D'une sitcom pour ados aux sommets du rap, comment Drake a imposé "le son de Toronto" partout dans le monde
Toronto, une métropole du nord-est du Canada de près de 3 millions d'habitants, qui n'évoquait pas grand-chose. A peine les Toronto Raptors, l'équipe de basket locale évoluant en NBA. Mais depuis le début des années 2010, un homme a tout changé. Aubrey Drake Graham, alias Drake, a placé la ville sur la carte du globe. Il a même hérité d'un surnom : "6 God" (comme le nombre de districts de la ville canadienne).
A 36 ans, l'artiste est devenu en une décennie l'une des plus grandes stars de la planète, auteur de tubes comme One Dance ou Hotline Bling. Il a sorti, vendredi 6 octobre, son huitième album, For All The Dogs, et a dans la foulée annoncé faire une pause "d'un an ou plus" dans sa carrière musicale afin de "se concentrer sur sa santé". Cela ne devrait pas empêcher les records d'écoute de pleuvoir à nouveau, Drake ayant pris l'habitude de les collectionner depuis son émergence au début des années 2010. Car l'artiste, pour durer, a toujours su évoluer et se nourrir des nouvelles tendances pour mieux les populariser. Il a su, aussi, dépasser les moqueries qui ont accompagné ses débuts.
Il était une voix la révolution
Depuis sa création il y a 50 ans, le hip-hop n'est pas resté l'apanage des hommes noirs ayant grandi dans des ghettos américains. Mais tout de même, être canadien ne vous offre pas un passeport vers la gloire. Qui plus est quand vous êtes juif, que vous grandissez dans une banlieue plutôt chic et tranquille de Toronto, que votre père a été le batteur de Jerry Lee Lewis et que vous avez été acteur dans une sitcom canadienne pour adolescents, Degrassi : La Nouvelle Génération. Aubrey Drake Graham ne partait donc pas avec toutes les cartes en main. Il avait "tout ce qu'il faut pour ne pas être pris au sérieux, tout le monde le prenait pour une blague", résume dans Society son biographe, Dalton Higgins.
Et le principal intéressé en a conscience. "Il y a des blagues à cause de Degrassi, parce que je suis canadien, parce que je fais de la musique pour les femmes. Il y a des mèmes de gars qui pleurent sur ma musique. J'adore ces photos quand je les vois sur Instagram", résume-t-il en 2014 auprès de Rolling Stone, pour l'une de ses rares interviews.
Lorsqu'il met fin à son expérience sur le plateau de tournage de Degrassi en 2009, après 145 épisodes, Drake a déjà sorti deux mixtapes restées confidentielles. Son RnB ne fait pas recette. Il va donc changer de formule sous l'impulsion de son producteur et partenaire Noah Shebib, un autre enfant acteur, vu notamment dans Virgin Suicides de Sofia Coppola et surnommé "40" parce qu'il aurait travaillé sans relâche pendant 40 jours et 40 nuits à produire de la musique.
En 2009, sort le tube Best I Ever Had. "A la fin des années 2000, on sortait d'une période où le gangsta rap dominait, il a apporté un nouveau souffle", se remémore pour franceinfo Jok'Air, rappeur parisien et grand fan du Canadien.
"En découvrant ça, j'ai pété un plomb, ça sonnait comme personne. Il a révolutionné la musique noire américaine."
Jok'Air, rappeurà franceinfo
"Il a inventé, avec '40', un RnB aérien, un mélange entre du 'love rap' et du RnB 'punchy'", théorise pour franceinfo Nicolas du Roy, directeur éditorial de Spotify France. Le titre fait mouche et son premier album, Thank Me Later, sorti dans la foulée, qui finira disque de platine, confirme que l'ascension a débuté. Suivront Take Care en 2011, qui remporte le Grammy du meilleur album rap, et Nothing Was The Same en 2013, qui s'est vendu à un million d'exemplaires la semaine de sa sortie.
De la peine, du gain
Ces deux disques ancrent sa place dans le paysage musical international et installent "le son de Toronto", ville où l'hiver est rude, sombre et long. "Cela produit un certain son", synthétise le rappeur auprès de Rolling Stone. "Il y a une atmosphère particulière, c'est froid, glacial", observe Jok'Air. "C'est du rap brumeux, mélancolique et lent avec des samples de RnB pour apporter de l'émotion", complète Brice Bossavie, journaliste rap qui est allé sur les traces de l'artiste avec Grégoire Belhoste pour le magazine Society.
Dans une masterclass pour la radio allemande 1Live, dans laquelle il décortique les succès de la pop, le pianiste canadien Chilly Gonzales, qui a plusieurs fois collaboré avec le rappeur, explique que le titre Hold on, We're Going Home, présent sur Nothing Was The Same, "est un chef-d'œuvre pop qui rappelle l'impressionnisme musical de Claude Debussy". "Quand le genre de sonorités employées est plus important que les notes jouées", poursuit-il.
Si la forme est novatrice, le fond aussi est différent. Avant que Drake n'explose, une autre popstar dynamite le rap américain. Avec 808s & Heartbreak, album conçu après une rupture amoureuse et la mort de sa mère, Kanye West avait emmené le rap vers de nouveaux territoires, que le Canadien va également explorer. "Il a un côté mélancolique et n'hésite pas à parler de ses peines", assure Jok'Air. "Drake a démocratisé l'émotion et la tristesse dans le rap, en ajoutant du chant, en apparaissant sensible et fragile", abonde Brice Bossavie.
Dans la revue Audimat, l'universitaire britannique Mark Fisher pousse l'analyse plus loin : "Tout comme Drake, Kanye semble obnubilé par l'exploration morbide de la vacuité qui règne au cœur d'un hédonisme poussé à l'extrême. Ils ne sont plus motivés par ce qui a toujours prévalu dans le hip-hop, à savoir consommer un maximum (tous les deux ont eu depuis longtemps tout ce qu'ils pouvaient désirer) ; Kanye et Drake louvoient entre des plaisirs forcément superficiels avec un mélange de frustration, de colère et de dégoût de soi, conscients que quelque chose leur manque, sans être certains de ce dont il s'agit."
L'artiste aux deux facettes
Aubrey Drake Graham ne serait donc qu'un rappeur-crooner plus lisse, donc plus fréquentable ? Septième artiste le plus écouté du monde sur Spotify (75 millions d'auditeurs mensuels actuellement), le rappeur a un audimat "plus adulte" et "plus féminin" que les autres rappeurs, pointe Nicolas du Roy. "Il est consensuel, mais absolument pas lisse", juge le dirigeant de la plateforme suédoise. En effet, Drake a été le protagoniste de clashs mémorables avec d'autres stars du rap : Meek Mill, Pusha T ou encore... Kanye West. "Il peut être sanglant, constate le rappeur Jok'Air, et il peut se permettre de montrer les muscles parce qu'il a du succès."
"Drake veut garder une légitimité dans ce milieu. Et pour avoir une image de 'bad boy', il faut envoyer des piques aux autres."
Brice Bossavie, journaliste rapà franceinfo
Il peut aussi compter sur le soutien de personnes peu recommandables comme J Prince, fondateur du label de Houston, Rap-a-Lot, "une figure de l'industrie qui fait peur à tout le monde", détaille Brice Bossavie.
Pour son clip Energy, bien avant l'invention de la technique du "deep fake", Drake s'amuse à coller son visage sur celui d'autres personnalités pour se moquer : Oprah Winfrey, Tom Cruise, le boxeur Floyd Mayweather ou encore Kanye West. Jules de Chateleux, fondateur de la société audiovisuelle Division qui a produit la vidéo, raconte qu'il y avait "cinq ou six autres personnalités, et non des moindres, mais il a préféré les couper".
Le producteur français dresse le portrait d'un artiste "doux", "complètement gérable", "poli et très respectueux des talents". "Un gentil garçon qui fait du rap", résume-t-il. Le Canadien ne lui en a même pas voulu lorsque le producteur, croyant à une blague, lui a raccroché au nez lors de la prise de contact.
Un communicant habile
Plus de dix ans après son éclosion, Drake a atteint les sommets de son art. Il peut enfin assouvir sa lubie des piscines, lui qui avouait, toujours au magazine américain Rolling Stone, rêver "d'avoir la plus grande piscine résidentielle de la planète". Ses comptes Instagram et Twitter sont respectivement suivis par 143 millions et 39 millions d'abonnés. "Même les gens qui n'ont pas entendu sa musique ont entendu parler de lui, il sait occuper l'espace médiatique", relève Brice Bossavie.
L'artiste maîtrise les codes de la communication. Ses pas de danse dans le clip du titre Hotline Bling sont devenus des mèmes, chaque pochette d'album est scrutée et disséquée. Celle de Certified Lover Boy, pensée par l'artiste britannique Damien Hirst, avec 12 emojis de femmes enceintes, a été moquée, notait GQ en 2021. Tout comme celle de For All The Dogs, dessinée par Adonis, son fils de 5 ans.
L'artiste ne manque pas non plus de second degré, comme le montrent certains de ses passages au "Saturday Night Live", l'émission humoristique culte aux Etats-Unis. Assez en tout cas pour s'offrir, pour 6 000 dollars, une œuvre de l'artiste américain Patrick Martinez où il est écrit "Less Drake, More Tupac" ("moins de Drake, plus de Tupac"), pour se moquer du rap pas assez "gangsta" du Canadien. "Je l'adore, assure l'artiste à propos de ce tableau dans The Hollywood Reporter. Les gens ont droit à leur opinion, mais cette opinion, je préfère qu'elle soit ici plutôt que n'importe où ailleurs."
Le prince de la ville
Drake peut aussi faire office d'incubateur des tendances musicales actuelles. Le rap et le RnB bien sûr, mais aussi l'electro, l'afrotrap ou encore le raggaeton. Certains détracteurs l'accusent de se les approprier et d'invisibiliser des artistes. "Il est très fort pour sentir les tendances et les intégrer à sa musique, éclaire Brice Bossavie. Il prend à tous ces nouveaux genres, mais redonne souvent en offrant sa visibilité à quelques artistes." Ainsi, le trio de rappeurs d'Atlanta Migos, très connu aux Etats-Unis, a franchi un cap de popularité avec la participation du Canadien sur le titre Versace. La carrière de la chanteuse britannique Jorja Smith a également été boostée après son duo avec Drake sur Get it together. Les Canadiens qui composent le groupe Majid Jordan ou The Weeknd ont aussi bénéficié de cette vitrine à leurs débuts.
"Quand un artiste populaire avec de la crédibilité amène un son que vous n'avez pas l'habitude d'entendre, cela permet de le populariser."
Nicolas du Roy, directeur éditorial de Spotify Franceà franceinfo
Une crédibilité qui a rendu service à Apple au moment du lancement de son service de streaming, Apple Music. "Drake nous a presque à lui seul aidés à devenir culturellement pertinents dès le jour de notre lancement [en 2015]", abonde Robert Kondrk, vice-président des applications et du contenu multimédia chez Apple Music, dans The Hollywood Reporter.
Premier supporter de la franchise NBA des Raptors – il s'affiche systématiquement au premier rang lors des matchs à domicile de son équipe – Drake est devenu si influent à Toronto que le maire lui a remis les clés de la ville en février 2016. "Cela me paraissait légitime de lui accorder cette reconnaissance. Drake a une stature internationale, c'est une source d'inspiration pour les jeunes d'ici, et il donne énormément à la ville", justifie l'ancien maire John Tory dans Society. Il s'est même assis sur la Tour CN, l'emblème de la métropole, pour la pochette de l'album Views, sorti la même année. Être au sommet, Drake en a définitivement pris l'habitude.
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