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Musique : les Flammes, l'étincelle qui manquait au rap et aux cultures urbaines ?

La première édition de cette cérémonie célébrant les cultures populaires se tient jeudi au théâtre du Châtelet. Elle symbolise, pour ses créateurs et les artistes, la consécration d'une musique aujourd'hui omniprésente.
Article rédigé par Benoît Jourdain
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
La 1re édition des Flammes, qui se veut le complément des Victoires de la musique pour les cultures populaires, se tiendra le 11 mai 2023. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)

"Bravo et enfin." La chanteuse et compositrice Enchantée Julia savoure. Elle, comme d'autres artistes représentant ce que les Victoires de la musique ont maladroitement catégorisé comme "musiques urbaines", salue l'apparition des Flammes. Sous ce nom ardent se cache une cérémonie qui célèbre "les cultures issues des quartiers populaires et la créativité de celles et ceux qui les font grandir", comme l'écrit le site officiel de l'événement. Soutenue par la plateforme Spotify, la première édition se tient jeudi 11 mai, au théâtre du Châtelet, à Paris.

Au cœur de ces cultures, la musique, en particulier le rap, va obtenir la vitrine que les acteurs du milieu attendaient. Le rap, mais pas que, "car il se mélange à plein d'autres genres", explique Hamad, fondateur du site spécialisé Booska-P et instigateur des Flammes avec Tom Brunet, créateur de l'agence de communication Yard. "Il manquait une pierre à cet édifice pour ancrer cette culture dans un domaine plus institutionnel et statutaire, justifie Tom Brunet. Le rap a souvent été considéré comme une sous-culture, donc qu'il y ait Spotify, que ça se passe au théâtre du Châtelet, ça nous réjouit." Pour toucher son public, la cérémonie va également être diffusée en direct à partir de 20h30 sur la chaîne YouTube de Booska-P, en simultané sur la chaîne 6play et en différé à partir de 23 heures sur W9.

Une frustration qui couvait

Les Victoires de la musique ont toujours peiné à mettre en avant une musique qui a explosé en France dans les années 1990. Ce constat, tous les acteurs le partagent. Et ce ne sont pas les succès d'Orelsan, d'Angèle ou de Stromae, pour élargir à une pop plus urbaine, qui vont changer la donne. Les créateurs des Flammes refusent toutefois de parler de revanche et se voient "comme un complément". "Mais on ne peut pas dire que ça ne vient pas en réaction à une mauvaise représentation de ces cultures au sein de cette cérémonie", ajoute Tom Brunet.

Les deux hommes voulaient un événement qui célèbre des styles musicaux pas assez représentés aux Victoires. "Il y a bien Orelsan, mais pourquoi, parmi les nommés, on ne trouve pas Gazo ?", s'interroge le fondateur de Yard. Gazo, ce nom ne vous dit peut-être rien, mais ce rappeur né à Châteauroux (Indre), qui cartonne notamment avec son titre Die, fait partie de la nouvelle vague du rap français qui domine les classements d'écoute des plateformes de streaming. Il n'y a qu'à jeter un œil sur la playlist Top 50 de Spotify : le rap et ses dérivés monopolisent quasiment tout l'espace.

"Cette culture n'a jamais occupé une place aussi dominante que maintenant. Cette cérémonie répond à une frustration qui existait depuis longtemps."

Hamad, fondateur de Booska-P

à franceinfo

Cette frustration, les artistes présélectionnés pour les Flammes la contenaient également. "On a longtemps été traités comme des vilains petits canards. Désormais, l'industrie ne peut plus faire comme si le rap n'existait pas ou ne remplissait pas de salles", se réjouit le rappeur Prince Waly, originaire de Montreuil (Seine-Saint-Denis), nommé notamment pour la prestigieuse Flamme de l'artiste masculin de l'année. Aux côtés des jeunes tauliers (SCH, Hamza, Ninho ou encore Dinos), il ne s'attend pas à grand-chose, mais se félicite que cette cérémonie "mette en avant de nouveaux talents émergents".

Pour les oubliés et "ceux qui ont pavé le chemin"

Quand les habitués trustent les récompenses dans les cérémonies plus institutionnelles, les Flammes veulent mettre l'accent sur les oubliés. Enchantée Julia, originaire d'Oppède-le-Vieux (Vaucluse), artiste néo-soul indépendante, éloignée des grosses maisons de disques, savait qu'elle n'aurait pas sa place aux Victoires de la musique. "Je n'aurais jamais pu être nommée. Or, les gens qui regardent pensent que c'est la réalité musicale du pays. Pour le public lambda, on n'existe pas, c'est assez triste", déplore celle qui chante Longo Maï.

"Ma grand-mère ne connaît de la musique actuelle que ce qu'elle peut voir à la télévision, les NRJ Music Awards ou les Victoires."

Scar, producteur du tube "Suavemente" de Soolking

à franceinfo

Enchantée Julia et Scar font partie de cette catégorie d'artistes que les Flammes veulent valoriser. Car les musiques urbaines sont aujourd'hui multiples. "C'est tellement varié qu'on ne peut plus se contenter de certains noms qui parlent à la ménagère, mais qui ne représentent pas toutes les musiques urbaines, poursuit Hamad. On a beaucoup travaillé sur les intitulés des catégories pour être le plus large possible."

Ainsi, 21 catégories seront mises en avant au théâtre du Châtelet, allant des classiques "album" ou "artiste de l'année" (masculin et féminin), jusqu'aux plus pointues "morceau caribéen ou d'inspiration caribéenne de l'année" ou "cover (pochette d'album) de l'année". Fifou, célèbre photographe en lice cette année pour les pochettes des albums de Gazo et Prince Waly, estime qu'il est normal, considérant la place prise par l'image dans cet univers, que "les gens qui sont plus dans l'ombre soient mis en avant, comme le sont les décorateurs ou les stylistes aux César".

Une multitude de catégories censée représenter au mieux un univers musical désormais tentaculaire et qui permet à de nombreux acteurs d'en vivre. C'est d'ailleurs une des principales différences par rapport à la décennie précédente, qui avait vu la chaîne musicale Trace TV lancer sa cérémonie, les Trace Awards. Deux petites éditions (2013 et 2014) et puis s'en vont. "Il a existé des cérémonies où seuls quelques artistes arrivaient à vivre de cette musique. Aujourd'hui, grâce au streaming, beaucoup y parviennent. Ça crée quelque chose d'assez sain", reconnaît Hamad. Fifou, qui a connu la génération des "rois sans couronne", ces artistes qui ont produit des disques mais n'ont pas pu vivre de leur art et ont dû arrêter, y voit "un hommage à ceux qui ont pavé le chemin".

Des Flammes pas près de s'éteindre

Travaillant depuis trois ans sur ce projet, ralenti par le Covid-19, Hamad et Tom Brunet se savent attendus, mais aussi soutenus par une industrie qui a pris le virage de la culture urbaine. "On a reçu plein de messages, des gens de l'industrie, des indépendants, parce que les Flammes vont permettre de récompenser leurs artistes, de démarrer ou continuer à développer, ou relancer une carrière. Mais de la part des artistes aussi, qui nous ont assurés de sa nécessité", raconte le fondateur de Yard. Accompagné par Spotify, "qui avait la meilleure offre financière, en termes de communication, de visibilité", alors qu'il était courtisé par toutes les plateformes, le duo s'est prémuni des accusations d'opacité ou de copinage.

"On a tenu à être le plus transparent possible. La liste des médias qui ont présélectionné les artistes a été dévoilée. Tout ce qui a pu être reproché aux autres cérémonies, on a voulu l'éviter."

Hamad, fondateur de Booska-P

à franceinfo

Les organisateurs n'ont pas mis de côté le public, dont le vote a été comptabilisé à 50% avec celui du jury dans 13 des 21 catégories. Car si les artistes piaffaient d'avoir cette cérémonie, le public l'a également longtemps réclamée. "On espérait voir nos artistes préférés performer lors des Victoires, résume Scar. Avec les Flammes, on espère que les jeunes amateurs de rap auront cette chance."

Lorsqu'ils se sont lancés dans l'aventure, Hamad et Tom n'avaient aucune garantie de la présence des têtes de gondole du milieu. Mais ils n'ont pas douté. "Les artistes n'ont aucune obligation à venir, mais tu ne peux pas te plaindre de ne pas être visible ou de ne pas être invité à des cérémonies plus institutionnelles et ne pas venir lorsque est organisé, par des acteurs crédibles, un événement censé te représenter", argumente Hamad.

"En tant que rappeur, je serais déçu si les autres rappeurs ne venaient pas. Il faut être présent et supporter."

Prince Waly, rappeur

à franceinfo

Aucune crainte à avoir, les grands noms seront bien là puisque Gazo, Dinos ou encore Tiakola monteront sur la scène du Châtelet. Cette nouvelle cérémonie pourrait-elle créer une nouvelle concurrence dans un milieu qui n'en manque pas ? "C'est une musique où la compétition existe, mais cela restera sain", assure Hamad. Et si, à terme, les rappeurs francophones gonflent les muscles dans leurs chansons en mettant en avant leur nombre de Flammes, comme des rappeurs américains se gargarisent de leurs Grammys, "c'est qu'on aura gagné", sourit l'organisateur.

On n'en est pas encore là. Les acteurs attendent cette première cérémonie qui symbolise, selon eux, un simple juste retour des choses. "Le rap a souvent été mis de côté, mais si on prend la dimension économique et la densité des artistes aujourd'hui, c'est logique que le rap ait sa propre cérémonie, observe Fifou, comme aux Etats-Unis avec les BET Awards. Cette cérémonie, c'est la cerise sur le gâteau, mais le gâteau est déjà copieux." Hamad et Tom voient déjà plus loin et réfléchissent à la saison 2. "Si demain, les Victoires commencent à mieux comprendre et à mieux intégrer ces cultures dans leur cérémonie, tant mieux, conclut Hamad, mais il faudra composer avec les Flammes."

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