: Interview "Plus hip-hop que moi, ça n’existe pas" : Solo, du groupe Assassin, raconte sa version des débuts du mouvement en France dans ses mémoires
Considéré comme le premier B-Boy [danseur de breaking] français, Solo est une figure majeure du hip-hop d'ici. Il a toujours été là. D’abord athlète fondu de breakdance, passeur avec une poignée d’autres de cette culture lors d’allers-retours à New York au début des années 80, puis fondateur du groupe parisien Assassin, ce rappeur, DJ et producteur proche de NTM dont il a accompagné l'éclosion, a aussi été le directeur artistique de la musique inspirée du film La Haine de Mathieu Kassovitz.
Solo a connu l’euphorie créative, l’esprit de partage et d’émulation du mouvement naissant, puis les désillusions ; il a été mis sur la touche au sein de son propre groupe par un partenaire qu’il décrit comme "caractériel" ; il a aussi commis des faux pas, trébuché et plongé dans les abîmes de la drogue. Un itinéraire cabossé dont il s’est relevé grâce au jiu-jitsu, dont il est aujourd’hui champion World Master.
Armé désormais du recul nécessaire, ce pionnier prend la plume dans Solo, Note mon nom sur ta liste (éditons Massot) pour dire "sa" vérité face à la multiplication de ce qu'il considère comme des réécritures de l'histoire des débuts du hip-hop français. S'il règle ce faisant quelques comptes, il ne se donne pas toujours le beau rôle, et explore aussi ses propres zones d’ombre.
Il révèle par ailleurs avec courage avoir été victime à 17 ans d'agression sexuelle de la part d'Afrika Bambaataa [Fondateur de la Zulu Nation, ce New-Yorkais a eu un rôle majeur dans la structuration et la diffusion du hip-hop], qui l'hébergeait à New York. Dans son livre, il donne la parole à plusieurs figures des débuts du mouvement, de Gigi, sa compagne d'alors qui connecta le hip-hop naissant au milieu de la mode, à la photographe et animatrice de Yo ! MTV Rap Sophie Bramly, et du graffiti artist JonOne au pionnier de la breakdance Mr Freeze. Cet esprit partageur fait de son ouvrage une palpitante mosaïque de points de vue sur le hip-hop, une culture dont cet idéaliste pense qu'elle n'a pas encore donné pleinement son potentiel. Rencontre.
Franceinfo Culture : Comment et pourquoi est né ce livre ?
Solo : Il fallait que je raconte ma version de l’histoire. Je voulais faire en sorte que quelqu'un qui ne connaît pas les débuts du hip-hop en France puisse comprendre la complexité avec laquelle tout ça s'est construit, sur la volonté d’un petit noyau de dix à quinze personnes. A l’origine, je voulais que ce livre sorte entre le film Suprêmes [de Audrey Estougo, 2021] et la série Le Monde de demain [de Katell Quillévéré et Hélier Cisterne, 2022]. Parce que beaucoup se sont inventé des vies. On est dans une réécriture de l’histoire, et tant qu’on n’offre pas un autre son de cloche, ce qu’ils racontent est crédible. Les réalisateurs, comme dans la littérature, sont dans l’interprétation des faits, ils expriment leur point de vue et je le respecte. Pour Le Monde de demain, ils sont venus me consulter, à leur 13e version, parce qu’ils voulaient s’approcher d’une forme d’authenticité. Mais lorsque je leur ai exposé les faits, ils ont été surpris, ils pensaient que j’exagérais. Je leur ai dit : mettez-nous tous autour d’une table et on verra…
Vous êtes considéré dans le milieu comme le premier B-Boy français …
Je n’étais pas seul, chacun apportait sa brique à l’édifice, il y avait de l’émulation, nous étions un noyau qui tirait le truc vers le haut. Didier (alias Joey Starr) n’était pas breakeur mais smurfeur. Puis on l’a rallié à notre cause en l’intégrant aux Paris City Breakers. Tout ce qui se passe en 1983-84, c’est les prémices de quelque chose où on finit tous par marcher ensemble. Pourtant, comment les uns et les autres se sont racontés sur certains aspects ? Par exemple, c'est une blague de dire que Kool Shen était un breaker hors pair. Il n’était pas mauvais mais il n'a jamais fait partie des gens incroyables. Je ne me disais pas qu’il fallait que j'aille le défier pour me prouver que j’étais le meilleur. Donc ce qui est raconté dans la série n’est pas très crédible. Et puis, je ne savais pas qu’on était rivaux avec Didier, c’est lui qui me l’a appris, je ne le percevais pas comme ça. Aujourd’hui, je me considère toujours comme son grand-frère et sa préface m’a bouleversé parce que je ne m’y attendais pas.
Avec Mathias Cassel (alias Rockin Squat avec qui il a monté le groupe Assassin) vous réglez vos comptes, et on comprend dans le livre que quelque chose cloche dès le départ. Pourquoi avoir subi et être resté si longtemps ?
Avec le recul, c'est la grande question : pourquoi suis-je resté ? Parce que j’ai longtemps pensé qu’à un moment, étant intelligent, Mathias allait saisir qu’on était complémentaires et que je lui apportais une crédibilité indiscutable.
Parce que plus hip-hop que moi, ça n’existe pas. Moi, je vis, je mange, je dors, je baise, je danse hip-hop.
Soloà franceinfo Culture
Je sentais son authenticité, je sentais ce qu’il valait. Et j’espérais qu’il allait comprendre ce que je lui apportais. Mais en fait, non. Il n’y avait pas d’échange, nos rapports étaient à sens unique. Récemment, j’ai découvert que je ne savais pas tout de lui, en particulier des traumatismes de la petite enfance.
Vous faites partie des tout premiers Français a avoir joué le rôle de passeur pour le hip-hop entre New York et la France. En tant qu’afro-descendant, avez-vous connu le racisme aux Etats-Unis ?
Non, pas vraiment. Mes parents sont originaires du Mali, je suis allé en Afrique, je parle bambara. Quand j’arrive à New York, tout minot, c’est surtout la première fois de ma vie où je réalise que tous les Noirs que je vois sont des descendants d’esclaves. Je suis dans le pays où l’histoire de Kunta Kinté est vraiment arrivée. C’est un choc. Mais je constate aussi qu’on n’est pas pareils, que le système les maintient dans l’ignorance, qu’ils ne savent pas où est l’Europe alors qu’au Mali, même les illettrés savent repérer les Etats-Unis sur une carte. Le racisme je ne le subis pas, mais en revanche je suis sidéré de voir qu’au-delà de la 125e rue, dans le Bronx, il n’y a plus un seul Blanc. Je n’étais pas habitué à ça.
Vous soulignez dans votre livre l’importance des punks dans le développement du hip-hop, un aspect méconnu de l’histoire.
La scène punk new-yorkaise downtown, plutôt arty, comme Blondie, était très à la colle avec les premiers représentants du hip-hop. Et les punks ont beaucoup mis en avant cette culture. C’est quand même Malcolm McLaren et Mick Jones, débarqués d’Angleterre, qui se sont intéressés les premiers à ce truc qu’ils n’avaient jamais vu, que faisaient des descendants d’esclaves à New York. Le mouvement existait déjà depuis quelques années mais eux se sont dit d’emblée : mais ça tue !. La première personne qui m’a pris sous son aile à New York, et qui m’a fait faire le tour des endroits hip-hop, c’est Mr Freeze [pionnier de la breakdance au sein du Rock Steady Crew, ce Franco-Américain né à New York en 1963 a été élevé dans le Bronx à partir de l’âge de 7 ans]. Or sa première scène avec le Rock Steady Crew c’était en première partie des Sex Pistols !
Ici aussi on oublie trop souvent le fait que ceux qui ont mis le projecteur sur cette culture, ce sont les punks.
Soloà franceinfo Culture
Rien que dans le fait que Nina Hagen se soit intéressée à NTM [et les invite à l’émission de Michel Denisot Mon Zénith à moi ], qu’elle avait rencontrés chez moi - parce que Nina Hagen sortait avec Frank Chevalier, qui était mon pote et celui de ma copine Gigi qui travaillait chez Jean Paul Gaultier. Les Bérurier Noir aussi avaient tenté un rapprochement avec nous mais à ce moment-là, on était un peu imbus de nous-mêmes. Je les trouve incroyables. En fait, ils avaient la maturité et l’humilité qu’on n’avait pas.
Le mélange rap-rock vous l’avez aussi en tête lorsque vous devenez le directeur artistique de la musique inspirée du film La Haine de Mathieu Kassovitz. C’est quelque chose que vous aviez l’ambition de faire avec Assassin ?
Mais c'était plus qu’une ambition ! C’était essentiel. Au début d'Assassin, lorsque je reviens de mon école d'ingénieur du son à New York, le groupe est en train de prendre tournure et je leur dis : "je pense qu'on sera un vrai groupe quand on sera capable d’amalgamer ensemble le rock et le rap".
A la Walk This Way de Run DMC et Aerosmith ?
Je suis plus que fan de Run DMC ! Dès le départ, ce groupe de rap avec une vibe rock me touchait parce c’était ce que je vivais en tant qu'enfant...
Je viens d'Antony et il y a eu là-bas pendant des décennies une fête qui s'appelait la fête des Castors. Avec des groupes comme Bill Baxter, Telephone, Little Bob Story, c’était le tremplin rock alternatif de la fin des années 70 et du début des années 80.
Soloà franceinfo Culture
C'était du rock pur et dur, alors que tout autour de moi, c’était musique afro, funk et disco que je kiffais aussi, évidemment. Mais le rock m’a ouvert à des trucs beaucoup plus pop, comme Supertramp ou Queen. Alors quand j’entends pour la première fois Rock Box de Run DMC, pour moi c’est le choc. ls ont tout mis en un seul. C’est pourquoi je dis à Squat et Doctor L : "quand sur scène on sera capables de tenir la dragée haute aux groupes de rock, on sera au top".
Venons-en à l’affaire Afrika Bambaataa. Aux Etats-Unis, il est accusé d’abus sexuels et de pédophilie depuis 2016, un choc pour toute la communauté hip-hop. En France, vous êtes le premier à témoigner. Dans le livre, vous racontez, de façon très pudique, avoir subi une agression sexuelle de sa part après avoir été témoin d’une première agression sur un mineur. Au-delà, ce que vous décrivez c’est à la fois une forme d’emprise et en même temps tout un système de prédation.
Oui, c’est la façon dont ça s'est passé pour moi, et c'est comme ça que je le perçois. Parce que c’est quelqu’un, considéré comme Dieu le père dans le hip-hop, que j'admirais, bien évidemment. Je suis à New York chez quelqu’un qui me dit qu’il ne peut plus m’héberger et on me dit : ah, mais tu peux aller chez Bambaataa. On est en 1984, j’ai 17 ans et personne ne me met en garde. Moi, ça ne m’effleure même pas l’esprit. Quand j’assiste à la première agression, je suis dans le déni. Ensuite je subis des attouchements, des pressions, c’est de l’abus. Mais je ne réagis pas, je suis dans la sidération. En même temps j’ai très vite pris mes distances et ce n’était pas si méchant que ça, me concernant, sinon, je ne serais pas là pour en parler.
C'était quand même des violences, il n’a pas fait semblant. Pourtant, il m’a fallu longtemps pour comprendre que j’avais été victime d’un prédateur sexuel.
Solo (à propos d'Afrika Bambaataa)à franceinfo Culture
D’après vous, toute sa garde rapprochée était au courant. Pourquoi tout le monde s’est tu pendant des décennies ?
Tout son entourage savait, c’est impossible qu’il en soit autrement. Melle Mel disait que c’était un secret de polichinelle. Dans son propre livre, il parle du fait que Bambaataa aime les jeunes, mais sans creuser davantage. Pour moi, ils étaient tous liés dans son entourage, comme Jazzy Jay, ou Grandmixer DST. Est-ce que leur rôle c’était de dénoncer, de mettre en garde ou bien de faire leur boulot de DJ ? Peut-être qu’ils en profitaient ? Ou bien qu’ils étaient aussi victimes ? Récemment me sont revenus des détails auxquels je n’avais pas prêté attention à l’époque. Par exemple, le type qui m’hébergeait au départ était déjà avec une petite de 14-15 ans alors qu’il en avait 25-30. Je m’étais dit : dis-donc il pécho des gosses, lui ! Et puis, comme je le raconte dans le livre, quelques heures après mon arrivée à New York, alors que je voulais aller m’acheter des baskets, le même type m’avait emmené direct dans un peep-show. Même si je trainais à Paris rue Saint-Denis, je n’étais jamais entré dans un peep-show. Bref, je réalise que le gars n’était pas là par hasard. Ça pose beaucoup de questions sur la Zulu Nation et sur le rôle de Bambaataa.
Où en est cette affaire au plan judiciaire ? Afrika Bambaataa a été convoqué à une audience en 2021 aux Etats-Unis et il ne s’est jamais présenté. Il se planque ?
Mais oui, carrément, il se planque ! Et le pire c’est qu’il se cache apparemment à chaque fois dans des paradis sexuels et des pays avec lesquels les Etats-Unis n’ont pas d’accord d’extradition. Actuellement, je crois qu'il est au Maroc.
Votre livre raconte le parcours d’un pur B-Boy, d’un athlète passé ensuite par toutes les ornières, drogue et compagnie, et qui finit par se trouver avec le jiu jitsu, dont vous êtes désormais champion World Master. Pourquoi cette discipline ? Comment vous a-t-elle cueilli ?
Le jiu-jitsu me fait beaucoup penser au break. La discipline, la rigueur, la volonté, le dépassement de soi, ils étaient déjà là avec le break. Avec la drogue, je suis allé tellement loin que j’allais crever. J’ai réalisé qu’il valait mieux arrêter. Alors je me suis soumis.
Dans le développement personnel, ont dit souvent : la drogue, c’est comme monter sur le ring avec Tyson, tu ne peux pas gagner. Avec le jiu-jitsu, c’est la même chose. Tu te lances dans un truc où, avec la meilleure volonté du monde, tu vas te faire tordre.
Soloà franceinfo Culture
A mes débuts dans le jiu jitsu, en 2009, je me rendais compte qu’il valait mieux capituler, même face à des plus petits, des plus frêles. Mais capituler de la manière la plus gracieuse possible parce que sinon ça fait mal. Tu te prends une clé de bras et tu ne veux pas taper ? Ton adversaire va te casser le bras. Tu te prends un étranglement et tu ne veux pas t’arrêter ? Tu risques la syncope. Aujourd’hui j’ai gagné les Europe Masters, les World Masters, mais j’aimerais bien aller en gagner ailleurs, en Asie, en Amérique du Sud. J’ai envie d’aller voir comment se pratique le jiu jitsu à l’autre bout de la planète.
Avec cette autobiographie, qu’avez-vous le plus à cœur de faire passer comme message ?
Je pense que dans le hip-hop, tout reste à faire. L’état du monde, l'état des minorités, l'état de la planète, comment l'humanité se comporte.
Parce que pour moi, le hip-hop c'est avant tout le respect de soi et d'autrui. L’ouverture, la solidarité et la bienveillance à tout niveau.
Soloà franceinfo Culture
Utiliser la créativité et la bonne volonté pour amener à une amélioration du quotidien de tous. Le truc affolant, c'est l'aspect futuriste de quelque chose d'aussi "old-school". Ça me fait penser au jour où j’ai vraiment décidé d'arrêter de consommer des drogues et de boire de l’alcool. Avec le temps, je considère qu'être abstinent, c'est ça la subversion. C'est même le truc le plus subversif que j'ai fait de toute ma vie.
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