Missak Manouchian au Panthéon : comment Emmanuel Macron se sert des grandes figures pour forger son héritage politique

Article rédigé par Thibaud Le Meneec
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Sous Emmanuel Macron comme ses prédécesseurs, le choix des figures choisies pour entrer au Panthéon dépend de nombreuses considérations politiques. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
Après Simone Veil, Maurice Genevoix et Joséphine Baker, le chef de l'Etat a décidé panthéoniser ce résistant arménien, communiste et antifasciste, qui reposera avec son épouse Mélinée.

Pour la quatrième fois depuis 2017, la France aura les yeux rivés sur le Panthéon. Emmanuel Macron présidera, mercredi 21 février, la cérémonie d'entrée de Missak Manouchian dans le monument aux "grands hommes". Le rescapé du génocide arménien devenu résistant, leader d'un groupe de combattants étrangers contre l'occupation nazie, exécuté en février 1944, sera accompagné de son épouse, également résistante, Mélinée Manouchian. "Missak Manouchian porte une part de notre grandeur", a déclaré l'Elysée, en juin dernier, au moment d'annoncer cette panthéonisation.

Sous la Ve République, le locataire de l'Elysée est le seul à décider de ce geste aussi symbolique que politique. "Les moments où le chef de l'Etat incarne la totalité de la France, dans un rapport passé-présent, ne sont pas fréquents", souligne l'historien Patrick Garcia. "On flirte avec l'éternité", prolonge Bruno Roger-Petit, conseiller mémoire du président. Dans ces conditions, faire de Missak et Mélinée Manouchian les nouveaux pensionnaires de ce sanctuaire républicain est tout sauf une décision anodine.

"En pleine contradiction"

Après Simone Veil, Maurice Genevoix et Joséphine Baker, Emmanuel Macron a choisi d'installer au sommet de la montagne Sainte-Geneviève un couple d'immigrés arméniens, qui se sont pleinement engagés contre le nazisme et le fascisme. Missak Manouchian était par ailleurs un cadre de l'Internationale communiste, dès 1935, tout en restant proche du Parti communiste français une fois la Seconde Guerre mondiale débutée.

Une fresque murale représentant le résistant arménien Missak Manouchian, à Paris, le 15 novembre 2023. (MIGUEL MEDINA / AFP)

Aux yeux de l'opposition de gauche, le choix du président de la République est un "véritable paradoxe". "On est en pleine contradiction", dénonce le député communiste Pierre Dharréville. "Quelques semaines après la loi immigration, qui est une infamie, cet hommage intervient dans un moment singulier." Le groupe Manouchian incarne "l'espoir des jours heureux et la main-d'œuvre immigrée", insiste Pierre Dharréville, qui a interprété en musique un poème d'Aragon en hommage au résistant, raconte France Bleu. Plusieurs élus de gauche voient un décalage entre ces valeurs et la politique menée par le chef de l'Etat. Le député La France insoumise Sébastien Rome redoute ainsi "un affichage politique" du président et "un moyen de brouiller les pistes par rapport à la réalité de sa politique", en "contradiction avec ce que défendaient les Manouchian".

L'Elysée balaie toute volonté de détourner l'héritage de Missak et Mélinée Manouchian au profit immédiat d'Emmanuel Macron. "Le président de la République ne pense pas aux polémiques de l'instant lorsqu'il décide d'une panthéonisation", évacue Bruno Roger-Petit. Le conseiller rappelle que cette cérémonie est l'aboutissement d'un long chemin, entamé par la présidence en mars 2022.

"C'est un processus déconnecté des soubresauts de la vie politique. Il n'y a rien de pire qu'une panthéonisation avec des vues stratégiques."

Bruno Roger-Petit, conseiller mémoire d'Emmanuel Macron

à franceinfo

Pierre Dharréville, qui se dit "vigilant", invite le chef de l'Etat à "rendre hommage à tout ce que représente Manouchian". Mais la présidence préfère insister sur l'apport de cette figure à la France lors de la Seconde Guerre mondiale, et ce qui fait de lui un Français "par son sang versé pour notre pays".

Un nouveau héros de la Résistance honoré

C'est là que réside la vertu mémorielle des hommages aux héros de la Résistance. Les présidents l'ont bien compris : sur les huit panthéonisations survenues sous François Hollande et Emmanuel Macron, six sont liées au combat de la France contre l'Allemagne nazie. "La Résistance apparaît comme la ressource symbolique la plus disponible historiquement, la page du passé national à laquelle on se réfère le plus volontiers", analyse Patrick Garcia, spécialiste des usages politiques de l'histoire. Par ailleurs, les huit dernières personnalités panthéonisées ont eu un rôle pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle.

Le président de la République, François Hollande (au centre), lors de la cérémonie de panthéonisation de Jean Zay, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Pierre Brossolette, à Paris, le 27 mai 2015. (PHILIPPE WOJAZER / POOL / AFP)

Officiellement, la panthéonisation de Missak Manouchian se veut donc la plus fédératrice possible. "C'est un grand moment de consensus", insiste Bruno Roger-Petit. Du côté du PCF, on salue une "juste réparation mémorielle", explique Pierre Dharréville, alors que les résistants communistes étaient absents du Panthéon. C'est ce qu'ont voulu combler plusieurs élus de gauche, comme Jean-Marc Germain et Pierre Ouzoulias, en portant ce dossier dès le milieu des années 2010. Pour défendre plus vigoureusement cette demande, un comité de soutien à cette entrée au Panthéon voit le jour fin 2021.

Comment expliquer que ce projet se concrétise finalement sous une présidence centriste et libérale ? "Emmanuel Macron est un homme neuf", estime Pierre Ouzoulias. Le sénateur PCF, partisan de longue date de la panthéonisation de Missak Manouchian, considère que le chef de l'Etat est débarrassé des rivalités entre communistes et socialistes, qui ont pu conduire François Hollande à préférer la panthéonisation, en 2015, de Jean Zay, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion et Pierre Brossolette, des figures moins marquées politiquement à l'extrême gauche.

"C’est plus facile pour Emmanuel Macron que pour François Hollande de rendre hommage à cette figure politique. C’est un fait historique, pas idéologique et partisan."

Pierre Ouzoulias, sénateur communiste

à franceinfo

Dans les faits, si la cérémonie de panthéonisation se veut consensuelle, le choix de la personnalité consacrée est souvent bien plus clivant. Ainsi, une partie de la classe politique et nombre d'associations ont appelé à la panthéonisation de Gisèle Halimi, avocate et figure du féminisme morte en 2020. Mais des figures de la droite se sont opposées à l'idée de faire un tel honneur à celle qui a défendu des nationalistes algériens il y a plus d'un demi-siècle. En 2021, l'Elysée lui a préféré Joséphine Baker, star de l'entre-deux-guerres engagée contre le nazisme. Le dossier de panthéonisation de Gisèle Halimi "est toujours à l'étude", assure cependant la présidence à franceinfo.

Les cendres de Rouget de Lisle bientôt transférées ?

Parfois, la famille d'une personnalité défunte peut s'opposer à une panthéonisation pourtant souhaitée au plus haut sommet de l'Etat. Ce fut le cas pour Albert Camus en 2009, sous Nicolas Sarkozy. A l'époque, le fils de l'écrivain avait refusé le transfert des cendres de son père par crainte de "récupération" politique, selon Le Monde. Même le cas de Missak Manouchian n'emporte pas l'adhésion de l'ensemble du monde politique, puisque Eric Zemmour (Reconquête) voit dans cette entrée au Panthéon une "manipulation" laissant à penser que "seuls les étrangers se sont battus pour la France". De son côté, le Rassemblement national se montre très discret sur cette panthéonisation. Contacté par franceinfo, le parti n'a pas communiqué à ce propos.

Signe que la pratique revêt encore une importance politique forte, l'Elysée reçoit toujours autant de demandes pour panthéoniser des figures de l'histoire de France. Une centaine chaque année, de tous ordres, selon Bruno Roger-Petit. Certaines ne remplissent pas les critères à respecter, comme Molière, génie bien antérieur à 1789 – les panthéonisés doivent être des figures postérieures à la Révolution française. C'est ensuite que le filtre intervient pour trier ceux qui méritent une élévation au firmament républicain des "grands hommes" et des grandes femmes. Dernièrement, dans une tribune publiée par Les Echos, un collectif a défendu la panthéonisation de l'industriel André Citroën. Pour l'heure, le dossier n'a pas progressé en haut lieu.

Le conseiller mémoire d'Emmanuel Macron préfère avancer le nom de Claude Joseph Rouget de Lisle, l'auteur des paroles de La Marseillaise, dont les cendres, aujourd'hui aux Invalides, attendent d'être transférées au Panthéon depuis 1915. Sera-t-il le prochain à bénéficier du feu vert présidentiel ? Ou le président de la République procédera-t-il d'abord à l'entrée dans ce "temple laïc", selon les mots de l'Elysée, de Robert Badinter, artisan de l'abolition de la peine de mort en France ? "Il y aura une cérémonie en temps voulu. La famille de Robert Badinter a donné son accord pour qu'un telle cérémonie puisse se tenir", explique-t-on dans l'entourage du chef de l'Etat. Jusqu'à son départ programmé de l'Elysée, au printemps 2027, Emmanuel Macron a en tout cas toute latitude pour choisir celles et ceux à qui la patrie sera désormais reconnaissante.

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