"Le travail de la main est complètement oublié" : avec ses formations, Jean-Luc François transmet les savoir-faire liés aux métiers de la mode
Avec les deux structures qu'il a mis en place - l'une à Pantin, l'autre en Picardie - Jean-Luc François forme aux métiers de la mode des personnes éloignées de l'emploi.
A Pantin depuis 2010, l’Association Jean-Luc François rend les métiers de la mode accessibles avec ses formations aux métiers techniques et son incubateur textile/habillement qui accompagne les entrepreneurs. Depuis 2017 s'y ajoute un atelier coopératif situé en Picardie.
Rencontre avec Jean-Luc François, un homme passionné pour qui la transmission est essentielle afin que perdure le savoir-faire de la couture française.
Franceinfo Culture : qu'est-ce qui vous a conduit à vous démultiplier dans l'univers de la mode et plus précisément dans la fabrication, la création ?
Jean-Luc François : à 20 ans, j'ai eu la chance de rencontrer des personnes de l'entourage proche de Monsieur Saint-Laurent. J'ai été invité à voir un show : c'était la dernière année où la maison de haute couture faisait des défilés privés pour ses clientes. Quand j'ai vu les vêtements, les broderies, les matières et les tissages de cette collection inspirée de la Russie, je me suis dit : c'est fabuleux, c'est ce que je veux faire ! Pendant 15 ans, j'ai eu la chance d'être au coeur de cette maison en tant qu'indépendant et de travailler sur la haute couture et le prêt-à-porter au niveau des accessoires. Loulou de La Falaise me disait : "on va mélanger les matières". Je suis parti en Inde chercher des miroirs faits à la main, elle a flashé dessus et on en a fait des accessoires pour les vêtements haute couture. J'ai côtoyé des tisseurs, rencontré, entre autres, Lesage (brodeur), Lemarié (plumassier) et Gripois (bijoux). J''ai été à l'école de la vie avec tous ces métiers et je me suis formé. J'ai quitté la maison Saint Laurent en 1996.
La création de votre maison de couture était une suite logique ?
Une amie m'a demandé pourquoi je ne faisais pas des pièces de collection avec toutes les techniques que je connaissais. J'ai alors lancé ma maison-atelier : une marque très couture avec des pièces presque uniques (3, 4, 5 modèles), imprimées à la main, brodées... Je faisais des collections sans saisonnalité, j'étais en avance sur l'époque. En 2004, la princesse Bourbon m'a présenté un financier chinois avec qui j'ai fait des collections pendant cinq ans avant de reprendre ma liberté.
Dans quel contexte avez-vous lancé votre Association Jean-Luc François, en 2010 ?
Je m'occupais déjà de jeunes en rupture scolaire et familiale, éloignés de l'emploi auxquels j'expliquais les différents métiers. A l'époque, la région Île de France avait un partenariat avec Hanoï mais ne connaissait rien aux métiers d'art et à la mode. Le cabinet de Jean-Paul Huchon m'a demandé de partir avec la délégation française pour faire des conférences sur les métiers, la transmission. Pendant deux ans, j'ai fait des missions au Vietnam puis un peu partout dans le monde. Mais quand je revenais en France, les gens de la mode me reprochaient de ne rien faire pour eux.
A cette époque, il n'y avait pas de développement durable, ni d'accompagnement des jeunes marques, cela n'existait pas. On ne parlait pas non plus de transmission : ceux qui partaient à la retraite pouvaient être rappelé à 70 ans car ils étaient les seuls à possèder encore les techniques, et quand on faisait appel à des jeunes, on leur reprochait de ne pas être qualifiés. Je me suis dit on va tout perdre, il faut transmettre.
Comment avez-vous choisi les savoirs à transmettre dans votre atelier de formation ?
J'ai été voir les professionnels pour connaître leurs soucis. Ils m'ont dit : plus personne ne veut travailler dans les ateliers, les jeunes veulent tous être stylistes... J'ai constaté aussi que le travail de la main était complètement oublié car les grandes maisons ne parlaient jamais des gens qui font ce travail.
Je me suis demandé qui a besoin de travailler ? Souvent des femmes isolées qui n'avaient pas fait d'études, avec une moyenne d'âge de 40 ans. Je pense qu'à n'importe quel âge on peut renaître, donc j'ai décidé d'accompagner des personnes en difficulté mais volontaires. Pour entrer ici, il faut être déterminé et respecter des codes.
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Vous êtes installé à Pantin pas loin des ateliers Hermès, du 19M (les métiers d'art Chanel) et de l'école Esmod.
Au début nous étions à Paris puis à Pantin dès 2004, je savais qu'Hermès y était implanté depuis longtemps et qu'il y avait des artisans. Nous ne sommes pas une école de mode mais un atelier de transmission, comme un atelier d'artisans. Pour accompagner les personnes éloignées de l'emploi, j'ai mis en place une formation d'excellence des métiers de la couture. Cette formation technique, lancée en 2014, est certifiée Qualiopi.
On a contacté les mairies, les associations qui s'occupaient de personnes en difficultés, mais aussi Pôle Emploi qui considérait ne pas être compétent car personne les sollicitait sur ces métiers. Mais tout de suite le département nous a suivi, puis Les Agglo. Aujourd'hui c'est la région Île de France notre principal interlocuteur mais il faut trouver des co-financements (à hauteur de 40%). En 2022, on a fait cinq formations (de 12 personnes) d'une durée de trois mois. On a aussi développé, avec le département, une formation pour le public du 93 (12 personnes), sans compter trois ateliers découverte de deux semaines, également organisés avec le département. Nous sommes cinq formateurs à intervenir. A la fin des formations, 60% des personnes restent dans le secteur (et sont embauchés), pour les 40% restants, c'est une passerelle de retour à la vie qui ouvre à d'autres horizons.
Vous avez aussi créé un incubateur textile/habillement/accessoires et décoration de la maison pour accompagner dans l'entrepreunariat les créateurs de mode et les fabricants. Pourquoi ?
En 2015, j'ai commencé à travailler sur le projet. Je pensais qu'il fallait accompagner les nouvelles marques, beaucoup de créateurs exprimaient ce besoin de soutien. Je voulais accueillir ceux qui ont raté une marche et sont obligés de recommencer. On a démarré en 2016. Aujourd'hui l'incubateur c'est 30 personnes par an : deux sessions de 15 personnes présents pendant six mois, encadrées par 12 formateurs.
On veut que ceux qui nous sollicitent pour y entrer n'oublient pas que tout est pris en charge ici, alors il faut un vrai échange. Il faut respecter le contrat et être prêt à se remettre en question. Par exemple, une dame qui s'était présentée en 2016 (mais n'avait pas été sélectionnée) a été acceptée l'année dernière, elle m'a dit : "vous ne m'aviez pas sélectionné mais vous m'aviez donné des conseils, j'ai retravaillé mon projet pour venir peaufiner ma marque chez vous".
Il y a des profils différents : ceux qui n'ont pas de marques mais ont un vrai projet. A la sortie de l'incubateur, ils sont lancés. Il y a ceux qui ont une marque - qui existe depuis un certain temps mais stagnent -, ils ont besoin d'un coup de peps, du travail en équipe, de rencontres. Des marques connues - en panne d'inspiration car la mode change - et d'autres qui veulent lancer un nouveau produit mais ne savent pas comment faire, fréquentent l'incubateur. Ici c'est une communauté, les gens apprennent et travaillent ensemble, ils sont liés, ils sont stimulés.
Comment est financé l'incubateur ?
C'est la Région qui finance : hier à hauteur de 75%, aujourd'hui seulement à 42%. Cela devient compliqué...
En 2018 vous implantez le premier atelier coopératif à Ham, en Picardie. Vous êtiez alors un des premiers à lancer un incubateur rural.
Quand on a reçu le prix "Entreprise innovante de l'année" décerné par le groupe Accenture, tout le monde nous a mis la pression. Une équipe du ministère m'a demandé si je connaissais la revitalisation des centres villes, des centres bourgs. J'ai trouvé cela intéressant car je pensais déjà à comment réimplanter des ateliers en France, bien avant que cela ne soit à la mode. Comme on venait d'être primé, Accenture nous a accompagné pendant six mois pour écrire ce projet. J'avais visité le familistère où l'on fabriquait les poêles Godin et j'étais tombé amoureux de cette époque où les ouvriers faisaient partie d'une grande famille. Je voulais créer un lieu ouvert, pour un public qui pourrait travailler à son compte.
Julie Riquier, vice-présidente à la région des Hauts de France, m'a aidé à monter le projet dans ce département sinistré, qui a été, il y a longtemps un patrimoine textile : Coco Chanel y faisait faire ses tissus pas très loin. C'est un atelier au début expérimental, installé dans un ancien supermarché de Ham dont on a gardé la vitrine, devenu un lieu d'exposition sur les savoir-faire et le textile. Nous avons lancé le premier incubateur rural. Depuis un an six femmes ont lancé leur marque et sept façonniers fabriquent ici. Des machines sont à disposition. Une fois par an on propose, aussi, un atelier découverte pour les personnes très éloignées de l'emploi.
Notre concept a déjà été copié mais aujourd'hui mon souci est d'être accompagné : on a besoin de parrains et marraines mais aussi d'argent pour continuer à exister.
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