"Dans l'intimité des présidents américains" : Thomas Snégaroff sonde les enjeux d'image des locataires de la Maison-Blanche depuis cent ans

En choisissant de taire, médiatiser ou même fabriquer certains aspects de l'intimité des présidents américains, les communicants en ont fait une arme politique efficace.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
La Maison-Blanche, à Washington DC (États-Unis), résidence officielle et bureau du président des États-Unis. Ici, le 9 juillet 2024. (BEATA ZAWRZEL / NURPHOTO / AFP)

"À la lisière du vrai et du faux, du sincère et du construit", la vie privée a été mise en scène à des fins politiques par tous les présidents américains du XXe siècle. C'est ce que montre le journaliste et historien spécialiste des États-Unis contemporains Thomas Snégaroff dans un ouvrage qui vient de paraître, Dans l'intimité des présidents américains. Il y dresse le portrait de vingt d'entre eux en détaillant ce qu'ils ont voulu dévoiler, mais aussi ce qu'ils ont caché au monde de leur intimité.

Dès Theodore Roosevelt (républicain, 1901-1909), qui avait le premier saisi l'importance de l'image, on assiste à la construction d'un mythe puissant. Celui d'un cowboy viril, d'un combattant "rough rider" (dur à cuire) renouant avec l'idéal pionnier des origines, mais aussi celle d'un chasseur au grand cœur qui laissa la vie sauve à un ourson – d'où la naissance du fameux ours en peluche Teddy bear. Ce faisant, tout son côté intellectuel dut être soigneusement gommé, cependant que sa ribambelle d'enfants s'égayant en patins à roulettes à la Maison-Blanche contribuait à son image de bon père de famille, à la fois sévère et bienveillant.

"Une arme de construction massive" dès les années 1920

Les communicants entrent en scène peu après, dans les années 1920, pour modeler l'image des locataires de la Maison-Blanche. Entre leurs mains, l'intimité devient "une arme de construction massive", écrit Thomas Snégaroff.

C'est par exemple le mensonge de Thomas Woodrow Wilson (démocrate, 1913-1921), qui cache son état au monde après un AVC qui l'a laissé en chaise roulante. C'est Franklin D. Roosevelt (démocrate, 1933-1945) qui fait croire qu'il a guéri de la poliomyélite et peut remarcher – il ne le pouvait que grâce à des attelles rendues invisibles sur les photos.

D'autres cultivent la simplicité, comme Harry Truman (démocrate, 1945-1953), le président "normal" qui envoya deux bombes sur le Japon, photographié en train de faire griller des toasts dans sa cuisine comme un Américain moyen. Certains font le choix de la transparence, à l'instar de Dwight D. Eisenhower (républicain, 1953-1961), le général cinq étoiles du Débarquement en Normandie, qui ne cachera rien de sa crise cardiaque.

Le tournant de l'affaire Monica Lewinsky

De tous, l'image la plus fabriquée, la plus éloignée de la réalité, est celle de l'incontournable John F. Kennedy (démocrate, 1961-1963).

L'image de couple parfait, jeune, beau et en pleine forme qu'il constitue avec Jackie, cache notamment une épouse dépressive et un mari volage à la vie sexuelle débridée dont l'état de santé est précaire – il était atteint de la maladie d'Addison qui le contraignait à marcher avec des béquilles tant il souffrait.

La famille Kennedy à Hyannis Port (Massachusetts, États-Unis), le 14 août 1963. L'image d'une famille parfaite nageant dans le bonheur... (HISTORICAL / CORBIS HISTORICAL / GETTY IMAGES)

Ce culte du secret des présidents, respecté par l'entourage et les médias d'alors, vole en éclats avec le déballage ultra-intime de l'affaire sexuelle Monica Lewinsky qui marque le mandat de Bill Clinton (démocrate, 1993-2001). À l'heure des caméras et des réseaux sociaux, ç'en est fini de la vie privée des hommes et femmes politiques.

Dans son analyse, Thomas Snégaroff développe une théorie selon laquelle les Américains fonctionnent par cycles de deux à trois présidences, alternant demande de force et de virilité ou demande d'empathie. À cet égard, l'image de Ronald Reagan (républicain, 1981-1989) est parfaite en ce qu'elle mélange à la fois le virilisme du cowboy et l'empathie d'un homme capable de verser une larme devant la tombe du Soldat inconnu. "Aucun président n'a, à ce point, gommé la différence entre la fiction et le réel", écrit l'auteur. Normal pour un comédien…

Une fonction présidentielle "abîmée"

L'auteur s'intéresse aussi à la désacralisation de la fonction présidentielle et remarque combien la présidence de Donald Trump (républicain, 2016-2021) a "abîmé la fonction" en "brisant presque tous les codes que ses prédécesseurs avaient patiemment construits".

Pour lui, Trump est "un OPNI. Un objet politiquement non identifié". Alors que les révélations sur son intimité – les femmes, les affaires, l'argent, les scandales – avaient tout pour le disqualifier, elles semblent l'avoir au contraire servi. En fait, rien ne peut écorner l'image ou surprendre les électeurs de la part d'un homme dont on connait déjà les outrances, explique-t-il. "C'est une leçon à retenir : quand les révélations ne viennent pas contredire ce que l'on croit déjà savoir par ailleurs, elles n'affaiblissent pas. Tant que la justice ne s'en mêle pas", résume-t-il.

Dans la campagne actuelle pour la présidentielle du 5 novembre, qui s'annonce extrêmement serrée entre la démocrate Kamala Harris et le républicain Donald Trump, l'intime reste un enjeu fort de communication. Il continue à être mis en avant, via notamment l'âge et la santé mentale, sans arrêt questionnés.

En auscultant le passé, Dans l'intimité des présidents américains éclaire d'une lumière pertinente les enjeux d'image du présent et en dit long sur l'état de la démocratie outre-Atlantique. Les photos soigneusement sélectionnées et très parlantes qui le jalonnent ajoutent à ce plaisir de lecture.

"Dans l'intimité des présidents américains" de Thomas Snégaroff (éditions Tallandier, 26,90 euros) est paru le 19 septembre 2024

La couverture du livre "Dans l'intimité des présidents américains" de Thomas Snégaroff. (EDITIONS TALLANDIER)

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