"Regardez-nous danser" : Leïla Slimani donne une suite captivante à sa saga familiale dans l'effervescence de la fin des années 60
L'œuvre de Leïla Slimani prend de l'ampleur avec la sortie de "Regardez-nous danser", le deuxième volume du "Pays des autres", sa fresque familiale. On retrouve la famille Belhaj à la veille de mai 68, dans un pays qui a toujours du mal à trouver sa propre voie, plus de dix ans après la fin du protectorat.
Leïla Slimani, lauréate du prix Goncourt en 2016 avec Chanson douce publie dans cette rentrée littéraire d'hiver Regardez-nous danser (Gallimard), le deuxième volet de sa saga familiale Le pays des autres. On y retrouve Amine, Mathilde, Aïcha, Selma, Omar, Mourad… et les autres, de 1968 à 1972, dans un Maroc pris entre son désir d'émancipation, la rigidité du pouvoir royal et un monde en pleine révolution sociétale. En librairie le 3 février.
L'histoire : à la fin de La guerre, la guerre, la guerre, premier volet du Pays des autres, on avait quitté Mathilde et Amine, couple formé par un Marocain et une Alsacienne, dans un pays à feu et à sang, en pleine insurrection. On les retrouve en avril 1968. Le Maroc a retrouvé son calme, et son indépendance. A force de travail et de ténacité, Amine a transformé les terres arides héritées de son père en exploitation agricole moderne et prospère. Le couple se mêle à la bourgeoisie locale, où se côtoient riches Marocains et riches Français restés après l'indépendance.
Quand s'ouvre ce nouveau chapitre, Mathilde observe les tractopelles retourner son jardin. Elle aura bientôt la piscine dont elle rêve. Sa fille Aïcha, toujours brillante, toujours sauvage, est partie à Strasbourg faire des études de médecine, pendant que son petit frère, Selim choyé par sa mère, finit tant bien que mal le lycée. La belle Selma, sœur d'Amine, a bien du mal à élever son enfant au côté de Mourad, le mari qu'Amine lui a imposé. Omar, le frère d'Amine, engagé auprès de nationalistes avant l'indépendance, est désormais au service du pouvoir pour traquer les ennemis du roi…
Émancipation
Dans ce deuxième volet, Leïla Slimani balaie un nouveau pan de l'histoire du Maroc, qu'elle nous raconte à travers les trajectoires des membres de la famille Belhaj, inspirée par la sienne. Avec subtilité et beaucoup de souffle, la romancière peint les ambiguïtés d'une classe privilégiée marocaine, qui côtoie les Français sur un apparent pied d'égalité, mais où s'exprime toujours, de manière sournoise, le mépris des anciens colons pour ceux qu'ils continuent à appeler (par inadvertance devant les intéressés) les "bicots".
Une bourgeoisie faisant la fête dans des villas jouxtant les quartiers miséreux d'un pays naviguant à deux vitesses. Un pays enfin, qui dirigé d'une main de fer par le pouvoir royal, peine à trouver sa propre voie après plusieurs décennies de protectorat. Des frémissements se font pourtant sentir, mais l'élan est souvent brisé : insurrections étudiantes réprimées dans le sang, tentatives d'assassinat du roi, que le monarque règle en exécutant les militaires fautifs en public, et en direct à la télévision.
Des échos de la révolution de mai 68 se font néanmoins entendre jusqu'à ce pays aux traditions ancestrales bien ancrées. Un vent de liberté se met à y souffler discrètement, exprimé par la présence de professeurs éclairés, ou plus pittoresquement par l'installation de colonies de hippies dans les rues d'Essaouira ou encore par l'apparition quasi onirique de Roland Barthes au détour d'une ruelle…
Ampleur romanesque
Leïla Slimani creuse et peaufine ses personnages, nous faisant partager les sentiments qui les traversent : Amine, sa fierté d'homme et de paysan attaché à sa terre, Mathilde, magnifique, entrant dans la maturité, mère inquiète, épouse compréhensive aimant toujours son beau Amine malgré ses infidélités. On assiste aussi dans ce deuxième volet à l'éclosion d'une fleur : Aïcha devient une femme et rencontre l'amour. On partage les douleurs de Selma, la renégate, de Selim, l'enfant trop choyé par sa mère et méprisé par son père, qui rêve d'Amérique mais se perd dans l'inceste avant de se diluer jusqu'à disparaître dans les vapeurs des paradis artificiels hippies.
La romancière dessine la difficile émancipation des femmes dans un pays marqué par le patriarcat, et la lenteur du changement, freiné par des coutumes fortement ancrées et l'autoritarisme du pouvoir royal. Cet ample récit est déployé d'une plume assurée, carrée, sans fioritures, avec des phrases courtes, portées par des images marquantes, sensuelles. L'écriture de Leïla Slimani nous plonge aussi bien dans l'atmosphère d'une époque que dans les sentiments des protagonistes de cette passionnante fresque familiale, historique, romanesque. On en redemande.
"Regardez-nous danser – Le pays des autres, 2", de Leila Slimani (Gallimard, 368 pages, 21 €)
Extrait :
"Sur le bas-côté, deux hommes marchaient. Deux ouvriers portant des bottes en caoutchouc et des pulls de laine troués aux coudes et à la nuque. Quand la voiture passa, ils relevèrent la tête et saluèrent Aïcha en posant une main sur le cœur. Elle eut honte. Comme lui fit honte l'immense pancarte qui trônait à présent à l'entrée et sur laquelle était peint en lettres bleues : "Domaine Belhaj".
"Ton père est un colon ?
- Pas du tout. C'est un Marocain et cette terre est à lui.
- Marocain ou pas, c'est la même chose. Ton père n'est pas très différent des propriétaires russes avec leurs serfs. Vous vivez comme des Européens, vous êtes riches. Pas besoin d'être un colon pour traiter les gens comme des indigènes.
- Tu dis n'importe quoi."
(Regardez-nous danser, page 93)
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