"Aujourd'hui, les Américains ont besoin de Superman à la Maison Blanche" : entretien avec Thomas Snégaroff, auteur d'un livre sur les présidents américains

À quelques jours d'un scrutin présidentiel extrêmement serré entre le républicain Donald Trump et la démocrate Kamala Harris, l'ouvrage de Thomas Snégaroff sur l'utilisation de la vie privée et de l'intimité des présidents dans la communication politique outre-Atlantique depuis une centaine d'années éclaire la campagne actuelle, et c'est passionnant. Interview.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le journaliste et historien spécialiste des États-Unis contemporains, Thomas Snégaroff, présente son dernier livre "Dans l'intimité des présidents américains", à Nancy, le 24 septembre 2024. (ALEXANDRE MARCHI / MAXPPP)

"Faisant appel à l'émotion plus qu'à la raison", l'intime est progressivement devenu au XXe siècle "une pièce maîtresse de l'accès au pouvoir et de son exercice aux États-Unis", écrit Thomas Snégaroff, journaliste et historien spécialiste des États-Unis contemporains. Il détaille son propos dans un livre richement illustré, Dans l'intimité des présidents américains, qui dresse le portrait de vingt d'entre eux.

Thomas Snégaroff a accepté de nous donner son sentiment sur les enjeux d'image qui se jouent actuellement entre la démocrate Kamala Harris et le républicain Donald Trump, au coude-à-coude dans les sondages, en vue de l'élection du 5 novembre 2024.

Franceinfo Culture : Dans votre livre, vous montrez que l'intime est devenu progressivement au XXe siècle une clé de l'accès à la fonction suprême aux États-Unis. Comment s'est opéré ce glissement ?

Thomas Snégaroff : Le départ, c'est l'arrivée de la presse populaire au début du XXe siècle, cette presse très grand public qui va de pair avec la photographie, cruciale pour véhiculer une certaine image de la vie privée. Cela va booster l'usage de l'intimité dans la vie politique, avant la télévision.

À ce moment-là, les présidents sentent que parler directement aux Américains devient possible. Alors, on peut leur parler de programme, mais on peut aussi leur parler de soi-même pour dire aux Américains à quel point on leur ressemble.

Vous montrez que les publicitaires à la Mad Men se mettent à coacher les présidents dès les années 1920.

Oui, les communicants débarquent dans les années 1920, et ils vont commencer à vendre les hommes politiques comme des savonnettes. Pour Calvin Coolidge (2 août 1923-4 mars 1929), ils ont beaucoup mis en avant sa femme Grace, par exemple, toujours pimpante, bien habillée. Des stars de Hollywood font aussi leur arrivée durant les campagnes électorales.

À ce moment-là, on commence à mettre en avant des valeurs ; des valeurs de courage, de virilité, d'empathie, des valeurs aussi d'humilité. Et le meilleur moyen de mettre en avant ces valeurs sur lesquelles les Américains vont se déterminer, ce n'est pas tellement d'évoquer un programme politique.

"Le plus efficace et le plus direct [pour mettre en avant ses valeurs comme candidat], c'est de parler de sa vie privée."

Thomas Snégaroff

à franceinfo culture

Et ça, les communicants y veillent. Jusqu'aux années 1970, ils ont la main complète pour mettre en avant la vie privée sans craindre que les journalistes viennent gratter la vérité. Il faudra attendre les années 1980 pour qu'on commence à avoir plus de communicants que de conseillers politiques lors des campagnes.

Dans ce processus de dévoilement, qui est aussi une construction, vous montrez qu'il y a également beaucoup d'intimité cachée. Notamment au plan de la santé, comme Franklin Roosevelt qui a fait croire qu'il était guéri de la poliomyélite ou John F. Kennedy qui cachait sa maladie d'Addison. Ce type de mensonge serait-il encore possible aujourd'hui ?

Ce qui est intéressant, c'est que ce ne sont pas seulement des mensonges par omission qui masquent des maladies. Autant Roosevelt que Kennedy vendent en réalité une autre image d'eux-mêmes, qui est une image de très grande forme physique, pour l'un qui a vaincu la maladie, pour l'autre qui incarne la vitalité et la jeunesse.

Alors est-ce que ce serait possible aujourd'hui ? J'ai longtemps pensé que depuis les années 1970, il était devenu beaucoup plus difficile de mettre en avant son intimité sans craindre que l'arme soit à double tranchant. Sauf que Donald Trump m'a un peu bousculé… Parce que lorsqu'on a découvert des enregistrements de lui disant qu'il voulait "attraper les femmes par la chatte" et les embrasser de force, etc., on s'est tous dit, il est cuit. Sauf que non.

Mais alors pourquoi ? J'ai compris qu'en réalité, la vie intime devient une arme à double tranchant si, et seulement si, elle contrevient et contredit un discours et une construction politique. Alors que là, elle ne le contredit pas du tout.

"Les Américains n'ont pas été surpris par les propos outranciers d'un homme dont ils connaissaient déjà les outrances."

Thomas Snégaroff

à franceinfo culture

Finalement, ça a même renforcé une espèce de sincérité de la part de Trump. En fait, ce qui ne va pas c'est quand l'intimité révélée vient raconter une insincérité.

Imaginons un homme politique au discours très homophobe dont on découvre qu'il va dans des parcs pour rencontrer des garçons. Là, c'est la mort politique. Si on avait découvert que Kennedy était malade, ça aurait été extrêmement douloureux pour lui, je pense, politiquement. Parce que toute sa construction mythologique de la jeunesse éternelle de l'Amérique se serait effondrée.

Pour continuer sur Donald Trump, comment expliquez-vous la contradiction entre ce personnage grossier, dénué d'empathie (comme le montre votre livre), et souvent hors-la-loi, et le côté bigot des Américains conservateurs qui l'ont porté au pouvoir ? Ils sont contre l'avortement, mais ses scandales sexuels ne les dérangent pas, ils vomissent les élites, mais ils font confiance à un héritier milliardaire mettant en scène sa fortune depuis toujours…

Parce que c'est un électorat qui est ultra stratège. Ils décident de fermer les yeux sur tout ça parce qu'ils savent qu'il pourra réaliser ce qu'aucun homme politique n'a jamais réalisé pour eux : le renversement de l'arrêt Roe v. Wade [arrêt de la Cour Suprême de 1973 qui garantissait le droit à l'avortement dans tous les États et annulé le 24 juin 2022 par la Cour suprême, dont trois juges conservateurs avaient été nommés par Donald Trump], et un soutien au déplacement de la capitale israélienne de Tel Aviv à Jérusalem.

D'ailleurs, 77% des électeurs de Trump le considèrent comme moralement défaillant. Il faut comprendre qu'ils ne votent pas pour des raisons morales. Contrairement au vote pour Barack Obama qui était un vote moral, le vote pour Trump est un vote stratégique et ultra-politique. En cela, l'usage de l'intimité en politique n'est pas hors-sol. Il dépend à chaque fois d'une condition particulière, d'un candidat particulier, d'un moment particulier aussi.

À la mi-octobre, la Maison-Blanche a publié un rapport médical au sujet de Kamala Harris, 60 ans, disant qu'elle était en excellente santé. Une façon de pointer ses dix-huit ans d'écart avec Donald Trump, âgé de 78 ans. La candidate démocrate a aussi reproché à son rival son manque de transparence sur son état de santé. Cette question de la santé et de l'âge a-t-elle encore une incidence dans le choix des Américains ?

Il y a tellement d'autres enjeux de polarisation, que cette question-là paraît assez secondaire. C'était plus pertinent lorsque Joe Biden était encore candidat, parce qu'on pouvait se demander s'il était capable de gouverner.

"Cette élection s'annonce si serrée que tout peut compter au bout du compte."

Thomas Snégaroff

à franceinfo culture

En fait, la question de la santé, y compris de la santé mentale, se pose dans la mesure où les deux camps ont construit un monde incroyablement dangereux, avec une Amérique à la limite de la disparition. Cela pousse à exiger un chef d'État extrêmement puissant et cela sert Donald Trump, qui tend les enjeux au maximum.

Aujourd'hui, les Américains ont besoin d'avoir Superman à la Maison-Blanche, quelqu'un en pleine forme qui aura d'énormes défis à relever. Les démocrates veulent Superman parce que l'élection de l'autre, c'est la disparition pure et simple de l'Amérique. Et les républicains veulent Superman parce que, pour eux, l'Amérique est assiégée par les migrants.

Hommes et femmes sont-ils égaux dans cet usage de l'intimité à des fins politiques ? Hillary Clinton avait échoué à se faire élire de peu. Est-ce plus délicat, plus difficile pour une femme ?

Oui, c'est beaucoup plus difficile pour une femme parce qu'il y a deux grandes attentes chez les Américains, souvent cycliques : celles de virilité et d'empathie, même s'il faut souvent être un peu les deux pour accéder à la fonction suprême.

Une femme, et c'est le problème de Hillary Clinton en 2008, a besoin absolument de montrer sa virilité. Et comme il n'y a jamais eu de femme présidente, il faut un peu surjouer cette virilité. Sauf qu'en surjouant la virilité, le risque, c'est d'apparaître comme un glaçon froid, sans émotions. Or, c'est une attente des Américains aussi que d'avoir à la Maison-Blanche quelqu'un de sympathique, qui montre ses émotions.

Le problème, c'est que si elle se met à pleurer, comme c'est arrivé en 2008, il ne reste plus, selon les commentateurs conservateurs, qu'une petite chose incapable de gouverner. Alors qu'un homme qui pleure, ça peut être une larme virile, comme Reagan ou Obama. Kamala Harris, elle, s'en sort en rigolant. Son rire, j'en suis sûr, a une double vocation : l'humaniser, sans la déviriliser.

"Un bon candidat à la présidence américaine est quelqu'un qui tend aux Américains un miroir flatteur", écrivez-vous. Sans vouloir faire de vous une pythie, de quel miroir et de quelle histoire intime pensez-vous que les Américains ont besoin actuellement ?

Ils ont besoin d'un miroir flatteur. Alors soit c'est le miroir d'une Amérique nostalgique d'un passé qui n'a jamais existé, comme le vend Donald Trump, d'une Amérique qui retrouve sa grandeur, sans dire quand elle l'était, et une grandeur largement blanche et viriliste.

Soit c'est une Amérique qui s'imagine un avenir lui-même mal défini, mais empathique. Donc soit c'est une nostalgie viriliste, soit c'est un avenir empathique. C'est ça, à mon avis, l'enjeu de cette élection.

"Dans l'intimité des présidents américains" de Thomas Snégaroff (éditions Tallandier, 26,90 euros) est paru le 19 septembre 2024

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