Dans son formidable carnet de voyage "L'usure d'un monde", François-Henri Désérable prend le pouls de l'Iran et d'un peuple assoiffé de liberté
Fin 2022, au plus fort de la répression contre les manifestations qui suivent la mort de Mahsa Amini, arrêtée par la police des mœurs pour avoir mal porté son voile islamique, l’écrivain François-Henri Désérable entreprend un voyage en Iran prévu de longue date et repoussé en raison du Covid-19. Lancé sur les traces de l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier dont L’usage du monde paru en 1963, fut pour lui "un choc de lecture" et "une déflagration", il part à la rencontre d’un pays et de ses habitants.
Les mises en garde alarmistes du ministère des Affaires étrangères, qui le somme de renoncer à ce voyage terriblement risqué en République islamique, n’y peuvent rien. "Par goût de l’aventure, par goût de l’imprévu, par peur aussi de me retrouver un jour dans un Ehpad à me demander ce que j’ai foutu de ma vie, (…) il m’arrive de faire preuve d’une audace imprudente", justifie-t-il.
La peur, meilleure arme de la "mollahrchie"
On salue son opiniâtreté. Car de sa traversée de l’Iran de part en part durant un mois et demi, il a tiré un formidable carnet de voyage. Dans L'usure d'un monde, François-Henri Désérable prend le pouls d'un pays emmuré vivant sous le joug d’une "mollahrchie absolue", dont la sève bouillonne sous la surface. Il nous donne à entendre un peuple que l’éteignoir de la terreur n’a pas réussi à dompter, juste à effrayer, et qui, malgré la répression barbare, la torture, les viols et les meurtres en série d’innocents, continue de résister et d’espérer en l’avenir.
"Depuis 43 ans, et même bien davantage, la peur était pour le peuple iranien une compagne de chaque instant, la moitié fidèle d’une vie", écrit-il. "Seulement, depuis la mort de Mahsa Amini, la peur était mise en sourdine : elle s’effaçait au profit du courage."
La résistance, petite ou grande, est partout
En République islamique, où l’écrasante majorité des habitants soutient les manifestations (87% selon un sondage officieux), chacun s’oppose au régime à sa manière, de façon discrète ou plus hardie. Discrètement, comme "cette femme que j’ai vue rentrer du bazar avec trois fers à repasser dans un sac: chaque fois qu’un agent du régime coursait quelqu’un sous ses fenêtres, vraiment, c’était à n’y rien comprendre, son fer tombait du balcon." De façon intrépide, comme toutes ces femmes "en première ligne (…) qui allaient dans les rues cheveux au vent", ou comme la jeune Niloofar, qui entreprend un soir de montrer à l’auteur "combien l’écho est merveilleux à Téhéran". En pleine rue du centre-ville, elle se met soudain à crier, la main en cornet : "Mort au dictateur !" et son cri rebondit, repris au troisième étage d’un immeuble, puis dans une rue parallèle…
Une réjouissante galerie de portraits
Avec un regard précis et une bienveillance souvent teintée d’humour, qui rend la lecture d’autant plus réjouissante, François-Henri Désérable croque une extraordinaire galerie de personnages et fait le portrait d’un pays en colère, assoiffé de liberté. On y croise notamment la formidable Niloofar, déjà mentionnée, qui l’informe et le dessille lors de l’annonce de la supposée "abolition de la police des mœurs" reprise par tous les médias occidentaux. Mais aussi l'émouvante Firouzeh, qui a moins peur de la mort que de la prison, et s’y prépare en apprenant des poèmes par cœur qu’elle se réciterait en cas d’arrestation.
On écoute Ali de Tabriz, un vieillard illettré qui collectionne depuis 1954 dans des cahiers les mots dans toutes les langues de centaines d’étrangers passés par son échoppe. On rencontre Aluk, un mollah afghan bien mis (costume et ceinture Pierre Cardin) qui, pour assouvir sa passion de la chair, use et abuse du sigheh, le mariage temporaire, une curieuse souplesse de la morale chiite. Ou encore l’inoubliable Amir, élevé dans un islam rigoriste et qui à 12 ans, assistant à une séance de lapidation, a perdu toute foi en Dieu. Aujourd’hui, Amir attend de fêter dignement ce qui sera "le plus beau jour" de sa vie : celui de la mort du guide Suprême Ali Khamenei.
"Le problème, je vais vous dire, c’est que vous avez d’un côté un peuple déterminé à chasser du pouvoir un régime corrompu, et de l’autre un régime corrompu déterminé à s’y maintenir", résume un des interlocuteurs de Désérable rencontré dans la mosquée sunnite de Zahedan. "Et les hommes qui composent ce régime ne reculeront devant rien, croyez-moi. Mais nous non plus. Et le bruit de leurs balles aura bien du mal à recouvrir celui de nos voix." Puisse cette "usure d’un monde" dont les coutures commencent à craquer de toutes parts se muer un jour prochain en renouveau dans ce pays de poètes.
"L'usure d'un monde, une traversée de l'Iran" de François-Henri Désérable, un récit illustré de photos (Gallimard, 16€)
Extrait page 31:
"Début novembre, à Téhéran, la moitié des filles de moins de trente ans sortaient sans le voile. Certaines l’avaient remplacé par une casquette, un bonnet, une écharpe qui leur couvrait le bas des cheveux ; mais la plupart n’avaient rien. Les agents de la police des mœurs se faisaient discrets, ils étaient dépassés par l’ampleur, la durée du mouvement, et semblaient avoir abandonné la partie. Et puis celles qui se dévoilaient n’étaient pas seules : beaucoup d’hommes les encourageaient d’un V de la victoire, et des femmes en hidjab les rétribuaient d’un sourire, comme pour les remercier d’une audace qu’elles n’avaient pas encore eue".
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