"Nous existons et nos livres sont lus grâce au Salon de Montreuil" : cinq auteurs racontent le grand rendez-vous de la littérature jeunesse
Le meilleur de la littérature jeunesse s'y trouve depuis quatre décennies. Les artistes qui la font donnent de nouveau rendez-vous, depuis le 27 novembre 2024, à leurs jeunes lecteurs au Salon du livre et de la presse jeunesse (SLPJ), à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Comment les auteurs vivent-ils de l'intérieur cette rencontre annuelle ouverte à tous ? Pauline Barzilaï, Gilles Bachelet, Marie Desplechin, Susie Morgenstern et Insa Sané décrivent ce rendez-vous public et professionnel.
"Je suis vraiment heureuse de parler de Montreuil", se réjouit Susie Morgenstern, à qui le Salon a attribué la Grande Ourse 2024 pour célébrer l'ensemble de son œuvre jeunesse. L'écrivaine octogénaire est une fidèle parmi les fidèles : elle le fréquente depuis sa première édition en 1984.
"Nous existons et nos livres se vendent, ils sont lus grâce au Salon du livre de Montreuil", résume l'autrice de La Sixème (École des loisirs), roman que plusieurs générations d'enfants ont dévoré et dévorent encore.
Fenêtre d'opportunités
Pauline Barzilaï, elle, se souvient de sa "belle expérience" en 2022 quand elle est venue à Montreuil, pour la première fois, présenter son premier livre, Maddi dans la grotte (éditions MeMo). Cette année, elle est de retour dans un salon qu'elle considère comme "hyper emblématique de ce qui se fait en France dans la littérature jeunesse".
"J'ai étudié l'illustration aux Arts déco de Strasbourg et c'était quelque chose que je voyais de loin, que je regardais avec envie."
Pauline Barzilaïà franceinfo Culture
"Je voyais tous ces livres, tous ces éditeurs et ces éditrices... Maintenant, mon travail a évolué et c'est la deuxième fois que je participe au salon avec un livre [qu'elle a illustré]. En plus, il est sélectionné aux Pépites [sélection du meilleur de l'édition jeunesse réalisée par le SLPJ]. Je trouve que le jury a été assez audacieux parce que c'est un livre de poésies édité par une petite maison d'édition dirigée par Mathilde Chèvre. Rien à faire, on s'embourbe (Le port a jauni) est un livre singulier, un corpus de poèmes d'Édith Azam qui sont magnifiques mais assez sombres. Et en même temps, ils font écho à ce que ce que l'on traverse actuellement."
Cette audace et cette capacité à être en phase avec l'époque, c'est ce que salue aussi Insa Sané. À la sortie de Sarcelles-Dakar (Sarbacane), l'auteur se souvient de la contribution du SLPJ, "le premier salon du livre de (sa) carrière", au succès d'un livre qui cassait les codes.
"Mon tout premier roman était paru en octobre 2006 et j'ai été invité dans la foulée au salon, ça s'était très bien passé et ça a fait décoller cet ovni qu'était à l'époque 'Sarcelles-Dakar'".
Insa Sanéà franceinfo Culture
La fiction s'inscrivait dans "les débuts de la littérature urbaine". "L'œuvre se voulait extrêmement populaire et ancrée dans la ville, avec une écriture très particulière – je le reconnais – et qui n'était pas forcément plébiscitée. Seulement, les professionnels s'en sont mêlés, notamment le Salon du livre de Montreuil qui avait apprécié l'œuvre. Les bibliothécaires, les libraires, les profs s'en sont emparés, ce qui a conduit au gros succès de Sarcelles-Dakar" qui suit les traces du jeune Djiraël, entre Sarcelles, la gare du Nord et le Sénégal.
"Une famille de travail"
Montreuil, c'est la rencontre avec le lectorat. Même si les "auteurices" – terme qu'affectionne Pauline Barzilaï "pour utiliser l'écriture inclusive à l'oral"– préfèrent la qualité des échanges dans les salons de plus petite envergure. Mais le salon est également le grand rendez-vous annuel de toute une profession. "Ce qui est chouette quand on va au salon, c'est de parler avec d'autres auteurs et autrices, d'autres éditeurs et éditrices. La possibilité de rencontrer le public, c'est génial, mais il y a aussi ce truc de famille de travail qui est super stimulant."
Côtoyer davantage sa famille professionnelle, c'est ce qu'aime aussi Gilles Bachelet, premier récipiendaire de la Grande Ourse en 2019. "J'ai été très gâté par le Salon de Montreuil. J'avais déjà reçu le Prix Baobab en 2004 et une Pépite, qui a été le nouveau nom du prix. C'est un salon qui est important pour les auteurs et les illustrateurs parce que c'est le plus important en termes de nombre d'auteurs présents. On a moins de temps que sur certains petits salons" mais cela reste "un point de repère sur l'année du livre jeunesse".
"C'est une fête, une fois par an", renchérit Marie Desplechin, Grande Ourse 2020. Un salon "chaleureux" à l'image du secteur, selon l'écrivaine. "C'est un milieu qui est assez chaleureux" du fait, estime-t-elle, que "l'on s'adresse à l'enfance". "Cela crée quelque chose de particulier. Après, il n'y a pas les mêmes enjeux sociaux que dans la littérature adulte. Il n'y a pas de presse, il n'y a pas de mise avant...Grosso modo, il y a quand même moins d'ego", davantage "de rapports amicaux".
Mettre à sa juste place
Moins d'ego mais Montreuil est le salon où les auteurs jeunesse sont "les stars", lance Susie Morgenstern dans un paysage où ils bénéficient, de l'avis général de la profession, d'une moindre exposition en comparaison de leurs collègues de la littérature adulte. "Il y a une énorme différence, ça n'a rien à voir", constate Marie Desplechin.
"Ce n'est pas du tout la même économie. La valorisation sociale n'est pas du tout la même. Les livres pour enfants durent vingt, trente ans... Ils tournent moins. Les gens qui lisent la littérature jeunesse ou qui ont une petite culture de la littérature jeunesse sont extrêmement minoritaires dans la population. La plupart du temps, les gens n'ont aucune idée de ce que c'est, mais ça ne les empêche pas d'en parler. Pendant longtemps, on disait : 'non, il ne faut pas en lire, c'est idiot, ça abrutit les enfants. Ce n'est pas de la littérature.' Il y a toujours cette idée que ce serait de la pédagogie. C'est vrai qu'il y a une partie de la littérature jeunesse où les gens se comportent comme des pédagogues." La littérature jeunesse, conclut Marie Desplechin, est "un véritable domaine avec une véritable histoire internationale. C'est rare que les gens s'y connaissent, même chez les enseignants".
Pour elle et Susie Morgenstern, cette situation tient plus généralement à la place de l'enfant dans la société française. La deuxième estime qu'ils sont "méprisés". La première n'en pense pas moins. "Tout le monde s'en fout", affirme Marie Desplechin. "Dans les pays anglo-saxons et dans les pays scandinaves", la dynamique est tout autre, selon elle. "D'ailleurs, la place de la littérature jeunesse n'est pas la même. Il y a aussi l'enseignement, la manière de considérer l'école, les enfants". En France, "la littérature jeunesse est bâchée sans arrêt y compris par les institutions scolaires. Ça n'a pas d'importance. Non, l'enfant n'est pas aimé, il n'a pas de place. Ce qui est enfantin est considéré comme idiot".
Une alchimie créatrice au service de l'enfance
"Si vous prenez l'enfant comme un être inaccompli, pas encore fini, pas formé et auquel vous devez vous adresser avec une certaine distance, il ne faut surtout pas écrire pour les enfants", prévient Marie Desplechin. "L'enfant est un être complet". Et un lecteur exigeant. "Le fait de produire en littérature jeunesse demande une exigence incroyable parce qu'un adolescent, si au bout de 15 pages n'est pas intéressé, il referme le livre. Il n'a pas le temps", fait remarquer Insa Sané. De même, "quand tu vas dans les classes pour rencontrer ce public, si tu n'es pas intéressant tout de suite, tu n'existes plus. C'est un vrai challenge".
Un défi qu'Insa Sané parvient à relever, tout comme Susie Morgenstern, Pauline Barzilaï, Marie Desplechin et Gilles Bachelet grâce à une alchimie qu'ils n'arrivent pas toujours à décortiquer mais qui tient au fait qu'ils sont, semble-t-il, leurs premiers lecteurs. "Je fais des livres déjà pour m'amuser moi", indique Gilles Bachelet, qui vient de publier L'Hypermaquête (Seuil Jeunesse), une critique chatoyante et truffée de fabuleux dessins et détails de la société de consommation. "Comme beaucoup d'auteurs jeunesse, j'ai dû garder une part d'enfance assez marquée."
"Quand je fais un livre, l'essentiel est qu'il me fasse rire moi, et c'est à partir de là que je me dis que ça peut aussi amuser des enfants."
Gilles Bacheletà franceinfo Culture
Susie Morgenstern ne fait pas mystère non plus du fait qu'elle n'écrive pas "pour les enfants", mais pour elle-même. Marie Despleschin et Pauline Barzilaï ne s'expliquent pas vraiment cette faculté à communiquer avec les enfants. La première, qui a signé une centaine de livres, dit de son arrivée en littérature jeunesse en 1993 que "c'était assez opportuniste". Mais l'autrice du truculent Verte (Neuf) avait indéniablement une prédisposition. "Je n'en sais rien", répond-elle pourtant quand on l'interroge sur le fait d'écrire pour les enfants.
"Il est clair qu'il y a des gens qui n'y arrivent pas du tout et cela s'est beaucoup vu chez les auteurs de littérature adulte : quand ils s'y collent, c'est à tomber de sa chaise. Peut-être qu'il faut aimer son enfance, l'enfance, les enfants. Après, il y a la capacité de le faire". "Pour certains, continue Marie Desplechin, "c'est comme si le câble était rompu. Ils n'arrivent pas à mettre la prise enfance. Cela ne fait pas de nous qui écrivons pour les enfants des enfants. Nous sommes toujours des adultes. Mais l'on peut avoir un lien empathique très fort que d'autres ont perdu pour un tas de raisons. Et au moment où vous vous rendez compte de cela, que ça plaît aux enfants comme aux adultes, que vous pouvez toucher par-delà la barrière de l'âge, cela vous encourage à continuer parce que vous êtes heureux. Vous écrivez, vous rencontrez les lecteurs. Vos livres durent très longtemps. Les gens vieillissent et se souviennent de leurs lectures d'enfance."
"Vous avez plaisir à imaginer des histoires pour l'enfance, ça satisfait quelque chose en vous et c'est compliqué de savoir précisément pourquoi. Mais profondément, ça vous satisfait de vous adresser à cette part de vous et à des lecteurs qui portent aussi cette part de vous."
Marie Desplechinà franceinfo Culture
Pauline Barzilaï parle d'un élan créateur qui est "assez mystérieux". "Je me demande si, en tant qu'artiste, l'on n'a pas gardé dans le rapport à la concentration, au travail, à la création des états que l'on connaît tous dans l'enfance." L'écrivaine évoque aussi "une faculté à développer des imaginaires ou à inventer, comme on fait quand on est enfant". "Et puis, ajoute-t-elle, je ne sais jamais. Pour Maddi dans la grotte, je ne savais pas du tout si je faisais un beau livre avec des belles images qui plairaient aux adultes ou si je faisais vraiment un livre pour enfants et que ça allait résonner chez eux. Il se trouve que les enfants aiment le lire et le relire." De nombreux auteurs, rappelle Pauline Barzilaï, disent ne pas "faire des livres pour enfants", mais "faire des livres" tout court.
"Je n'écris pas en me souciant du public mais pour raconter une histoire qui doit intéresser des lecteurs, confie pour sa part Insa Sané. "Or, quand je démarre l'écriture de Sarcelles-Dakar, j'ai une grosse discussion avec mon petit frère qui ne lisait pas à l'époque alors que l'on vivait dans une maison avec des livres incroyables. Et il m'a dit cette phrase : Pourquoi tu veux que je m'intéresse à des objets qui ne s'intéressent pas à moi. Je me suis dit mon cheval de bataille, ça va être de raconter des histoires aux gens dont on parle jamais." Une réflexion qui habite Insa Sané, d'une certaine manière, depuis l'enfance.
Récits au service du vivre-ensemble
"On parle beaucoup du problème d'intégration en France, poursuit le romancier. "Je suis né ailleurs, au Sénégal. Quand j'ai débarqué à Sarcelles, à l'âge de 6 ans, et que j'ai allumé la télévision, jamais je ne me reconnaissais. Idem quand j'ouvrais des livres, et pourtant, mon père était imprimeur et donc notre appartement en était tapissé". Insa Sané considère "que l'on ne peut pas appartenir à une nation si on n'embrasse pas des figures, si on ne se sent pas représentés par des figures et par une fiction à laquelle on adhère".
"Quelle image positive des gamins peuvent-ils avoir d'eux-mêmes, quelle que soit leur couleur, en France s'il n'y a aucune fiction pour les grandir ? ", interroge-t-il encore. Aussi, "la littérature populaire s'attache-t-elle à grandir les gens de la périphérie". Toutes les périphéries car il est aussi question des campagnes. "Il est important de créer des récits ou la périphérie peut enfin embrasser une fiction nationale. Pour cela, il faut créer des héros et raconter ce que c'est que de vivre dans cette périphérie-là." Et "ce n'est pas franco-français comme souci. On retrouve cette problématique dans tous les pays du monde. Il y a le poids du centre-ville qui pèse sur la périphérie. Les sanctuaires se trouvent dans le centre-ville, ce qui est beau se retrouve dans le centre-ville".
Avant-gardiste, le Salon du livre jeunesse, né à Montreuil et toujours installé dans cette ville à la périphérie de Paris, semble avoir résolu la question depuis quelques décennies. D'autres défis s'annoncent comme ceux liés à l'avenir de la littérature jeunesse qui interroge Marie Desplechin. "L'édition est une toute petite économie. On vous dit que ça marche très bien la littérature jeunesse mais ça reste quand même assez modeste. Après, les gosses vont-ils encore lire ? Je ne sais pas du tout où nous en serons dans vingt ans". C'est une problématique qui vaut aussi pour les adultes, selon l'écrivaine. "On parle toujours des gosses. Mais les adultes arrivent avec leurs enfants en disant qu'ils ne lisent pas mais on voit bien que les parents n'ouvrent jamais un livre non plus". Et l'école n'encouragerait pas non plus à lire. "J'en suis absolument persuadée. Ce n'est pas l'objectif."
C'est clairement celui du Salon du livre de Montreuil, "gigantesque et monstrueux", dans le bon sens du terme pour Pauline Barzilaï. "Dithyrambique", serait selon Susie Morgenstern, le mot qui le décrit le mieux. "Pour quelqu'un qui aime les livres, c'est une gigantesque librairie. C'est à la fois enthousiasmant et décourageant. Insa Sané parle, lui, de "fête foraine" notamment pour les adolescents qui rechignent souvent à y aller de prime abord. Quant à Gilles Bachelet, le terme "curiosité" s'associe parfaitement à Montreuil. Les petits et grands curieux ont donc jusqu'au 2 décembre pour assouvir toutes leurs envies de lecture et surtout de rencontrer leurs auteurices préférés.
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