"Chavirer", le nouveau roman de Lola Lafon : la vie massacrée de jeunes filles prises au piège d'un réseau pédophile
Dans le sillage de #MeToo et de l'affaire Matzneff, Lola Lafon décortique les mécanismes d'une prédation organisée.
Lola Lafon aime puiser la matière de ses romans dans le réel. Avec La petite communiste qui ne souriait jamais en 2014, la romancière avait raconté la vie de la gymnaste Nadia Comaneci, puis en 2017 avec Mercy, Mary, Patty, celle de Patty Hearst, fille d'un magnat américain de la presse enlevée par un groupuscule révolutionnaire, dont elle finit par épouser la cause.
Cette fois Lola Lafon s'inscrit dans le sillage du mouvement #MeToo et de l'affaire Matzneff déclenchée par la parution l'an dernier du live de Vanessa Springora, Le consentement. Avec Chavirer publié chez Actes Sud le 19 août, Lola Lafon fait le récit d'une plongée en enfer pour une jeune fille victime d'un réseau pédophile dans les années 1980-90.
L'histoire : la vocation de Cléo pour la danse naît devant le petit écran, avec Champs Elysées, l'émission favorite de sa mère présentée par Michel Drucker. "C'est là qu'elle les avait vus pour la première fois : étincelants, ces danseurs ondulant comme des rivières rapides". C'est le début des années 80. Cléo a tout juste 13 ans, grandit à Fontenay, banlieue Est de Paris dans une famille de la classe moyenne, sans ambition. Mais Cléo, elle, a des projets d'avenir : "devenir pro".
Quand Cathy, "plus belle qu'une mère et plus fascinante qu'une copine" se présente à la sortie de son cours de modern Jazz pour lui proposer de postuler à une bourse d'études de la Fondation Galatée, qui soutient "les adolescentes avec des projets exceptionnels", Cléo n'hésite pas une seconde, "prête à sauter toutes les cases du jeu". "Cathy chantonnait un refrain que les adultes n'entendaient pas, elle parlait couramment une langue adolescente semée de mots magiques : futur, repérée, exceptionnelle." Cléo a mis le "pied dans la porte", le piège peut se refermer...
Sous les paillettes, la boue
Derrière les paillettes de cette fondation, se cache en réalité la noirceur d'un réseau pédophile. Cathy recrute pour des hommes d'âge mûr qui attendent leurs proies dans l'ambiance feutrée d'un hôtel de luxe pour des déjeuners, prétendus entretiens de sélection, qui dérapent rapidement sur un autre terrain…
Cléo, comme les autres, sera recalée pour la bourse, mais embauchée comme assistante par Cathy, pour "sélectionner" dans son collège d'autres candidates. A 13 ans, la jeune fille devient à la fois la victime et la complice d'un système parfaitement verrouillé.
La violence a été consentie, le "non" n'a pas été prononcé. Pire, Cléo a accepté d'emmener d'autres qu'elle à l'abattoir, en connaissance de cause. Elle est condamnée au silence et à la culpabilité. Est-elle la première ou un maillon d'une longue chaîne de douleurs tues ? En contrepoint de la voix de Cléo, Lola Lafon donne à entendre celle d'autres victimes.
La vie continuera pour Cléo. Chaotique mais jalonnée d'actes courageux qui ne suffiront jamais à effacer l'épisode Galatée et ses remords d'avoir "vendu" Betty, douze ans, à ses bourreaux.
"Il faut que je vous dise quelque chose..." Des décennies s'écouleront avant que cette phrase, comme un mantra mille fois retenu par les jeunes filles devenues des adultes fracassées, finisse par être lâchée.
Une écriture mimétique
Le corps est une fois encore au cœur de ce nouveau roman de Lola Lafon. Ici corps maltraité, trituré, blessé, exploité jusqu'à la douleur, pour plaire. Corps offert en spectacle, corps soumis au désir de l'autre, sans consentement, ultime étape, sans réaction.
Lola Lafon s'empare de son sujet à bras le corps, comme à son habitude. Elle dissèque les mécanismes d'une machine lancée à plein régime pour soumettre de jeunes proies à des prédateurs sans scrupule. Choisir les cibles, les séduire par des moyens détournés, les offrir à des adultes pervers, les congédier après usage, puis les rendre complices pour en faire des victimes silencieuses. Immonde et imparable.
D'une écriture mimétique, Lola Lafon traque les manquements, les silences, les gestes avortés et les manipulations qui, plus puissantes que la violence, resserrent doucement mais sûrement la corde glissée autour des cous graciles de leurs victimes, soumises sans violence apparente.
Silences complices
"Ces déjeuners, dans les années 1990, qui mettaient en relation des gamines et des hommes de pouvoir ? C'était de notoriété publique (…) tout le monde savait". Et l'entourage, les parents, les frères les sœurs, les professeurs ? "L'effacement de l'histoire était le résultat d'efforts conjoints, d'une solidarité familiale."
Ce roman interroge plus largement sur nos propres lâchetés. "L'affaire Galatée nous tend le miroir de nos malaises : ce n'est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules, de consentir journellement à renforcer ce qu'on dénonce".
Un roman fort et dérangeant, qui creuse couche par couche, à la manière d'une fouille archéologique, la question du consentement, du viol, et plus largement de l'appropriation du corps et la quête de liberté.
Chavirer, de Lola Lafon (Actes Sud – 352 pages – 20,50 €)
Extrait :
"Ils cherchent des moches? Avait gloussé son petit frère. Non, avait-elle répondu avec hauteur : des projets d'exception.
Prononcer ces mots la projetait hors du rectangle de la salle à manger, de cette existence aux coins racornis. Loin de ses parents affalés dans le canapé, le dos rompu de s'être faits à tout ; elle était terrible leur lenteur à vivre, cette boucle de l'amertume dans laquelle ils étaient comme dans un labyrinthe, fustigeant la météo qui disait n'importe quoi, les soldes qui n'en étaient jamais. Ses parents semblaient avoir pour mission de débusquer l'arnaque, ils exultaient lorsqu'ils tenaient la preuve d'une erreur de calcul dans un ticket de caisse.
S'il fallait payer pour postuler à cette bourse, c'était hors de question. On entendait parler partout de ce genre d'attrape-couillons. Merci bien.
Les cils de sa mère se dressaient, de courts bâtonnets raidis de mascara qui, le soir, s'émiettaient sur sa pommette ; les longs cils de Cathy se recourbaient, gracieux.
Cléo avait retrouvé sa chambre avec soulagement, s'extirpant de leur banalité comme d'un quartier dans lequel elle aurait été égarée des années.
Tout était en place pour le reste de l'histoire. Le futur ressemblait à une ivresse." (Chavirer, page 25)
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.