Affaire Matzneff : quand une poignée d'intellectuels défendait la pédophilie "au nom de la liberté absolue"
L'écrivain Gabriel Matzneff a longtemps fait l'apologie des relations sexuelles avec des mineurs, avec le soutien minoritaire d'intellectuels et d'une partie de la presse.
"Ce n'était pourtant pas très difficile de savoir qui était Matzneff à l'époque." Vanessa Springora dénonce ainsi, dans une interview au Parisien, le soutien dont bénéficiait l'écrivain Gabriel Matzneff, dans les années 1970 et 1980. L'auteur quinquagénaire entretient alors une liaison avec la jeune fille, âgée de 14 ans. Une relation sous emprise que l'éditrice raconte dans Le Consentement (éd. Grasset), paru jeudi. "Après avoir analysé l'ouvrage", le parquet de Paris a annoncé vendredi 3 janvier l'ouverture d'une enquête pour "viols commis sur la personne d'un mineur de 15 ans".
Vanessa Springora, aujourd'hui 47 ans, dénonce chez l'écrivain "une pathologie que l'on a maquillée sous les atours de la littérature". "C'est cet aveuglement-là qu'il faut interroger collectivement : pourquoi n'a-t-on rien fait pendant toutes ces années ?" Gabriel Matzneff a toujours revendiqué son attirance pour les mineurs et sa pratique du tourisme sexuel en Asie. "Lorsque vous avez tenu dans vos bras, baisé, caressé, possédé un garçon de 13 ans, une fille de 15 ans, tout le reste vous paraît fade, lourd, insipide", écrit-il dans Les Moins de seize ans, en 1974. Dans Le Monde, le critique littéraire Roland Jaccard encense l'essai de ce "vilain monsieur" et lui passe "ces aveux aussi scabreux que courageux".
Un soutien "minoritaire" dans le sillage de Mai 68
En 1974, la loi française considère pourtant déjà qu'un mineur n'est pas en mesure de consentir librement à une relation sexuelle avec une personne majeure. La majorité sexuelle est fixée à 15 ans pour une relation hétérosexuelle et 18 ans pour une relation homosexuelle. La pédophilie "bénéficie d'un soutien très minoritaire dans l'opinion" publique, note le psychiatre Romain Pages dans sa thèse présentée en 2018 et intitulée "La pédophilie : médicalisation d'un désir interdit".
Cela n'empêche pas un mouvement pro-pédophilie, présent en Europe du Nord dès les années 1960, de se diffuser en France, dans le sillage des revendications de Mai 68. "Les gens ont envie de plus en plus de liberté sexuelle", analyse Virginie Girod, docteure en histoire, spécialiste de l'histoire des femmes et de la sexualité, interrogée par franceinfo. "C'est l'explosion d'un phénomène, jusque-là caché, qui bouillonnait depuis longtemps. On veut en finir avec ce vernis d'hypocrisie." Les slogans "interdit d'interdire" et "jouir sans entraves" illustrent la révolution sexuelle à l'œuvre. Anne-Claude Ambroise-Rendu, professeure d'histoire contemporaine et auteure d'Histoire de la pédophilie : XIXe-XXe siècles (éd. Fayard), explique :
Tout est remis à plat : les rapports sociaux entre les sexes, les générations, la sexualité.
Anne-Claude Ambroise-Renduà franceinfo
Dans ce contexte de levée des tabous, une frange de l'intelligentsia parisienne se demande "si on peut faire l'amour librement avec tout le monde, alors pourquoi pas avec des enfants ?". "Des intellectuels défendent cette vision, au nom de la liberté absolue", résume Virginie Girod. Le photographe David Hamilton (plus tard accusé de viols sur mineurs) publie en 1973 un recueil de clichés avec de très jeunes modèles, tandis que la photographe Irina Ionesco réalise des portraits érotiques de sa fille Eva, âgée de 4 ans, rappelle Le Monde.
Des articles "au nom de la libération des mœurs"
Une partie de la presse porteuse des valeurs de Mai 68 se fait aussi le relais de ces idées. Libération ouvre ses pages aux figures de proue du mouvement (Gabriel Matzneff, mais aussi l'écrivain Tony Duvert et le philosophe René Schérer) "au nom de la libération des mœurs, du droit à la différence des 'amours minoritaires'", raconte Anne-Claude Ambroise-Rendu, dans la revue Le Temps des médias. Pour le quotidien né de 1968, "s'autocensurer aurait été un contresens, car il militait pour une liberté totale", souligne l'historienne, auprès de franceinfo. Le journaliste Sorj Chalandon revient, en 2001, sur le soutien de Libération à ce mouvement pro-pédophilie. Il y décrit l'esprit qui animait la rédaction, dans les années 1970.
L'interdiction, n'importe laquelle, est ressentie comme appartenant au vieux monde, à celui des aigris, des oppresseurs, des milices patronales, des policiers matraqueurs, des corrompus.
Sorj Chalandondans "Libération"
Libération diffuse "des annonces pour des rencontres avec des mineurs de 12 à 18 ans", rappelle encore Anne-Claude Ambroise-Rendu. On peut lire dans ces pages ce message d'un homme qui se déclare pédophile : "Je ne continuerai à jouir qu'avec des impubères, si tel est mon plaisir." En juin 1981, le journal publie l'interview d'un autre pédophile, qui décrit un acte sexuel avec une fillette de 5 ans. L'article, titré "câlins enfantins", est "terrible, illisible, glaçant", condamne Sorj Chalandon.
"Si une fille de 13 ans a droit à la pilule, c'est pour quoi faire ?"
Le Monde se livre aussi, dans une moindre mesure, à la défense du mouvement pro-pédophilie. En janvier 1977, le quotidien relaie un texte de soutien à trois hommes poursuivis pour des relations sexuelles avec des jeunes de 13 et 14 ans. "Si une fille de 13 ans a droit à la pilule, c'est pour quoi faire ?", s'interrogent les signataires. Et d'ajouter : "Trois ans de prison [préventive] pour des caresses et des baisers, cela suffit." La tribune, rédigée par Gabriel Matzneff, "ne laisse aucune place à l'ambiguïté", note Sorj Chalandon. Elle est signée par 69 personnalités et membres du milieu médical, dont Roland Barthes, Louis Aragon, Simone de Beauvoir, Jack Lang ou encore André Glucksmann. Gabriel Matzneff n'essuie que de "rares refus", de Marguerite Duras et de Michel Foucault, notamment.
Le Monde publie une seconde tribune, en mai 1977. Celle-ci réclame l'abrogation des lois réprimant les relations sexuelles entre adultes et mineurs et dresse un parallèle avec l'interdiction de l'adultère et l'IVG. En 1981, l'éditeur de Gabriel Matzneff, Philippe Sollers, l'encense dans les colonnes du même journal, le qualifiant de "héros" et de "libertin métaphysique". "C'est surtout dans la rubrique littéraire que la parole est donnée aux défenseurs de la pédophilie", constate Anne-Claude Ambroise-Rendu. "C'est toujours au nom de la liberté" que ce discours est tenu, insiste l'historienne.
Le sujet entre "dans l'espace public"
Gabriel Matzneff tient en outre une chronique hebdomadaire dans Le Monde, de 1977 à 1982. Le journal met un terme à cette collaboration lorsque l'écrivain est accusé de pédophilie dans l'affaire du Coral, un centre éducatif du Gard (affaire dans laquelle il sera blanchi par les enquêteurs).
Le regard de la société sur la pédophilie évolue peu à peu. "La télévision entre dans la réalité de cette criminalité sexuelle, analyse Anne-Claude Ambroise-Rendu. Le sujet [de la pédophilie] bascule dans l'espace public." L'émission "Les Dossiers de l'écran", sur Antenne 2, aborde le sujet de l'inceste en 1986. Quatre ans plus tard, Gabriel Matzneff est invité sur le plateau d'"Apostrophes", l'émission littéraire de Bernard Pivot. La romancière québécoise Denise Bombardier n'hésite pas à le comparer à ces "vieux messieurs" qui attirent les enfants avec des bonbons, alors que personne n'ose encore remettre en cause "l'écrivain sulfureux".
Cette intervention vaut à Denise Bombardier de violentes critiques du monde littéraire. "Connasse !", rétorque Philippe Sollers, quelques jours plus tard, sur France 3. La journaliste du Monde Josyane Savigneau renchérit : "Découvrir, en 1990, que des jeunes filles de 15 et 16 ans font l'amour avec un homme qui a trente ans de plus, la belle affaire !"
"Le basculement des mentalités n'est pas achevé"
Au tournant du XXIe siècle, l'affaire Marc Dutroux change profondément le regard de la société sur la pédophilie. L'opinion publique découvre avec horreur les crimes commis par ce Belge, arrêté pour avoir séquestré et violé six jeunes filles, dont quatre sont mortes. "On se rend alors compte qu'il y a des personnes capables de kidnapper, séquestrer, violer et tuer des enfants", estime Virginie Girod.
On n'est plus dans l'image de la séduction, on est dans le 'serial killer'.
Virginie Girodà franceinfo
Le terme de "pédophilie" entre dans le langage courant et, avec lui, sa condamnation systématique. Si bien que le mot "pédocriminalité" tend à s'imposer. Plus aucun média grand public ne défend le droit d'avoir des relations sexuelles avec des enfants. L'actuel directeur de la publication de Libération, Laurent Joffrin, condamne d'ailleurs, dans un récent édito, l'"apologie intermittente de la pédophilie" et concède que son journal "a mis un certain temps à [la] bannir".
"Le basculement des mentalités n'est pas totalement achevé", relève toutefois Anne-Claude Ambroise-Rendu. Gabriel Matzneff a remporté en 2013 le prix Renaudot de l'essai, dans l'indifférence. Mais, deux ans après le mouvement #MeToo et quelques semaines après le récit de l'actrice Adèle Haenel, l'histoire de Vanessa Springora trouve un écho certain. Les temps ont changé. Pas Gabriel Matzneff. Dans une lettre à L'Express, il assure encore que sa relation à l'adolescente relevait de "l'amour fou" et ne fait aucun mea-culpa.
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