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"Grâce à Kendrick Lamar, les rappeurs n’ont plus peur de se montrer vulnérables" : Nicolas Rogès publie la première biographie du prodige de Compton

L’auteur Nicolas Rogès vient de sortir "Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche", la toute première biographie du rappeur américain. Nous lui avons parlé.

Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
L'auteur Nicolas Rogès et la couverture de son ouvrage "Kendrick Lamar de Compton à la Maison Blanche" dont le visuel est signé de Anthony Lee Pittman, artiste-peintre originaire de Compton. (EDITIONS LE MOT ET LE RESTE)

Parce qu’il voulait "voir les choses dont parle Kendrick Lamar dans ses albums", l'auteur Nicolas Rogès a fait le déplacement à Compton (Los Angeles), ville natale et point d’ancrage du virtuose de la rime. Là, il a multiplié les rencontres et les entretiens avec une vingtaine de personnes de son entourage, amis d’enfance, collaborateurs, conseillers de l’ombre et premiers partenaires de rap. Il en résulte Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche, une biographie riche et détaillée, la première au monde (une autre doit sortir en octobre aux Etats-Unis) sur celui qui a souvent été qualifié de "Messie du hip hop".

Aussi minutieuse que son sujet, elle éclaire la personnalité du rappeur Prix Pulitzer âgé de 33 ans, dévoile ses influences, décrypte ses textes aussi personnels que politiques fourmillants de références littéraires et historiques, et analyse l’ensemble d’une œuvre brillante sans cesse réinventée qui lui a déjà valu 13 Grammy Awards. Plonger dans le parcours exceptionnel de ce jeune noir d’un quartier deshérité de Los Angeles arrivé au sommet à la seule force de sa volonté, c’est aussi mettre un pied dans la fabrique du rap et en particulier dans l’ascension du label exigeant qui l’a vu naître, Top Dawg Entertainment, issu des mêmes quartiers. Et au-delà, se mettre à l’écoute d’une génération d’Afro-américains "grandie dans la fournaise des ghettos, marquée par le racisme institutionnalisé".

Nicolas Rogès revient pour nous sur ses motivations et sur ce qu’il a découvert en écrivant cet ouvrage incontournable pour les admirateurs de ce lutteur du verbe, l’un des plus éminents représentants du "rap conscient".

Quel est votre rapport personnel au hip-hop et à Kendrick Lamar en particulier ?
Nicolas Rogès : Je suis né en 1991 et le hip hop est la musique de ma génération, j’ai l’impression d’avoir baigné dans le rap toute ma vie. Pour quelqu’un qui a grandi comme moi à Grenoble, cette musique était une fenêtre fascinante sur un monde que je ne connaissais pas. Kendrick Lamar, je m’y suis intéressé parce qu’il a cette faculté assez unique de raconter des histoires. Son album Good kid, m.A.A.d city qui l’a fait connaître est presque un roman et j’adore sa capacité à emporter son auditeur sur des chemins jamais arpentés.

Que représente-t-il dans le rap actuel ?
Kendrick Lamar a réincarné une certaine conception du rap qui s’était perdue. Les albums concept, les chansons qui durent une douzaine de minutes avec 25 couplets, c’est presque à contre-courant des canons de l’industrie actuellement. Même dans sa manière de communiquer, Kendrick Lamar est différent : à l’heure où tout le monde poste au moins deux photos par jour sur Instagram, il est discret, il communique peu. Et puis il a amené autre chose : le rap de la côte Ouest a souvent été associé au gangsta-rap, un rap de gangster, très violent. Lui parle exactement des mêmes choses mais sous une perspective différente : celle du bon gamin, ce "good kid", comme il se décrit lui-même. Il parle de la même réalité mais il dit : "La culture des gangs a tué des amis à moi et des membres de ma famille, l’alcoolisme a précipité des gens de mon entourage dans les abysses de l’addiction". Son point de vue a changé pas mal de choses dans le monde du rap : maintenant les rappeurs n’ont plus peur de montrer qu’ils sont vulnérables.

Il a pu parfois agacer par son côté vertueux…
Je n’ai pas voulu faire un livre à la gloire de Kendrick Lamar, j’ai un peu égratigné aussi sa légende parce qu’effectivement on le présente toujours comme l’enfant béni du rap, le Messie, celui que personne ne peut critiquer, celui qui a gagné un prix Pulitzer. C’est un peu le rappeur qu’il est acceptable d’écouter pour les gens empêtrés dans des clichés qui estiment - à tort - que le rap est une musique de voyous et de gangsters. De ce côté-là, effectivement, il peut être un peu énervant.


Pourquoi avoir écrit cette biographie, la première à sortir sur cet artiste âgé seulement de 33 ans ?
Parce que c’est un artiste qui dépasse complètement le cadre de la musique et vient interroger le monde qui nous entoure. Les brutalités policières, le rapport à la violence, le rapport à la religion. Il questionne aussi ce que c’est que d’être un leader dans une communauté. Il ne se présente pas du tout comme un saint. Il dit : j’ai vu le sang couler et j’ai fait couler du sang, sachez que j’ai un passé lourd à porter. Cette opposition permanente qu’il montre entre le bien et le mal, entre la paix et la violence, entre le sang et l’eau bénite, en fait un artiste très intéressant à analyser. Il n’a que 33 ans mais c’est un bourreau de travail doté d’une capacité à se réinventer propre aux grands artistes comme Bowie et Prince, et qui construit ses albums de façon très méticuleuse, avec un sens maniaque du détail.

Pensez-vous qu’il est compris dans toutes ses subtilités par les francophones ? C’était précisément un de mes objectifs quand j’ai commencé ce livre. Par exemple son album To Pimp a Butterfly est très complexe et difficile à comprendre, y compris pour les personnes qui parlent anglais couramment. Alors pour un public non bilingue, c’est mission impossible. Sa musique peut s’écouter seule, il y a des choses très entrainantes et efficaces mais je trouve qu’on perd énormément de l’intérêt de sa musique si on ne comprend pas les paroles. Je voulais décrypter ses textes, les mettre en perspective et offrir une autre grille de lecture au public français désireux de mieux cerner le personnage.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris en faisant ce livre ?
Ce qui m’a surpris c’est l’ancrage de Kendrick Lamar dans sa ville natale de Compton. Par exemple, dans tous ses clips, il n’y a aucun figurant. Il fait toujours travailler son entourage. Pour réaliser la pochette de To Pimp a Butterfly, où l’on voit un groupe devant la Maison Blanche, Kendrick a envoyé un jour des vans à Compton embarquer une vingtaine de personnes sans leur dire où elles allaient. Elles ont été emmenées dans un grand studio de Hollywood pour faire le shooting de la pochette. C’est Boogaloo, un ex-membre de gang reconverti en activiste qui m’a raconté ça. Pour lui, cela en dit beaucoup sur Kendrick Lamar qui aurait pu faire appel à des figurants ou des top models mais a préféré mettre en avant de vrais habitants de Compton. Ce qui m’a surpris aussi, c’est la vision biaisée que l’on a de ce comté de Los Angeles. Depuis la fin des années 80, notre vision de Compton provient uniquement de films et surtout de clips de gangsta-rap comme ceux de N.W.A. : une ville où les gens se baladent armés, où du crack se vend à tous les coins de rues, où des gangs rivaux s’affrontent. Les habitants se battent pour changer l’image de leur ville et sont très affectés par ces stéréotypes. D'autant que ce n’est plus du tout ça : Kendrick Lamar a entrainé Compton dans son sillage, de l’ombre vers la lumière. Toute la ville a un peu profité de son succès. La nouvelle mairesse en place depuis 2013, Aja Brown, est très proche de Kendrick Lamar et met en place beaucoup de programmes sociaux avec lui. 

Quel est le secret selon vous de la force de caractère de Kendrick ? Pourquoi s’en est-il sorti et pas les autres ?
Je pense qu’il s’en est sorti parce qu’il a été très bien entouré. D’abord parce qu’il a eu une figure paternelle, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de personnes à Compton. Son père, qui était un ex-membre de gang et a vécu des choses difficiles, lui a montré ce qu’il ne fallait pas faire, ce qui a été une chance. Ensuite, il a trouvé chez le patron de son label Top Dawg Entertainment une autre figure paternelle avec une forte exigence professionnelle. Son label a été déterminant dans son identité artistique et même dans sa personnalité, bien avant sa rencontre avec le producteur Dr Dre.



Kendrick Lamar est assez discret concernant le mouvement Black Lives Matter. Même avec le drame George Floyd, on ne l’a pas entendu…
On ne l’entend pas du tout. Il ne s’est pas exprimé. Par contre il donne beaucoup d’argent pour des associations. Il n’est pas dans des postures médiatiques. Il estime, à juste titre, que faire quelque chose sur le terrain a beaucoup plus de portée qu’un tweet ou que de clamer "je suis solidaire". On ne peut pas douter une seconde du fait qu’il soutient le mouvement BLM vu que la lutte contre les discriminations imprègne chacune de ses chansons. Suite au meurtre de George Floyd, il a manifesté à Compton. Il était entièrement vêtu de noir pour passer inaperçu – bon, bien sûr il a été reconnu et pris en photo – mais il est allé sur le terrain, protester avec les habitants. Une chanson comme Alright, sortie en 2015 et qui a été l’hymne du combat BLM est encore d’actualité en 2020 : les statistiques de streaming sur ce morceau ont explosé pendant les manifestations cette année. Cela prouve que sa musique est éternelle et rythme le combat.

Pourrait-il y avoir en France un Kendrick Lamar ?
En France, il y a de très belles plumes. Mais Kendrick Lamar est unique. C’est ce qui fait que sa musique est intéressante : elle prend sa source dans des choses très personnelles. En France, certains écrivent très bien. Je pense à Alpha Wann de l’Entourage. J’adore le rappeur montpelliérain Sameer Ahmad qui fait des albums très complexes lui aussi. Comme le rap américain, le rap français est souvent présenté de la mauvaise manière à coups de clichés alors qu’il y a des auteurs splendides. Gaël Faye, que j’ai découvert à ses débuts quand il était encore avec Milk Coffee and Sugar écrit magnifiquement bien et il a cette même démarche de décrire le monde avec ses textes. Mais il n’y aura pas d’autre Kendrick Lamar.

Comment imaginez-vous Kendrick Lamar dans dix ou vingt ans ? Le voyez devenir businessman ou entrer en politique ?
S’engager en politique, je ne pense pas. Un de ses amis d’enfance me disait que s’il se présentait à la mairie de Compton, il n’aurait aucune concurrence et serait élu tout de suite. Mais je doute que ça l’intéresse. Il y a peu, il avouait qu’il ne votait même pas. Aux prochaines élections, vu l’enjeu, j’espère qu’il va se mettre à voter. Il dit : "Mon pays m’a rendu la vie très difficile et rien ne change jamais au niveau politique. Par contre moi je peux agir à mon niveau auprès des gens qui comptent pour moi et changer des choses." Par ailleurs, il se rapproche beaucoup du monde du cinéma. D’abord avec la bande originale de Black Panther qu’il a dirigée et puis son label a signé un très gros contrat avec Warner Bros. En outre, ses clips sont de véritables court-métrages donc il va aller vers ça. Pas forcément réalisateur de films, mais coordinateur, proposant des sujets. Ou alors il montera un label, conseillera des artistes locaux. Il fera peut-être de moins en moins de musique parce que je suis persuadé qu’à partir du moment où il n’aura plus rien à dire il arrêtera.

Vous qui êtes bien renseigné, savez- vous si un nouvel album arrive ?
Je suis même sûr qu’un nouvel album devait arriver autour du mois de juin puisque Kendrick Lamar était prévu en tête d’affiche de nombreux festivals du monde entier. Le disque a été reporté. Or là il vient d’être photographié par un paparazzi en train de filmer un clip donc à mon avis quelque chose va arriver en fin d’année ou au début de l’année prochaine. Je dis ça mais avec lui on ne sait jamais, il peut sortir quelque chose demain ou dans six ans. Quelque chose arrive mais on ne sait pas quand.

"Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche" de Nicolas Rogès (457 pages, éditions Le Mot et Le Reste) est sorti le 17 septembre 2020

 

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