN ECKENROTH / GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

La vie privée est un peu mise de côté durant cette période exceptionnelle. Laurent Sénéchal peut en témoigner. Depuis Paris, le monteur a multiplié les "visios" avec la presse spécialisée américaine entre 22 heures et minuit. "J'ai donné ces disponibilités, car ça me permet de travailler la journée et d'avoir tout de même une vie de famille et de voir mes enfants. Mais ma compagne commençait à en avoir marre", sourit-il. Pour ce monteur, "qui a l'habitude d'être un peu planqué, tout ça a été un peu stressant, ce sont des entretiens d'une vingtaine de minutes, en anglais, ça demande une concentration particulière".

Une statuette ou des cacahuètes

Après des semaines à répondre aux questions des magazines spécialisés, mais aussi du New York Times et du Washington Post, l'équipe a pu souffler, la campagne ayant pris fin le 27 février, jour de clôture des votes pour les Oscars. Le film, lui, a continué à collectionner les récompenses majeures : six César à Paris, un Bafta du meilleur scénario original à Londres. Justine Triet et Arthur Harari se sont envolés pour Los Angeles au lendemain de leur triomphe sur la scène de L'Olympia. Laurent Sénéchal, lui aussi, a passé les deux dernières semaines en Californie. "C'est trop inattendu, exceptionnel et intéressant pour ne pas y aller. Je voulais vivre ça", raconte-t-il. Sa compagne l'a rejoint également pour assister aux Oscars.

Cette période a "de grandes chances de rester unique pour chacun d'entre nous", observe David Thion. Près de vingt ans après, Christian Carion, le réalisateur de Joyeux Noël, n'a pas oublié la soirée des Oscars, les coupures publicitaires pour aller aux toilettes "où on se retrouve à faire la queue à côté de Nicole Kidman". Il en avait profité pour discuter avec Steven Spielberg, reparti bredouille malgré cinq nominations pour Munich. "Il m'a demandé pour quel film j'étais nommé, m'a dit qu'il était là pour cinq Oscars, qu'il n'a rien eu, que j'étais là pour un Oscar, que je n'ai rien eu, mais que tout va bien. Ça m'a fait un bien fou et m'a fait prendre définitivement conscience, qu'être là, c'était déjà quelque chose de formidable."

Justine Triet pose avec l'actrice Ayo Edebiri, star de la série "The Bear", lors des Golden Globe, le 7 janvier 2024, à Los Angeles. (GREGG DEGUIRE/ GETTY IMAGES NORTH AMERICA)

Croiser le gratin hollywoodien restera un souvenir fort pour l'équipe d'Anatomie d'une chute. "Arthur Harari a pu parler pendant une heure avec Steven Spielberg lors du déjeuner des nommés aux Oscars, la rencontre entre Justine Triet et le réalisateur Ari Aster aussi a été marquante. Margot Robbie a voulu la voir pour lui proposer un projet", se remémore David Thion.

"On a vécu les choses à fond sans trop s'attendre à quoi que ce soit, même si on y croit de plus en plus."

David Thion, producteur

à franceinfo

Lors d'un dernier entretien à Los Angeles avec Canal+, la réalisatrice n'a pas dit autre chose. Elle aussi s'est prise à rêver d'un Oscar : "Maintenant, j'aimerais pouvoir toucher du doigt ou presque (...) approcher cet homme nu d'un peu plus près."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.