"Les Testaments", suite de "La Servante écarlate" vient de décrocher le Booker Prize : retour sur le succès d'une histoire culte
Lori Saint-Martin, professeure de littérature et d'études féministes, nous explique le succès mondial de "La Servante écarlate" de Margaret Atwood.
Et de deux ! Déjà lauréate en 2000 pour Le tueur aveugle, Margaret Atwood décroche un nouveau Booker Prize, prestigieux prix littéraire britannique. Alors que son roman La Servante écarlate était nommé en 1986, c'est sa suite, Les Testaments, qui est récompensée.
Publié en 1985, La Servante écarlate devient un phénomène mondial avec son adaptation en série en 2017 par la plateforme américaine Hulu. Ce récit sombre d'une Amérique contrôlée par des fanatiques religieux, où les femmes fertiles sont réduites en esclavage, est devenu une référence de la littérature dystopique (racontant une société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire).
Aujourd'hui, la tenue de la Servante, une longue cape rouge accompagnée d'une coiffe blanche, est utilisée par des militantes pour dénoncer la remise en cause du droit à l'avortement. Comment un roman publié il y a 34 ans fait-il pour fasciner notre époque ? Explications de Lori Saint-Martin, professeure de littérature et d'études féministes à l'université du Québec à Montréal et cotraductrice de L'odyssée de Pénélope de Margaret Atwood.
Franceinfo Culture : Comment ce roman a-t-il été accueilli lors de sa publication en 1985 ?
Lori Saint-Martin : C'est un livre qui a eu du succès à l'époque malgré des critiques mitigées. En 1985, il était déjà prophétique et on peut encore le lire de cette manière. Plusieurs choses dont Margaret Atwood parle se fomentaient dans la société de son époque comme la montée de la droite religieuse. Lorsque Margaret Atwood écrit son livre en 1984, Ronald Reagan est réélu président des États-Unis.
Il y a aussi des références à l'actualité avec le personnage de la femme du Commandant, Serena Joy. L'auteure ne le dit pas explicitement mais il est évident que ce personnage est inspiré d'une chanteuse chrétienne qui est devenue une militante contre l'Equal Rights Amendment, Anita Bryant. Si on regarde ce qui s'est passé depuis, la montée de Donald Trump, la droite religieuse qui est de nouveau très visible et agissante aux États-Unis, cela explique l'actualité de ce livre.
Comment expliquer l'engouement pour ce livre aujourd'hui ?
Aujourd'hui, Margaret Atwood est devenue une vedette mondiale en partie grâce aux médias. La série a aussi beaucoup aidé. Mais pourquoi est-ce qu'on a décidé de produire la série à ce moment-là ? Là encore, je pense que c'est le moment de l'actualité, avec la montée de la droite dans plusieurs pays. Tout cela alimente le succès du livre.
Margaret Atwood a également été très astucieuse dans sa manière de parler des choses. Dans La Servante écarlate, on parle très peu de technologie par exemple, donc ça n'a pas vieilli. Parfois on essaie de prédire comment sera l'informatique dans 10 ou 20 ans et on se trompe complètement. Elle a trouvé une manière de créer un monde qui nous apparaît aussi horriblement possible aujourd'hui qu'en 1985. Dans le livre, très peu de femmes sont fécondes à cause d'accidents nucléaires. C'est aussi un des éléments qui expliquent l'engouement pour le roman : il y a l'idée d'un cataclysme environnemental. Aujourd'hui cela semble plus probable que jamais. Ce livre peut être perçu comme ayant été écrit pour notre époque.
Comment expliquer que ce soit devenu un symbole pour certaines militantes féministes ?
La Servante est une figure qui est complètement contrôlée, à cause de sa fertilité. Peu de femmes sont fécondes donc on les surveille. Comme c'est un système de classes sociales, elles sont réservées aux Commandants dont les femmes sont stériles. C'est un symbole extrême du contrôle sur le corps des femmes exercé par le patriarcat. Aujourd'hui, si le droit à l'avortement est menacé entre autres, on mobilise ce symbole-là. On a vu des manifestations entières où les femmes étaient costumées comme la Servante. C'est une tenue qui est saisissante, qui capte l'attention.
En quoi La Servante écarlate peut-il être considéré comme un roman féministe ?
Margaret Atwood a toujours reçu des critiques à ce propos mais aussi des éloges. On lui a par exemple reproché de ne pas assez montrer la solidarité entre les femmes mais plutôt des femmes qui se maltraitent entre elles. Dans La Servante écarlate, il y a une grande rivalité entre les femmes qui sont séparées par castes. Il peut y avoir des alliances momentanées entre elles et à d'autres moments beaucoup d'hostilité. On pourrait dire que l'auteure montre un système patriarcal qui réduit les femmes à se détester entre elles, qui ruine la possibilité de la solidarité. Si on regarde la littérature critique qui est consacrée à l'oeuvre de Margaret Atwood, certains disent qu'elle est féministe car tous les thèmes qu'elle aborde sont féministes.
Plus généralement, La Servante écarlate est un livre féministe où l'on voit tout ce qui a été perdu, où les femmes sont réduites à leur corps. Elle montre une société qui opprime tout le monde à part quelques privilégiés. C'est un roman dystopique dans la lignée de George Orwell et d'Aldous Huxley. Mais les femmes sont davantage opprimées en fonction de leur sexualité et des capacités de reproduction qu'elles possèdent ou ne possèdent pas. Il y a là une réflexion féministe sur la place qui est donnée ou qui n'est pas donnée aux femmes.
Quel courant de pensée féministe peut-on rattacher au roman ?
Il prône un féminisme libéral dans un sens très large. Ce qui l'intéresse le plus c'est la liberté. La narratrice, Defred, est modérée. Elle explique qu'avant Gilead, elle n'était pas vraiment politisée contrairement à sa mère. Il y a là un courant féministe que Margaret Atwood critique et qui est représenté dans le roman quand on voit la mère de Defred brûler des livres pornographiques. Ce moment est presque montré comme précurseur de l'arrivée de Gilead parce qu'il bride la liberté d'expression. Tout le roman montre ce qui se passe quand les femmes n'ont plus le contrôle de leur corps.
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