En immersion chez les ultra-riches : "Que notre joie demeure", dernier roman torrentiel du Canadien Kevin Lambert, décroche le prix Médicis
Après avoir dépeint la classe ouvrière dans Querelle (Le Nouvel Attila, 2021), qui faisait le récit d'une grève dans une scierie du lac Saint-Jean dans le nord canadien, Kevin Lambert nous plonge cette fois dans les sphères de la très grande bourgeoisie montréalaise. Ce troisième roman du jeune écrivain canadien de 29 ans, paru en août aux éditions Le Nouvel Attila, a remporté tour à tour les suffrages des jurés du prix Décembre le 31 octobre et du prix Médicis le 9 novembre.
L'histoire : Céline Wachowski, architecte canadienne brillante, est au sommet d'une carrière internationale quand elle obtient enfin l'opportunité (c'était son rêve) de construire dans sa propre ville, Montréal, le siège d'une multinationale. La "stararchitecte" a bâti dans le monde entier des édifices emblématiques, elle a son émission sur Netflix, elle côtoie le gratin politico-culturel de son pays et du monde entier, elle a son avion privé, sa maison pullule d'œuvres produites par les artistes les plus en vue de l'art contemporain, on l'étudie dans les universités…
Rien ne semble pouvoir faire obstacle à son ascension quand surgissent, sur ses propres terres, les premières critiques annonciatrices de sa chute. On lui reproche de contribuer à la gentrification de Montréal et d'alimenter la crise du logement. On l'accuse aussi d'"évitement fiscal", de "faire partie de ces gens très riches qui refusent de payer leur part". On la soupçonne d'avoir bâti son empire sur la peau des plus misérables de la planète. Ses proches, sourire devant, coups de poignards dans le dos, finissent, eux aussi, par la lâcher, voire l'enfoncer un peu plus…
La fête
Avec ce troisième roman, Kevin Lambert nous offre une peinture édifiante des puissants de ce monde, à travers le portrait de Céline et de ses proches. Le roman s'ouvre sur une fête, légère, et se referme sur une autre, qui l'est beaucoup moins. La première nous plonge dans une atmosphère à la Gatsby Le Magnifique. On y découvre le personnage de Céline, au milieu du gratin, dans les décors fastueux d'un appartement dans lequel règne une ambiance virevoltante, pleine de superficialité, mais ne souffrant d'aucun manquement au "bon goût". Céline est en retrait, observatrice désabusée, entre ennui et sombres pensées, comme si elle ne faisait déjà plus partie du jeu. La dernière fête est celle que ses proches ont organisée pour ses 70 ans. Cette fois, la fête tourne au drame. Entre les deux, le temps a passé, son monde s'est fissuré, mais elle a résisté.
À travers le destin de ce personnage iconique d'un capitalisme sauvage et de son microcosme de grands nantis, le romancier brosse une peinture de la société montréalaise, l'architecture comme manifestation éclairante de l'état du monde et des pouvoirs à l'œuvre. Comment Céline va-t-elle traverser la tempête ? Est-elle capable d'entendre les critiques, quelle est sa vision, en surplomb, sur les questions et les conflits qui traversent la société, entre autres soulevés par son projet architectural qui doit abriter une multinationale connue pour ses pratiques peu recommandables ? Son édifice intérieur tiendra-t-il le coup ?
"Gabriela sait trop bien que ça ne sert à rien de mener une lutte ouverte, un grand débat sur la validité du mode de vie de Céline Wachowski, ses forteresses justificatives sont les constructions les plus extravagantes, les plus redoutables et les plus solides de son catalogue…"
Kevin Lambert"Que notre joie demeure" p. 290
Dans ce monde où les plus riches dévorent sans partage la quasi-totalité du gâteau, que cachent les puissants derrière leurs ambitions ? Que reste-t-il à Céline quand tout s'est rétréci, sinon le souvenir ténu, mais oppressant, d'un camélia empoisonné ?
"La Recherche"
"Que notre joie demeure" : de quelle joie s'agit-il, et qui donc se cache derrière cette première personne du pluriel ? Loin de la joie chantée par Giono, celle de Céline, comme celle de ses pairs, ne sait plus à quelle source s'abreuver.
"Protégez-les, protégez-les des assauts qui leur sont portés, faites que nos bastions tiennent, que notre tendresse l'emporte sur les vilenies, faites que la beauté règne, protégez-nous, ô que notre joie demeure !"
Kevin Lambert"Que notre joie demeure", p.82
La critique sociale n'est pas ici, comme souvent, bâtie sur le conflit. Hormis l'irruption du monde d'en bas dans la scène finale, les ultra-riches restent coupés du monde, y compris dans la tourmente, qui met des grains de sable dans leurs rouages, mais ne les propulse pas hors de leur sphère. Chacun son monde.
Plutôt qu'un drame manichéen, Kevin Lambert préfère nous livrer une peinture pointilliste de cette société hors-sol et de ses membres, qui même s'ils sont riches et puissants, n'en restent pas moins des êtres humains, avec leur complexité, leurs paradoxes, leurs contradictions, qu'ils macèrent en interne, dans leur propre bouillon.
Dans les pas de Proust (Céline est plongée dans La Recherche, lecture consolatrice), Kevin Lambert déploie son récit en phrases longues, pages sans paragraphes et sans dialogues directs, comme un long travelling ininterrompu, naviguant des petits fours à l'intériorité des personnages, sans transition. Ce flux torrentiel de pensées qui se déversent, se chevauchent, se percutent, se mélangent, nous emporte dans les visions du monde et les états d'âme des personnages. Sans répit, souvent au bord de la noyade, le lecteur est contraint à l'apnée de bout en bout de ce roman puissant et asphyxiant, comme le monde qu'il décrit.
"Que notre joie demeure", de Kevin Lambert (Le Nouvel Attila, 360 pages, 19,50 euros)
Extrait :
"Que notre joie demeure… La mélopée désormais l’assaille. Maintenant qu’elle ne chante plus, le chœur prend une autre voix, il se met à sonner différemment, comme si une imperceptible variation s’était imposée dans la répétition ennuyeuse du refrain, comme si une curieuse septième s’était ajoutée à l’accord sur lequel vibrent les gorges sèches, donnant à ce « Que notre joie demeure » une texture déplaisante. Elle n’y perçoit plus de joie aucune, la sensation première du chant, le plaisir d’être ensemble, la communion avec l’allégresse de Dina, cette complainte qui l’a renversée laisse désormais place à une gravité plus pointue, une aiguille plantée par accident dans la paume de sa main. Les visages tordus poussent la note et laissent s’échapper des postillons désagréables. Ses pas fragiles, du haut de ses escarpins étourdis, oscillent." (Que notre joie demeure, p. 88)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.