Grand entretien "La musique baroque est un grand show !" : Hervé Niquet fête les 35 ans de son ensemble Le Concert spirituel

À l'Opéra royal de Versailles, Hervé Niquet reprend du 26 au 28 janvier l'un de ses plus gros succès, "Don Quichotte chez la duchesse" de Boismortier, mis en scène par le duo comique Shirley et Dino. À l'occasion des 35 ans de son ensemble Le Concert spirituel, rencontre avec un chef aussi facétieux que rigoureux.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
Le chef d'orchestre Hervé Niquet parmi ses musiciens de l'ensemble Le Concert spirituel. (LOUIS NESPOULOUS)

Trente-cinq ans déjà qu'Hervé Niquet promène sa curiosité à travers le répertoire baroque (mais pas que), français en priorité, avec son Concert spirituel créé en 1987, orchestre qu'il a nommé ainsi en référence à la première société de concerts privés française datant du XVIIIe siècle. Joseph Bodin de Boismortier, André Campra, Jean Gilles, Joseph Michel ou Marc-Antoine Charpentier, autant de compositeurs qu'il a contribué à faire sortir de l'ombre au prix de longues années de recherche.

Il les fait rayonner sur scène et à travers une quantité d'enregistrements souvent de référence, dont le dernier, consacré à Médée de Charpentier, sort le 26 janvier chez Alpha Classics, avec la fidèle soprano Véronique Gens, dans le rôle-titre, et le ténor Cyrille Dubois. Pianiste, claveciniste, organiste, chanteur, chef de chœur, chef d'orchestre, compositeur, Hervé Niquet est gage de sérieux et de rigueur dans le renouveau baroque.

Mais derrière sa silhouette haute et son air grave et strict se cache un esprit amusé et facétieux que l'on retrouve dans le Don Quichotte et la duchesse de Boismortier, concocté avec le duo Shirley et Dino, repris à l'Opéra royal de Versailles, du 26 au 28 janvier. Rencontre.

Franceinfo Culture : Parlons de vous, avant d'évoquer Le Concert spirituel. Deux rencontres de jeunesse en disent davantage sur vous sans doute que votre formation de musicien : la star de music-hall Zizi Jeanmaire et le chorégraphe Rudolf Noureev…
Hervé Niquet : C'est vrai. En arrivant à Paris, depuis ma province, j'ai été boy pendant trois mois dans une revue de Zizi Jeanmaire au Casino de Paris. Puis je suis arrivé à l'Opéra de Paris comme pianiste accompagnateur de ballet : Noureev a été nommé peu après. L'exigence de Noureev, ça a été quand même une claque. Et puis grâce à lui, j'ai croisé des grosses stars, comme le danseur Serge Lifar, que je n'aurais imaginé rencontrer !

Que vous a apporté le cabaret ?
Tout, parce que ces gens-là détestent l'approximatif. Ce sont de grands pros et au spectacle tout est réglé. Et en particulier, pour Zizi Jeanmaire ou pour Jacqueline Maillant, la "mise" – donc tout ce qui se passe avant le spectacle – était importante. J'ai appris au cabaret la règle du zéro erreur. C'est pour ça, tous mes musiciens vous le diront, qu'encore aujourd'hui, j'embête l'éclairagiste qui éclaire un simple concert, parce que c'est hyper important ! Je vérifie tout. Dans la moindre petite église du plus petit festival, dans un village de sept habitants, avec notre musique baroque, je fais le show jusqu’au bout. Et, de l'entrée jusqu'à la sortie, ça doit être impeccable.

Vous avez créé le Concert spirituel il y a 35 ans : quand vous regardez en arrière, vous vous dites quoi ?
D'abord, je constate qu'entre les disques enregistrés avec le Concert spirituel et ceux que j'ai faits hors Concert spirituel, cela fait plus de 170 : c'est beaucoup. Ce parcours m'inspire la nostalgie, parce qu'on a découvert beaucoup de répertoires. On en découvre encore, mais quand on est jeune, on a une fougue et une vigueur qui est imbécile, mais productive. Maintenant, je suis obligé de réfléchir.

Avez-vous changé ?
Je n'ai pas changé grand-chose, je travaille comme au premier jour et j'ai encore des musiciens comme la théorbiste Caroline Delume et le contrebassiste Luc Devanne qui étaient là au premier concert il y a plus de 35 ans ! Et Véronique Gens aussi.

Une certaine maturité doit vous aider…
Oui, parce que j'ai toujours cherché, lu, réfléchi, trouvé… C'est sûr, j'ai accumulé beaucoup d'informations. Tout ça, c'est précieux et puis, l'âge aidant, on a une façon de s'économiser, l'analyse est plus rapide, et même en termes de pédagogie de groupe, c'est sûrement mieux. Quant aux enregistrements, je me souviens qu'au tout premier, j'allais vomir entre les prises tellement j'étais angoissé ! Maintenant ça va, même si je déteste toujours autant cela, c'est un moment d'angoisse et de stress, de prendre des décisions qui seront fixées pour 2000 ans…

Votre gestuelle de chef d'orchestre est marquante. Elle est ample, souvent très théâtrale. Que raconte-t-elle ?
Que j'étais danseur ! On n'a pas besoin de tant de gestes que ça pour diriger. En fin de compte, on apprend à diriger en cinq leçons et il y a 90% de psychologie qu'il faut apprendre. Dans le travail, je suis très économe, minimaliste même. Mais là, on a un show à faire, il faut faire rêver les gens. Et puis, oui, c'est aussi une vieille frustration de danseur, j'ai besoin de m'étirer, j'ai des grands bras, ça me fait plaisir.

En formation vocale, c'est toujours impressionnant de vous voir diriger, entouré de vos chanteurs formant un cercle parfait.
Encore une fois, c'est un show ! Cela dit, il y a aussi beaucoup de pièces de musique qu'on a données où l'architecture est très importante : je pense par exemple à la Messe à huit chœurs d'Orazio Benevolo. Ou à l'Agnus dei à 60 voix d'Alessandro Striggio écrit pour la cathédrale de Florence, qui est une sorte de tornade de sons : ça a été composé en cercle, donc pourquoi j'éviterais ça ? C'est un atout supplémentaire pour la dramaturgie de l'œuvre, pour le son, pour l'entente, pour l'image. Ça souligne l'architecture d'une pièce.

Quel chef êtes-vous avec votre orchestre ?
Les musiciens qui sont sous ma baguette, on essaie d'en tirer le meilleur, ils font partie d'un collectif qui vit le temps d'une production, c'est éphémère évidemment un collectif de production ! Mais je fais en sorte que ce soit un bon souvenir, parce que ça crée un capital de réflexes et de travail sympathique. Je suis très exigeant. Mais eux, les instrumentistes, le sont à mon encontre aussi. Quand Luc le contrebassiste ou Caroline la théorbiste disent : "mais on ne comprend rien là, tu peux arrêter ?", ben voilà, c'est dit. Le moindre choriste dans le fond ou le moindre violoniste du dernier rang sont à la même place que la soliste au premier violon. Tout le monde est à la même distance des mains, des yeux et des oreilles.

Vous avez fait partie dès le début du renouveau baroque. Qu'est-ce qui vous paraît le plus important dans la démarche dite "historiquement informée" que vous avez épousée ?
Moi, j'ai été confronté aux deux écoles dans le travail d'interprétation : celle du "c'est comme ça qu'il faut faire". Et celle du "pourquoi ?". J'ai opté pour la deuxième, quand je suis tombé sur les manuscrits anciens, que j'ai enfin lu le discours musical d'Harnoncourt [l'un des grands chefs baroques], qui posait des questions et offrait enfin des réponses bardées de renseignements musicologiques, scientifiques, historiques… Je me suis dit que c'était ça ! Et quand j'ai travaillé sur l'ancienne société appelée Le Concert spirituel pour nommer notre ensemble et que j'ai vu qu'on avait encore le programme des 1 200 concerts de l'époque, avec toutes les œuvres, les effectifs, les fiches de paie des musiciens, etc., je me suis dit : ça, c'est précis !

L'autre marotte du Concert spirituel est la restitution du "son français", donc le répertoire français, du baroque jusqu'au XIXe siècle. Qu'a-t-il de si particulier pour vous ?
Je m'y sens bien parce que c'est ma langue. Je suis beaucoup plus mal à l'aise avec de la musique italienne et de la musique allemande, et même de la musique anglaise. C'est notre répertoire, c'est notre patrimoine, c'est très simple. Je fais un parallèle entre les arts : c'est très facile de décoder une petite église ou une cathédrale française, vous allez en Allemagne, là, on revient de Roumanie, c'est vraiment un autre langage architectural, décoratif, d'ornement.

Donc, vous avez redécouvert les partitions de Boismortier ou de Jean Gilles, vous ne l'auriez pas fait pour un Cavalli [grand compositeur baroque napolitain] ?
Oh non ! Pour moi, c'est très compliqué l'opéra baroque italien. Ça me fascine et ça m'ennuie en même temps.

"Don Quichotte chez la duchesse" de Boimortier avec une mise en scène de Shirley et Dino, que vous reprenez à partir du 26 janvier à l'Opéra royal de Versailles, est la preuve, s'il en était besoin, que l'humour est très important dans votre travail. Qu'apporte-t-il à la musique ?
À la musique, je ne sais pas, mais au public… tout ! Alors certes, ça dépend des œuvres, on ne va pas se marrer tout le temps, il y a des moments de réflexion. Mais quand on a un sujet aussi facétieux que celui-là, pourquoi on n'y tomberait pas ? J'ai toujours le boyau de la rigolade. Dans mes répétitions, on travaille énormément, on est exigeants, mais on se marre beaucoup. Quand j'ai rencontré Shirley et Dino, j'ai pu enfin faire avec eux tout ce que j'avais rêvé de faire sans jamais oser le demander. Ça a décomplexé les gens de venir à l'opéra : maintenant, il y a des gens qui me font signer le DVD avec lequel ils ont grandi, qui les a amenés à l'opéra et à la musique !

"Don Quichotte et la duchesse" de Boismortier sur un livret de Favart, mise en scène de Shirley et Dino, direction musicale d'Hervé Niquet avec le chœur et l'orchestre du Concert spirituel, à l'Opéra royal de Versailles, du 26 au 28 janvier 2024.

"Médée" de Charpentier, Hervé Niquet avec le chœur et l'orchestre du Concert spirituel, Alpha Classics, sortie le 26 janvier.

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