: Interview La chanteuse Ellinoa nous dévoile "Ville totale", l'exaltant projet artistique conçu avec son Wanderlust Orchestra
La chanteuse, compositrice et cheffe d'orchestre a réalisé un projet artistique ambitieux en phase avec de grandes préoccupations du moment. Album-concept de science-fiction, déclinable en 3D sonore sur scène mais aussi en jeu vidéo, "Ville totale" est présenté en concert à Paris, au Café de la Danse, mercredi 9 novembre. Ellinoa nous décrit ce projet artistique à plusieurs facettes.
Vocaliste, compositrice, cheffe d'orchestre de musiques actuelles, Ellinoa est de retour avec un nouvel album ambitieux, passionnant et poétique, Ville totale, qu'elle a enregistré avec son grand ensemble Wanderlust Orchestra. Ville totale est à la fois un conte philosophique et une dystopie pour laquelle la compositrice se fait tour à tour chanteuse et conteuse. Dans cette fable écologique, les habitants de la "ville totale" sortent peu à peu de leur enfermement et de leur amnésie à la faveur d'une percée de la nature dans le béton... Ellinoa co-signe les textes avec Christelle Bakhache, qu'elle a connue dans ses années d'études et qui travaille sur la cohabitation entre l'Homme et la nature dans les Alpes. Ville totale est plus qu'un album-concept musical. Il a été pensé pour être joué sur scène en 3D sonore et va faire aussi l'objet d'un jeu vidéo. Ce nouveau répertoire est présenté à Paris le 9 novembre au Café de la Danse (sans 3D cette fois).
Sorti le 21 octobre 2022 sur le label Les P'tits Cailloux du Chemin, Ville totale est le deuxième album enregistré avec le Wanderlust Orchestra qu'Ellinoa a formé fin 2014. Outre cette formation de quinze musiciens, Ellinoa, 34 ans, de son vrai nom Camille Durand, mène de front différents projets. Son dernier disque en leader, enregistré à la tête d'un quartet, était le splendide et envoûtant The Ballad of Ophelia. Ces dernières années, Ellinoa a beaucoup travaillé avec l'Orchestre national de jazz (ONJ) en tant que compositrice-soliste (pour Rituels) ou simplement soliste (pour Anna Livia Plurabelle d'André Hodeir). Créative, aventureuse et éclectique en tant qu'artiste, elle est par ailleurs très engagée dans la défense des orchestres de musiques improvisées, en tant que vice-présidente de l'association Grands Formats qui regroupe une centaine de formations. En attendant son concert parisien, elle présente son nouveau projet à Franceinfo Culture.
Franceinfo Culture : La ville et la question écologique sont les deux thèmes réunis dans la dystopie au centre de votre nouveau projet artistique. Quel cheminement vous a amenée à écrire autour de ces questions ? Est-ce un projet que vous aviez en tête depuis longtemps ?
Ellinoa : Oui. L'album précédent, Ophelia, avait une thématique inscrite dans une histoire longue, récurrente dans l'art. Cette fois, j'avais envie de traiter un thème qui soit plus d'actualité, d'autant que dans nos vies de tous les jours, cette question est présente à chaque instant et dans tout ce qu'on lit, dans tout ce qu'on voit, dans ce qu'on constate et à quoi on pense... Et je pense que ça fait aussi partie de notre responsabilité d'artiste de s'emparer de ces sujets, à notre manière. Donc, il y a à la fois cette espèce de questionnement perpétuel et quelque chose de propre à ma génération. On est coincé entre la génération du dessus qui, quelque part, a peut-être un peu abandonné l'idée qu'elle avait une carte à jouer dans la crise climatique, et la génération d'en dessous qui a toujours vécu avec cette question et qui est peut-être plus préparée. Nous les trentenaires, nous avons l'impression que nous sommes à moitié responsables, que nous avons un rôle-clé et qu'il faut absolument qu'on fasse quelque chose. Tout cela me faisait pas mal cogiter, surtout à une époque où beaucoup de mes proches commencent à avoir des enfants. Parallèlement à cette réflexion personnelle, j'étais en train de lire Les Furtifs de Damasio, un livre dans lequel il y a à la fois l’aspect dystopique et le côté militant, avec le soulèvement des gens contre les institutions. Ville totale traite à la fois de l’écologie et de la manière dont nous avons un rôle à jouer. Je ne parle pas spécialement de la crise climatique, mais il y a un côté fable écologique traité à ma façon un peu détournée.
Parmi d'autres influences dans le cheminement de ce projet, vous évoquez aussi volontiers la trilogie Matrix...
L'influence se situe sur deux niveaux. Il y a d'abord le message délivré par Matrix d'un point de vue philosophique. Il y a tout un jeu sur la perception de la réalité dans cette trilogie. Cela a un lien avec le projet d'un dispositif de 3D sonore pour le spectacle Ville totale : le public voit un orchestre jouer devant lui, il va voir une flûte mais il va l'entendre à un autre endroit que celui où elle se trouve réellement. Donc d'un point de vue presque psychoacoustique, c'est compliqué. Quand on n'est pas habitué à ça, on a du mal à accepter une dissonance entre ce qu'on entend et ce qu'on voit. Cela casse les codes selon lesquels la musique a opéré pendant des années. Dermander au public de faire abstraction de ça, c’est comme lui demander de prendre la pilule bleue proposée à Néo, le héros de Matrix ! Dans Ville totale il y a aussi ce choix de rester dans l'ignorance ou se réveiller, avec les conséquences que cela engendre parce que notre vie va changer. En même temps, on délivre un message politique, de réveil des consciences, et il y a une ambiguïté philosophique qui est intéressante.
La deuxième chose par rapport à Matrix, c'est aussi qu'il me semble que c’est la première trilogie cinématographique, ou le premier film, qui a donné lieu à ce qu'on a appelé les transmédias, même si certaines choses existaient déjà dans d'autres formes d'art. Avec Matrix, cela a été poussé à un autre niveau où on a tout un univers. Il y a eu une histoire avec un film, puis une trilogie, puis un jeu video, ensuite des mangas, des bouquins… Et surtout, cet univers a été développé à d'autres endroits. D'autres auteurs ont pu continuer l'histoire, en inventer d'autres, avec d'autres moyens d'expression, l'animation, une série, Animatrix. Le premier film Matrix est sorti en 1999. C'était alors quelque chose de très important pour moi, d'adhérer à un univers fictionnel et d'avoir besoin de le développer comme si je vivais dedans. Ce monde était un jeu, je voulais faire des dessins, écrire des histoires, utiliser des moyens à ma portée d'ado, pour rentrer le plus possible en connexion avec cet univers. J'y ai consacré beaucoup de temps quand je grandissais. Il y avait un peu cette idée dans le projet Ville totale. J'ai posé un univers, j'ai raconté une histoire, mais j'ai envie que cette histoire soit développée aussi dans d'autres médias, dont des clips.
Comme vous l'avez évoqué, le projet Ville totale est conçu théoriquement pour être joué sur scène en 3D sonore. Comment est-ce que ça fonctionne ?
Cela a été élaboré grâce à un logiciel, Spat Révolution, développé à Orléans, la ville dont est aussi originaire mon ingé-son Terence Briand. Ce logiciel a été conçu en partant d'une réverbe [réverbération] développée par l'Ircam [Institut de recherche et coordination acoustique/musique]. Donc au départ, l'Ircam a fait de la recherche sur une réverbe qui permet de simuler l’espace, le côté éloignement, la proximité... Quand un son est joué juste à côté de nous, et qu'ensuite, il s'éloigne, il y a tout un tas de choses qui vont déformer ce son, comme la densité de l'air… Si l'oreille perçoit qu'un son est très loin ou proche, c'est parce qu'elle interprète la transformation subie par le son avant d'arriver jusqu'à elle. L'Ircam a développé une espèce de sphère acoustique où l'on peut positionner un son n'importe où. Une enceinte peut être à côté de vous et vous envoyer un certain type de son. Et votre cerveau va penser que le son n’est pas du tout à cet endroit-là. Le logiciel, c'est la partie opérationnelle. Il permet de placer une à une toutes les sources sonores, par exemple du Wanderlust Orchestra, la flûte, la batterie, le cor anglais, et de les positionner dans l'espace. Puis, de gérer le déplacement. Il va faire des calculs par rapport à cette réverbe et par rapport à ce qu’il doit envoyer dans les enceintes. Quand on se trouve au milieu de tout ça, on a l'impression que le son bouge. Malheureusement, on ne peut pas activer ce dispositif ce mercredi au Café de la Danse : il nous aurait fallu louer la salle une journée supplémentaire, ce qui n'a pas été possible.
En attendant que vous puissiez présenter la globalité de ce spectacle, vous avez également décliné Ville totale en jeu vidéo... Expliquez-nous.
Il sera prêt dans les prochains jours. J'étais encore en train de travailler dessus durant une tournée avec l'ONJ, dans l'avion, il y a quelques jours. Ce jeu ne sera pas commercialisé parce que je ne voulais pas que les gens payent pour y jouer, je ne suis pas une développeuse de jeux vidéo professionnels. On l'a fait à deux. Arthur Henn, qui joue de la contrebasse dans Wanderlust, était mon assistant pour tout ce qui est musique, quand on a fait les sons et les musiques qui sont des transpositions en sons de vieilles consoles. J’ai fait toute la partie graphisme, la conception, etc. Et j'ai tout envoyé à un codeur. Le jeu sera disponible en ligne et téléchargeable depuis mon site, gratuitement. Plus tard, il y aura sûrement une version mobile.
Ellinoa & Wanderlust en concert à Paris - Mercredi 9 novembre 2022 au Café de la Danse, 20H00 - 1re partie : Les Yeux de Berthe (Loïs Le Van, chant ; Sandrine Marchetti, piano)
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