: Interview Haute couture : au défilé Franck Sorbier, le photographe Laurent-Stéphane Montfort est derrière le viseur
Avec sa collection printemps-été 2024, Le Chant des guérisseuses, présenté au studio Harcourt à Paris, le 24 janvier, lors de la semaine de la haute couture printemps-été 2024, Franck Sorbier nous transporte dans un univers poétique comme il aime à les conjuguer avec, en prime, "une couture humaniste qui fait du bien".
Quelques jours avant, nous l'avions rencontré en présence de Laurent-Stéphane Montfort, réalisateur et photographe (entre autres de sport). Ce n'est pas la première fois que les deux hommes travaillent ensemble : au fil du temps, ils ont appris à se connaître pour mieux se comprendre. Décryptage.
Franceinfo Culture : Quel est le thème de votre collection printemps-été 2024 ?
Franck Sorbier : La collection s'intitule Le Chant des guérisseuses. C’est un peu un parcours dans cette histoire qui commence à l'ère préhistorique, continue sûrement dans l'Antiquité, puis au Moyen Âge. À l’époque, ces guérisseurs et guérisseuses étaient considérés au même titre que les médecins. Après, des lois sont passées qui les ont marginalisés par rapport à la médecine classique, moderne. La connaissance des plantes pour guérir tels maux, telles maladies a un côté magique. Je trouve que ce dont on a le plus besoin aujourd'hui, c'est de se sentir bien. Si la haute couture peut accompagner ce bien-être, c'est une bonne chose.
Il y a pas mal de termes utilisés suivant les régions et les pays : ainsi en Suisse, on les appelle les coupeurs de feu. Il y a eu des très connus – comme Raspoutine en Russie, Jacob dit le zouave en France – mais aussi des charlatans. Il n'y a pas que le côté païen, il y a aussi les prêtres guérisseurs dans la religion catholique. N'oublions pas que c'étaient les sœurs et les moines qui faisaient les médicaments autrefois. Au Pays basque, pays de mes ancêtres maternels, on appelait ces hommes les sorgins et ces femmes les sorginas. Beaucoup ont été victimes de l'Inquisition avec de grands procès autour de Saint-Jean-de-Luz, coté français. Cette histoire m'a intéressé, car aujourd’hui, il y a de nouveau un engouement pour ce genre de médecine, que l'on pourrait qualifier de médecine naturelle ou douce par rapport à tout ce qui est laboratoire, chimie...
Comment perçoit-on cette inspiration dans vos créations ?
Franck Sorbier : C'est une couture humaniste qui fait du bien, elle n'est pas ostentatoire. Par exemple, les filles défilent pieds nus dans le foin éparpillé au sol : nous sommes hors sophistication, presque pour prendre le contre-pied d'une haute couture un peu figée. Ce n'est pas premier degré, même s'il y a des choses inspirées de la nature : Isabelle [Tartière, présidente et collaboratrice artistique de la maison] a réalisé sur une jupe un dessin qui représente le cardebelle, une fleur de la famille du chardon qui protège contre le mauvais sort et était clouée sur les cabanes de berger ! Côté matières, il y a beaucoup de soie, soie et coton, des choses nobles, de la broderie à base de guipure avec des feuilles, comme un clin d'œil à la nature sur des robes, des jupes avec des petits corsages, un magnifique jacquard qui représente des tournesols et des amaryllis. Le tout est décliné dans une palette noire, écrue, rouge et jaune solaire. On peut assimiler cela à un esprit un peu bergère. Outre cette idée de botanique, on a fait une sorte d'inventaire de ce qui peut apporter du bien-être, par exemple la présence au défilé de quatre chanteurs de polyphonie corse, l'ensemble Sarocchi. C’est une façon de vivre !
À qui sont destinées ces photos et vidéos ?
Franck Sorbier : Cette saison, les photos du lookbook sont faites le jour du show. Ce ne sont pas des photos de défilés, c'est un peu à part avec un côté catalogue. Elles sont destinées à la Fédération de la haute couture et de mode, aux journalistes, mais aussi aux clientes. Chaque fille qui porte un modèle prend la pose juste après le défilé.
Comment explique-t-on son propre univers créatif au photographe ?
Franck Sorbier : On se connaît depuis un moment, Laurent-Stéphane est un habitué de l'histoire de la maison. Il a réalisé, par exemple, le film de la haute couture de l'automne-hiver 2021-22 pour la collection La Servante, le passeur et la relique. [Dans ce film, la servante incarne une paysanne qui évolue dans un univers bucolique]. Cette saison, on retrouve cette idée de fille des bois, un peu sauvage ! Pour chaque collection, je fais des panneaux d'inspirations. C'est un point de départ, une façon d'avoir une direction, d'expliquer où je veux aller et d'exprimer les images que j'ai en tête. Ce qui est assez intéressant avec ces différents panneaux, c'est que l'on se rend compte – au fur et à mesure que l'on avance dans la collection – qu'il y a des éléments qui viennent s'y raccorder et renforcer l'histoire.
Laurent-Stéphane Montfor : Je ne suis jamais très loin entre deux collections : je garde toujours un œil ouvert pour découvrir le monde dans lequel Franck va nous plonger. Effectivement, ces panneaux évoluent entre le premier au début et celui de la fin de collection. J'essaie d'être au courant, car ce cheminement est toujours intéressant, il donne une très grande idée de la thématique. Sur ces panneaux, où l'on voit les dessins, je regarde où en sont les modèles afin de voir quels vont être les tissus. Cela me permet d'imaginer ce que cela va rendre pour progressivement créer mon propre monde. Je récupère le mood board, je regarde les croquis, mais sans trop m'immerger afin d'interpréter à ma manière le moment venu.
Il faut bien comprendre la vision de Franck et donner un esprit à cette photo tout en mettant en scène les tenues qui sont la star. Mais entre l'idée et la faisabilité, il y a toujours un premier filtre : je peux, par exemple, faire une simulation, mais cela ne va pas correspondre à l'idée imaginée par Franck. Certes, il faut apporter un peu de sa propre vision, mais sans dénaturer l'œuvre en elle-même. C'est compliqué l'interprétation du thème ! Quand il s'agit de faire le film de la collection, le travail est différent, il est plus profond. Dans ce cas-là, effectivement, on prend plus de temps pour échanger sur la manière de filmer pour raconter l'histoire.
Quelles sont les contraintes pour photographier la haute couture ?
Laurent-Stéphane Montfort : La difficulté, c'est toujours d'interpréter tout en gardant l’esprit voulu par Franck. Cela vient au fur et à mesure : il y a un apprentissage culturel du couturier, de son travail, des tissus qu'il utilise... Les contraintes ne sont pas les mêmes d'une saison à l'autre. C'est excitant d'essayer de comprendre, de voir ce qu'il veut et après ce que permet l'objet en lui-même qui a sa propre vie.
Dans la photo comme dans la vidéo, il faut faire attention à ne pas se répéter, ne pas se conformer, réussir à garder ce qui est bien et le faire évoluer et enlever ce qui ne fonctionne pas. Pour faire de la photo – et encore plus dans la haute couture – il faut trouver cet équilibre entre comprendre, capter, interpréter et apporter sa patte. Et même quand on ne se comprend pas, on s'apporte néanmoins autant l'un à l'autre : souvent, on arrive à quelque chose de nouveau, dans une direction où l'on ne pensait pas aller !
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