"Ce texte ne m'a pas servi. Ce n'est pas un dépotoir, la littérature", dit Neige Sinno à propos de "Triste tigre", prix Goncourt des lycéens 2023
Neige Sinno partait de loin. Elle ne connaissait presque personne dans le milieu de l'édition, elle qui vit très loin, dans la campagne à l'ouest de Mexico. Triste tigre, son troisième roman publié aux éditions P.O.L en août 2023, a déjà touché le cœur de nombreux lecteurs. Les jeunes jurés du prix Goncourt des lycéens 2023 viennent tout juste de lui attribuer la première place.
"L'enthousiasme" à écrire
Et son sujet donnait envie de se dire qu'après Le Voyage dans l'Est de Christine Angot, prix Médicis 2021, ou l'onde de choc de La Familia grande de Camille Kouchner la même année, il allait être difficile de faire mieux. Et pourtant... Adoré par la critique, adoubé du prix littéraire du quotidien Le Monde, de celui des Inrockuptibles et puis du prix Femina, l'ouvrage a suscité une unanimité assez rare.
Cette quadragénaire n'avait aucune certitude qu'un éditeur puisse s'intéresser à elle quand elle s'est attaquée à ce sujet longuement mûri : les viols répétés de la part de son beau-père, à partir d'un âge qu'elle a du mal à déterminer, aux environs de six ou sept ans, jusqu'à ses 14 ans. Qu'importe, elle a écrit.
"Ce qui domine dans ce que j'ai ressenti, c'est un enthousiasme : une fois que j'ai trouvé ma forme, que j'ai compris de quelle façon j'allais écrire ce livre, j'étais extrêmement enthousiaste. Il y avait une joie d'écriture", racontait-elle à des adolescents jurés du prix Goncourt des lycéens à Paris début octobre. "Ça ne veut pas dire que ça n'a pas été difficile. Évidemment, ça l'a été", ajoutait-elle. "Évidemment, j'ai honte. J'ai honte d'exposer devant tout le monde cette histoire affreuse qui a été la mienne. Et en même temps, je suis fière de mon intelligence."
Quasi inaperçue avant
Neige Sinno, docteure en lettres à 28 ans, a choisi l'émigration, loin des Hautes-Alpes où elle a grandi. Elle enseigne aujourd'hui dans une branche de l'Université nationale autonome du Mexique, à Morelia. Elle a une fille. Avant Triste tigre, elle était passée quasi inaperçue dans la littérature, avec un recueil de nouvelles en 2007 (La Vie des rats) et un roman en 2018 (Le Camion), publiés par de petits éditeurs.
Sa vie a changé le jour où les éditions P.O.L ont ouvert le manuscrit qu'elle leur avait fait parvenir via internet. Au sein de cette maison, on s'est empressé d'offrir un contrat à une autrice que des concurrents avaient refusée. "Vous vous êtes remis de ce texte ? Moi, toujours pas !", lançait en septembre le directeur commercial, Jean-Paul Hirsch. Bouleversés, eux aussi, beaucoup de lecteurs ont fait part à la romancière de leur émotion à la lecture de ce texte au style vigoureux.
De la littérature, pas une thérapie
Neige Sinno, au moment de le défendre dans les médias, a tâché de briser l'image de victime, celle de la petite fille qui n'avait pas de moyen de s'opposer à son beau-père et qui a fini par porter plainte contre lui, adulte. Son violeur a été condamné à neuf ans de prison. Face à certains journalistes, "j'ai eu des expériences assez mauvaises où, puisque c'est un texte autobiographique, on essayait de me ramener vers le sordide, et de me faire raconter à nouveau les violences que j'ai subies, devant tout le monde. Et ça, oui, je le redoutais", expliquait-elle aux lycéens. Mais elle rejette aussi l'idée du livre comme thérapie, qui lui aurait apporté du bien-être. "Ce texte ne m'a pas servi. Je ne me sers pas des lecteurs et lectrices pour déverser ce que j'ai dans la tête, et moi, aller mieux. Ce n'est pas un dépotoir, la littérature".
"Triste tigre" de Neige Sinno (éditions P.O.L, 288 pages, 20 euros)
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