Interview Haute couture automne-hiver 2024-25. "Haute couture et art, il s'agit d'un seul et même univers pour moi", Iris van Herpen ouvre un nouveau chapitre de son histoire

Depuis 2011, la créatrice avant-gardiste Iris van Herpen présente ses collections pendant la semaine de la haute couture parisienne. Cette saison, point de défilé mais une performance-déambulation entre quatre immenses toiles de soie et cinq mannequins accrochées dans un tableau. Sublime !
Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Performance Iris van Herpen haute couture automne-hiver 2024-25 à Paris, le 24 juin 2024 : dans cinq tableaux, des mannequins sont accrochés au mur (EMMANUEL DUNAND / AFP)

Iris van Herpen (née en 1984) est une créatrice de mode néerlandaise connue pour fusionner la technologie avec l'artisanat traditionnel de la haute couture. Son initiation à la mode a commencé dans le grenier de sa grand-mère où elle a découvert un mini-musée de vêtements et de costumes. Formée au ballet classique, elle a toujours été fascinée par la fluidité et l'art du mouvement. 

Son approche interdisciplinaire est influencée par son éducation ; avec une mère professeur de danse et un père musicien, dès son plus jeune âge, elle a été exposée à l'intertextualité de la danse, de la musique et des arts visuels. Cette expérience a façonné sa vision de la créativité, intégrant des éléments des arts du spectacle, de la sculpture, de la peinture et de la science dans son travail. Sa vision, guidée par l'anatomie et le mouvement humains, a abouti à des créations éthérées qui s'étendent au-delà du corps vers des silhouettes multidimensionnelles.

Habituée à défiler en tant que membre invitée dans le calendrier de la Fédération de la haute couture et de la mode, au premier jour de la semaine de la haute couture automne-hiver 2024-25, la créatrice a présenté son travail sous la forme d'une performance où des sculptures aériennes côtoyaient des créations de couture, ce qui représente une évolution naturelle de sa pratique pluridisciplinaire et une étape de sa carrière. Interview et explications d'Iris van Herpen sur cette évolution vers l'art contemporain après une reconnaissance internationale dans la haute couture. 

Performance Iris van Herpen haute couture automne-hiver 2024-25 à Paris, le 24 juin 2024 : dans cinq tableaux, des mannequins sont accrochés au mur et côtoient des oeuvres monumentales (FRANK BOHBOT)

Franceinfo Culture : Fin 2023, le MAD à Paris présentait "Iris van Herpen Sculpting the Senses", une rétrospective de votre travail interrogeant la place du corps dans l’espace, son rapport au vêtement et à son environnement. Les robes y dialoguaient avec des œuvres d'art contemporaines, des installations, des vidéos, des photographies montrant que vous affectionnez l'interdisciplinaire. Avez-vous toujours ressenti un lien entre l'art, l'architecture, la science et la couture ? 
Iris van Herpen : Quand j'étais enfant, j'ai appris différentes pratiques, y compris la danse, la musique, la peinture et la couture. La danse m'a laissé une profonde empreinte et a été à la naissance de ma manière interconnectée de travailler et de penser. Au fil des années, j'ai relié la nature à la danse, la danse à la couture, la couture à la sculpture et la sculpture à la science. Ainsi, j'ai exploré où commence notre corps et comment il se transcende. J'ai constaté que de nouvelles visions émergent et évoluent lorsque les différentes sphères de l'art contemporain, de la couture, de la science et de l'architecture se rencontrent et se fondent.

Vous êtes connue pour vos pièces haute couture éblouissantes qui ressemblent à des sculptures. Vous n'êtes pas seulement une créatrice de mode : vous considérez-vous aussi comme une artiste qui crée des pièces pour le corps ? 
Depuis longtemps, je travaille à élargir la perception que peuvent avoir les gens sur la manière dont la mode et l'art peuvent être en symbiose. Mon processus de moulage - en drapant directement sur le mannequin - est comme de la sculpture. Haute couture et art, il s'agit d'un seul et même univers pour moi.

Le défilé du 24 juin représente-t-il une évolution significative dans votre travail ? Est-ce un changement dans votre trajectoire de créer des œuvres qui ne sont pas liées à la forme humaine ?
Oui, c'est en effet un important tournant où je fais un grand pas en avant, en élargissant ma façon de travailler vers une nouvelle dimension. C'est le début de nombreuses sculptures aériennes : je continuerai à travailler avec le corps et plus loin encore.

Combien de temps avez-vous mis à planifier cette installation artistique hybride ?
J'ai travaillé sur ce projet pendant un an car il a nécessité de nombreux changements. Il y a deux ans, j'ai déménagé hors de la ville d'Amsterdam dans une belle région abritant une grande réserve d'oiseaux. Ce nouvel environnement magnifique m'a permis de me reconnecter à la nature au quotidien : être au cœur des transformations des saisons et voir de près le tissu de la vie a été un point de départ pour imaginer les sculptures aériennes. J'ai dû chercher un deuxième atelier avec des plafonds très hauts, car vu leurs tailles, mes nouvelles œuvres ne rentraient pas dans l'atelier de couture. Les deux studios sont maintenant proches l'un de l'autre et je fais des allers-retours quotidiens. 

Performance Iris van Herpen haute couture automne-hiver 2024-25 à Paris, le 24 juin 2024 : une personne regarde une des oeuvres monumentales (FRANK BOHBOT)

Pourquoi avoir opté pour le format d'une exposition performance ?
En créant les sculptures aériennes et les créations de couture, j'ai ressenti très fortement que je ne voulais pas les séparer lors de leur présentation car elles sont symbiotiques. Comme les œuvres aériennes concernent l'élévation, je voulais que les pièces couture soient dans cette même dimension. Les performeurs sont présentés comme des œuvres d'art vivantes et ont été sculptés à la main avec du plâtre, en partie dans leur propre toile.

Le public peut se déplacer librement entre ces pièces en suspension et prendre le temps d'apprécier ce savoir-faire et cet artisanat. Leur réalisation a pris de nombreux mois, d'où l'importance de ralentir, non seulement dans la création d’œuvre elle-même mais aussi dans la manière dont les gens la perçoivent : ici, les performeurs se confrontent au public via le regard et s'observent mutuellement. La performance est immergée dans un paysage sonore hypnotique créé par Salvador Breed pour instaurer un état méditatif.  

Performance Iris van Herpen haute couture automne-hiver 2024-25 à Paris, le 24 juin 2024 (EMMANUEL DUNAND / AFP)

Vous présentez quatre sculptures monumentales. Que représentent-elles ? 
Chaque sculpture a sa propre histoire. Weightlessness of the Unknown est la première et la plus grande sur laquelle j'ai commencé à travailler. C'est un autoportrait de mon monde intérieur : elle parle de catharsis et de dépassement de la réalité physique. C'est dans cet état d'abandon à l'artisanat, dans cette liberté par rapport au temps, que je peux laisser aller une certaine réalité physique qui me contraint et un sentiment de transcendance se matérialise. 

Embers of the Mind est un deuxième autoportrait réalisé avec une tridimensionnalité semblable à celle de la lave. La composition cyclonique et éruptive reflète les étapes chaotiques de mon processus créatif. Les formes viscérales sont tissées ensemble avec de la soie qui s'effile, ramenant mon subconscient à la surface à travers une perspective vaporeuse et aérienne.

Performance Iris van Herpen haute couture automne-hiver 2024-25 à Paris, le 24 juin 2024 : détail d'une des oeuvres monumentales (FRANK BOHBOT)

Il y a deux ans, j'ai déménagé du centre-ville d'Amsterdam vers une magnifique maison remplie de plantes et installée à côté d'une réserve d'oiseaux. Ce changement d'environnement a eu une influence très positive sur moi. J'ai recommencé à me reconnecter à la nature, à m'immerger dans les saisons changeantes des Pays-Bas et toutes les transformations qui s'y produisent chaque jour. En observant de près mon environnement et en passant plus de temps à l'extérieur, mon expérience du temps s'est transformée et s’est étirée. La sculpture Unfolding Time représente l'élasticité de la perception du temps humain par rapport à la nature et nous rappelle la valeur de ralentir dans un monde toujours plus accéléré.

L'eau et la vie aquatique ont toujours exercé une influence considérable sur mes créations. La sculpture Ancient Ancestors répond à des recherches innovantes menées par le biochimiste français Emmanuel Farge et son équipe à l'Institut Curie. Les scientifiques ont découvert que 700 millions d'années auparavant, les premiers organismes marins ont développé leurs capacités sensorielles en détectant physiquement les mouvements de la mer. Je trouve magnifique que dans nos origines, il y ait cette essence de ressentir les vagues. Ici, le drapé sinueux de la soie évoque le doux balancement des végétaux marins et les reliques organiques sont accentuées par des éclats de sable, à la fois métaphore du passage du temps et hommage à la mer.

A côté de celles-ci, vous présentez des sculptures corporelles haute couture. Cela signifie que vous continuerez à défiler pendant la semaine de la haute couture parisienne ?
Je continuerai à faire à la fois de l'art et de la haute couture. Au lieu de laisser le format guider mon processus créatif, je laisserai mon processus créatif me guider pour définir le format. C'est ainsi que cette présentation hybride a été créée. 

Perfromance Iris van Herpen haute couture automne-hiver 2024-25 à Paris, le 24 juin 2024 (EMMANUEL DUNAND / AFP)

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