"Veiller sur elle" de Jean-Baptiste Andrea : un roman d'amour aux heures sombres de l'Italie fasciste, chouchou des prix littéraires 2023
Révélé en 2017 aux lecteurs avec Ma Reine, son premier roman, Jean-Baptiste Andrea, scénariste pendant vingt ans avant de passer à la littérature, confirme ses talents de conteur avec Veiller sur elle, un ample récit qui nous plonge dans l'Italie de l'entre-deux-guerres, dans la vie tumultueuse d'un sculpteur de génie épris d'une aristocrate au caractère aventureux, être singulier en avance sur son temps. Ce quatrième roman, paru en août dans la rentrée littéraire, a déjà décroché le prix du roman Fnac 2023. Il figurait dans presque toutes les sélections des grands prix littéraires de l'automne, et il est toujours en course pour les prix Goncourt, Femina et Interallié.
L'histoire : 1986, Michelangelo Vitaliani dit "Mimo", est sur le point de rendre son dernier souffle, entouré par les frères qui l'ont accueilli quarante ans plus tôt. Comment cet homme, qui n'est pas un religieux, a-t-il atterri dans ce lieu de reclus, quelle fut sa vie et quels mystères cache-t-il ? Selon certains, il est là pour "veiller sur elle", sa dernière œuvre, cachée dans ce lieu par le Vatican qui a préféré la soustraire aux regards tant ses effets sur ceux qui la voient sont puissants. Alors que sa vie est en train de prendre fin, Mimo se remémore les moments forts d'une existence tumultueuse.
Une naissance en France, déjà tout petit et voué à le rester : il est nain. Son père, sculpteur, est mort à la guerre 14-18. Quand il a douze ans, sa mère l'envoie en Italie sur le plateau de Pietra d’Alba, pour travailler avec Zio Alberto, son "oncle", un sculpteur brutal et sans talent, alcoolique, pingre et violent, qui accepte à contrecœur de prendre à son service ce "nabot". Il saura pourtant exploiter ses talents, qui se révèlent faramineux. Au cours de travaux dans le château de la famille Orsini, qui règne sur la région, Mimo fait la connaissance de leur fille unique, Viola. Cette rencontre va changer sa vie pour toujours.
Amours d'enfance
Poignante histoire d'amour entre deux enfants que tout sépare, ce quatrième roman est aussi une fresque qui retrace l'histoire de l'Italie entre les deux guerres mondiales, avec la montée du fascisme et l'arrivée au pouvoir de Mussolini. Le romancier met en scène ses personnages dans ce contexte clivant, dans lequel chacun joue ses cartes, avec ou contre le pouvoir. Mimo au sommet de son art, profite des opportunités que lui offre l'amitié de la famille Orsini, qui a bien compris aussi les avantages que les talents du sculpteur pouvaient lui apporter… Au milieu, seule Viola, personnage le plus intelligent, la plus cultivée du clan, exprime des critiques à l'encontre du pouvoir fasciste.
Le roman, parfaitement construit, et déployé d'une écriture limpide et inventive, nous plonge dans l'histoire politique du pays et tisse aussi un lien avec cette Italie qui a vu naître tant d'artistes de génie. Cette Italie, "royaume de marbre et d'ordures. Mon pays", comme le dit Mimo.
Comme dans La reine, Jean-Baptiste Andrea fait le récit d'amours nées dans l'enfance, faite de serments. Indéfectibles. Ainsi, Mimo et Viola, malgré les aléas de la vie, les querelles et les incompréhensions, finissent toujours par se retrouver. Cet amour platonique donnera naissance à la plus outrageusement sensuelle de ses productions, à la plus grande œuvre de l'artiste. Une sculpture jamais vraiment décrite en détail dans le récit, si ce n'est par les effets qu'elle suscite, mystérieuse jusqu'au bout.
Goncourt ou Femina ?
Jean-Baptiste Andrea offre un beau portrait de femme courageuse, intelligente et libre, éprise d'un personnage au tempérament tourmenté, entre ange et mauvais garçon, ses talents de sculpteur galvanisés par l'amour qu'il porte à Viola. La jeune femme, qui invite Mimo à lire, à se cultiver pour sortir de sa condition, apparaît comme une figure de lumières.
Ce roman d'amour nous plonge dans une atmosphère proche des romans de chevalerie au temps de l'amour courtois, dans une ambiance quasi féerique, avec une intrigue aux mille rebondissements et des personnages hauts en couleur, tout en nous immergeant dans une période sombre de l'histoire de l'Italie, suffisamment tumultueuse pour révéler les grandeurs et misères de l'âme humaine.
Cette fresque romanesque de près de 600 pages, déjà un gros succès de librairie, pourrait emporter les suffrages du Goncourt, qui donnerait ainsi un cru 2023 dans la veine de celui qui avait couronné il y a dix ans Au revoir là-haut, de Pierre Lemaître, en récompensant un roman populaire de qualité. Mais le roman de Jean-Baptiste Andrea est en concurrence avec Triste Tigre de Neige Sinno, un livre très remarqué de la rentrée littéraire, qui aborde dans une forme singulière le sujet de l'inceste, également en lice pour le Femina. Ces deux romans sont aussi en sérieuse concurrence pour le Goncourt avec Sarah, Susanne et l'écrivain d'Éric Reinhardt, grand favori, et Humus de Gaspard Koenig.
Verdict lundi 6 novembre pour le Prix Femina et mardi 7 novembre pour le Goncourt.
"Veiller sur elle" de Jean-Baptiste Andrea (éditions L'Iconoclaste, 590 pages, 22,50 euros)
Extrait :
"Pourtant les livres continuaient d'affluer. Et avec eux, l'univers s'élargissait. Pour la première fois de ma vie, je me surprenais, quand je sculptais, à songer que mon geste n'était pas orphelin. Qu'il avait été affiné par mille autres avant moi et le serait par mille autres après. Chaque coup de marteau venait de loin, et s'entendrait longtemps. Je tentai de l'expliquer à Alinéa. Il me regarda avec de grands yeux, puis me conseilla d'arrêter de sucer des baies de belladone. (Veiller sur elle, page 130).
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