Eurovision 2024 : comment la guerre entre Israël et le Hamas s'est invitée dans le concours de chant
"Les gens ont le droit de s'exprimer. Moi, je me concentre sur mon rĂŽle, donner le meilleur de moi-mĂȘme, et voir le cĂŽtĂ© positif." Nul ne sait comment le public de Malmö (SuĂšde) accueillera la chanson israĂ©lienne Hurricane, jeudi 9 mai, lors de la deuxiĂšme demi-finale de l'Eurovision. Pas mĂȘme la chanteuse Eden Golan, qui le reconnaissait dans une interview au Times of Israel. SĂ©curitĂ© maximale, drapeaux palestiniens bannis, supporters israĂ©liens persona non grata, enjeux gĂ©opolitiques Ă tous les Ă©tages... C'est peu dire que le conflit qui oppose l'Etat hĂ©breux au Hamas depuis l'attaque du 7 octobre a plombĂ© l'ambiance de la grand-messe europĂ©enne de la chanson.
Un premier candidat tué au front
Cette année, en Israël, la chaßne de télévision Channel 12 avait décidé de départager les candidats via l'émission "HaKokhav HaBa", une version locale de "La Nouvelle Star". Le télécrochet commence fin octobre, trois semaines aprÚs le début du conflit. Un des candidats, retenu sous les drapeaux, enregistre son clip en treillis lors d'une journée de permission.
Une militarisation du concours qui n'échappe pas aux sites d'"eurofans" (c'est comme ça que s'appellent les accros à l'Eurovision), qui réduisent leur couverture des sélections israéliennes et bien souvent ferment les commentaires sous leurs comptes rendus succincts comme sur Eurovision-Quotidien.com. Le candidat précité, Shaul Greenglick, finit par abandonner le concours, à cause de ses obligations militaires. Il se fait tuer le 26 décembre.
Fin février, la jeune chanteuse Eden Golan, qui a failli représenter la Russie à l'Eurovision Junior 2015 (elle a la double nationalité), est finalement sélectionnée. On lui adjoint une bande de paroliers pour accoucher d'un tube aussi accrocheur que Unicorn, la chanson israélienne qui avait terminé sur le podium à Liverpool en mai 2023. Voilà la genÚse d'October Rain, qui fait référence à l'attaque du Hamas sur le festival de musique Nova, pris pour cible prÚs de Gaza. Dans le texte, écrit en anglais, on peut entendre : "Il n'y a plus d'air pour respirer" ou "C'étaient de braves enfants, chacun d'entre eux".
Des attentats évoqués dans la chanson
Des allusions transparentes au conflit, selon l'Union europĂ©enne de radiodiffusion (UER) qui organise le concours. Jusque-lĂ , l'UER avait soutenu mordicus IsraĂ«l, assurant en dĂ©cembre dans le quotidien flamand HLN que le pays "remplissait toutes les conditions pour participer". Jusqu'Ă la validation des paroles, ce qui est habituellement une formalitĂ©. MĂȘme le titre israĂ©lien de 2007, Push The Button, qui visait ouvertement la politique nuclĂ©aire du prĂ©sident iranien de l'Ă©poque, Mahmoud Ahmadinejad, Ă©tait passĂ© comme une lettre Ă la poste. Pas October Rain.
Fin fĂ©vrier, les organisateurs demandent Ă IsraĂ«l de revoir sa copie. "Je ne pense pas que cette premiĂšre version Ă©tait politique, ce refus m'a choquĂ©e, rĂ©agit Eden Golan auprĂšs du Times of Israel. La chanson parle d'une fille qui traverse des problĂšmes, mais rien Ă voir avec le 7 octobre." MĂȘme son de cloche pour Miki Zohar, ministre israĂ©lien des Sports et de la Culture, citĂ© par Euronews : "Cette dĂ©cision est scandaleuse ! J'appelle l'UER Ă continuer d'agir professionnellement, de façon neutre, et Ă ne pas se laisser influencer par les politiques."
Une deuxiÚme version, Dance Forever, est de nouveau recalée. Cette fois, le gouvernement de Benjamin Nétanyahou ne fait pas mine qu'il n'y a aucun rapport avec la tragique attaque qui a coûté la vie à 1 200 personnes quelques mois plus tÎt. "Nous avons le droit de chanter à propos de ce que nous avons traversé", peste Israël Katz, le ministre israélien des Affaires étrangÚres, interrogé par le site YNetNews.com. L'Etat hébreu menace alors de se retirer du concours. Pas longtemps. Car c'est à ce moment que le président israélien Isaac Herzog tape du poing sur la table et demande de "faire les ajustements nécessaires".
"IsraĂ«l doit faire entendre sa voix, la tĂȘte haute, en brandissant son drapeau Ă chaque tribune mondiale."
Isaac Herzog, président d'Israëlcité par l'AFP
La troisiĂšme copie sera la bonne avec Hurricane, qui propose plusieurs niveaux de lecture, mais demeure suffisamment allusive pour les relecteurs de l'UER. "N'importe qui peut trouver des Ă©chos dans sa vie personnelle avec la chanson", dĂ©fend Eden Golan, qui entonne Ă un moment : "Promets-moi que tu me prendras Ă nouveau dans tes bras / Je suis encore brisĂ©e par cet ouragan." "Notre peuple y trouve une rĂ©sonance plus profonde, Ă cause de la tragĂ©die dont nous avons Ă©tĂ© victimes", poursuit la chanteuse, citĂ©e par Euronews. Un olivier (symbole de paix et Ă©galement d'IsraĂ«l) dĂ©racinĂ© figure tout de mĂȘme dans le clip (Ă 1'26'' dans la vidĂ©o ci-dessous).
Musicalement, pas de quoi dĂ©coiffer les vieux routiers de l'Eurovision, habituĂ©s Ă plus d'audace. "Ăa rappelle les singles gagnants dans X-Factor. Le rĂ©sultat final est datĂ© et prĂ©visible, commente Wiwiblog, le site de rĂ©fĂ©rence des "eurofans". Ce n'est jamais bon signe quand on dĂ©cĂšle Ă ce point les ficelles." Techniquement, c'est impeccable, dĂ©fendent d'autres exĂ©gĂštes. "Ce serait plus facile de dĂ©tester en bloc si c'Ă©tait une mauvaise chanson", concĂšde l'animateur Sandeep Singh dans l'Ă©mission "Adresse Malmö" sur la tĂ©lĂ© norvĂ©gienne NRK. "C'est une mĂ©lodie bien conçue, cette chanson fait partie des prĂ©tendants, mĂȘme si le texte est assez gĂ©nĂ©rique."Â
Finalement, les plus sceptiques sont Ă chercher... en IsraĂ«l, oĂč le chroniqueur du Jerusalem Post parle d'une chanson "ennuyeuse et dĂ©nuĂ©e d'inspiration". Notamment parce qu'elle ne comporte que deux phrases en hĂ©breu, et "dans cette pĂ©riode oĂč l'existence d'IsraĂ«l est en danger, une chanson entiĂšrement dans notre langue aurait portĂ© un tout autre message".
DrÎle d'ambiance dans la Malmö Arena
Difficile de prĂ©sager de la rĂ©action du public, qui vote Ă partir des demi-finales, mĂȘme si la chanteuse est donnĂ©e assez haut chez les bookmakers. Les drapeaux palestiniens seront interdits dans la salle â comme tous les ans et la rĂšgle vaut pour tous les pays ne prenant pas part au concours. Les drapeaux israĂ©liens seront eux autorisĂ©s : "Il sera permis d'agiter des drapeaux israĂ©liens et nous serons les premiers Ă le faire dans la 'green room' [la salle oĂč les candidats qui sont dĂ©jĂ passĂ©s rĂ©pondent aux questions du diffuseur]", assure le metteur en scĂšne Yoav Tzafir Ă la chaĂźne N12.
Rien ne dit que l'atmosphĂšre sera plus rose dans cette fameuse "green room". Pas moins de neuf concurrents â les reprĂ©sentants du Royaume-Uni, de l'Irlande, de la NorvĂšge, du Portugal, de Saint-Marin, de la Suisse, du Danemark, de la Lituanie et de la Finlande â ont signĂ© un communiquĂ© appelant Ă un cessez-le-feu, au retour des otages et Ă l'union contre toute forme de haine, comprenant l'antisĂ©mitisme et l'islamophobie. Outre la controverse autour de la prĂ©sence d'Eden Golan, sa compatriote Tali, qui dĂ©fend les couleurs du Luxembourg, est de son cĂŽtĂ© victime de harcĂšlement sur les rĂ©seaux sociaux.
Parmi les signataires de ce texte, le Britannique Olly Alexander s'est aussi Ă©levĂ© contre la prĂ©sence d'IsraĂ«l au concours et a signĂ© en novembre dernier une tribune accusant l'Etat hĂ©breu d'apartheid et de gĂ©nocide. "J'ai signĂ© parce que je suis en faveur d'un cessez-le-feu", s'est-il expliquĂ© dans 20 Minutes. L'artiste irlandais non-binaire Bambie Thug a appelĂ© sur le site GCN.ie à un boycott d'IsraĂ«l. La sociĂ©tĂ© des artistes et compositeurs islandais sur Facebook, la fine fleur de la scĂšne musicale suĂ©doise et finlandaise, sans parler de plusieurs ministres belges sur le rĂ©seau social X, l'avaient prĂ©cĂ©dĂ©.Â
En rĂ©ponse, une pĂ©tition d'artistes, de l'actrice Helen Mirren au chanteur Boy George, a pris la dĂ©fense d'Eden Golan et du droit d'IsraĂ«l Ă participer.Â
Pas sĂ»r que la parodie Jews Pua diffusĂ©e dans l'Ă©mission satirique "Eretz Nehederet" ("Un pays merveilleux" en VF, pilier de la chaĂźne israĂ©lienne Channel 2), critiquant les trois versions successives de la chanson israĂ©lienne, soit de nature Ă calmer les esprits.Â
Sur scĂšne, la chanteuse Eden Golan apparaĂźtra dans une robe faite pour partie de bandages, allusion Ă©vidente aux victimes. De quoi laisser une impression visuelle bien diffĂ©rente d'Ilanit, premiĂšre candidate israĂ©lienne en 1973, qui avait glissĂ© un gilet pare-balles sous sa tenue, par peur d'un attentat, quelques mois aprĂšs les Jeux de Munich. Cependant, un ancien agent du Shin Bet, les services secrets israĂ©liens, suit Eden Golan comme son ombre partout oĂč elle se rend Ă Malmö, flanquĂ© d'une Ă©quipe qui sĂ©curise les abords de son hĂŽtel et de la salle, dĂ©crit YNetNews.com. La police municipale assure de son cĂŽtĂ© au Times of Israel avoir banni tout rassemblement propalestinien aux abords de la Malmö Arena.Â
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