"Deux légitimités s'affrontent" : les futurs vitraux contemporains de Notre-Dame de Paris ravivent une vieille querelle de clocher

Tout semblait réglé comme du papier à musique : la restauration de la cathédrale parisienne serait l'occasion d'installer six vitraux contemporains, sur les 120 verrières que compte l'édifice. Mais certains défenseurs du patrimoine ne l'entendent pas de cette oreille.
Article rédigé par Pierre Godon
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Le remplacement de six vitraux illuminant des chapelles de Notre-Dame de Paris par des créations contemporaines choque certains défenseurs du patrimoine. (HELOISE KROB / FRANCEINFO)

Plus de 120 verrières laissent entrer la lumière dans la nef et le chœur de Notre-Dame de Paris. Mais six d'entre elles, surtout, font couler beaucoup d'encre depuis deux ans, quand Emmanuel Macron et Laurent Ulrich, archevêque de Paris, ont décidé de les remplacer par des créations contemporaines. Une touche de modernité pour la cathédrale, restaurée pour 700 millions d'euros et inaugurée en grande pompe samedi 7 décembre. Ces vitraux du XXIe siècle ont vocation à remplacer six verrières épargnées par l'incendie du 15 avril 2019, qui se verraient reléguées dans le futur musée attenant à l'édifice.

"C'est Viollet-le-Duc qu'on assassine", crient 240 000 personnes dans une pétition largement relayée, lancée par le magazine en ligne La Tribune de l'Art et son médiatique directeur Didier Rykner. L'illustre maître d'œuvre de la première restauration de la cathédrale, au milieu du XIXe siècle, trouve des défenseurs jusqu'au président du RN. Jordan Bardella a annoncé sur X avoir signé ce texte, estimant que "Notre-Dame-de-Paris doit être restaurée à l'identique, loin de toute idéologie et de toute immodestie politique".

Les détracteurs du projet mettent en avant la charte de Venise, signée par la France en 1964, qui pose un cadre pour les restaurations patrimoniales : conserver le dernier état historique connu. "Cette charte est consultative", tempère Nicolas Dohrmann, conservateur de la Cité du vitrail à Troyes (Aube). "Aucun organisme ne va prendre des sanctions contre la France si on change quelques vitraux à Notre-Dame !"

In vitraux veritas ?

L'objet du scandale, ce sont six vitraux réalisés par le maître verrier Alfred Gérente au milieu du XIXe siècle, destinés à illuminer autant de chapelles nichées le long du mur sud de la nef de Notre-Dame. Leur intérêt patrimonial ne saute pas aux yeux du profane, et même les experts sont partagés. "Ils sont d'une banalité affligeante", tranche le maître verrier Carlo Roccella au vu des six baies très ternes, aux motifs géométriques sur fond clair, qu'on appelle dans le jargon des "grisailles". C'est voulu, réplique l'historienne spécialiste des vitraux Françoise Gatouillat : "C'était la mode de faire assez monocorde. Viollet-le-Duc, l'architecte de la première restauration, avait pensé la cathédrale comme un ensemble : ces vitraux devaient éclairer les peintures murales des chapelles."

Un détail des vitraux d'Alfred Gérente, réalisés pendant la restauration de Notre-Dame par Viollet-le-Duc, dans la nef de la cathédrale. (CORPUS VITREANUM FRANCE / DR)

Sauf que lesdites peintures ont été grattées dans les années 1960 à l'initiative du service des Monuments historiques, rappelle le ministère de la Culture dans le dossier d'appel à candidatures. Il n'en reste plus rien, ce qui apporte de l'eau au moulin des tenants d'un renouvellement des œuvres. Julien Lacaze, président de l'association Sites et Monuments, ne l'entend pas de cette oreille : "Viollet-le-Duc avait pensé l'avancée dans la cathédrale comme un crescendo, avec les plus beaux vitraux autour du chœur et dans le déambulatoire", au bout de la nef. D'où l'intérêt, selon lui, de ne pas détricoter l'impression d'ensemble par des distractions.

Les vitraux de Notre-Dame de Paris, photographiés avant l'incendie, le 18 septembre 2018. (PLANET ONE IMAGES / UNIVERSAL IMAGES GROUP EDITORIAL / GETTY IMAGES)

Laurent Ulrich pensait pourtant avoir clos le débat en citant l'Evangile de la restauration selon Viollet-le-Duc lui-même. "Dans son livre sur un projet de restauration, il explique qu'il faudrait les remplacer (...) et regrette qu'on n'ait pas pu mettre des vitraux historiés [qui représentent des scènes de la Bible], cite l'archevêque de Paris dans Le Parisien. Donc, on n'ignore pas ce qu'il aurait voulu faire !"

La Commission nationale du patrimoine et de l'architecture, émanation du ministère de la Culture, a toutefois rendu un avis négatif sur le projet de vitraux contemporains en juillet. Mais Rachida Dati, ministre démissionnaire après la dissolution de l'Assemblée nationale, a passé outre.

Un remake de la querelle des années 1930

Vous avez l'impression d'un débat sans fin ? Nicolas Dohrmann aussi : "Deux légitimités s'affrontent, qui ne se placent pas sur le même plan. La légitimité scientifique, qui parle d'unité architecturale, du rang qu'occupe Viollet-le-Duc dans l'histoire de l'architecture... : c'est recevable. Et de l'autre, le souhait de faire entrer l'art dans l'église, la volonté du clergé de moderniser la liturgie : c'est inattaquable."

Cette querelle des anciens et des modernes a un petit goût de remake d'une polémique qui a eu lieu dans les années 1930. A l'époque, le clergé veut (déjà) moderniser un lieu de culte (déjà) poussiéreux. Les vitraux n'ont alors même pas 70 ans, Viollet-le-Duc n'a pas encore été érigé en superstar de la restauration, la voie semble libre pour commander à douze artistes des créations Art déco pur jus.

Sauf que ce qui ne devait être qu'un lifting se transforme en débat national, accompagné d'une avalanche de manchettes assassines dans la presse. "Certains parlent de 'barbouillages de kermesse' ou d''un orchestre dirigé par un chef de jazz complètement ivre'", relate Nicolas Dohrmann, dont la Cité du vitrail abrite justement une exposition consacrée à cet épisode. On finit par installer les œuvres fin 1938... pour les déposer dès les premiers bruits de bottes, en septembre 1939. Les vitraux de Viollet-le-Duc – ceux-là mêmes que certains veulent aujourd'hui sauver à tout prix – sont alors réinstallés, car si une bombe allemande les souffle, personne ne les regrettera.

Les nouveaux vitraux priés de faire bonne figure

Malgré la polémique, l'art contemporain fait son entrée dans le patrimoine religieux français, sans bruit, après guerre. Pas à Notre-Dame de Paris, mais dans de plus modestes édifices. Les premiers vitraux abstraits, signés Alfred Manessier, sont posés en 1948 dans l'église Saint-Michel de la petite commune des Bréseux, dans le Doubs. "C'est à ce moment-là que l'Eglise a pris l'autoroute de l'art abstrait", illustre le maître verrier Pierre Tatin, installé à Pantin (Seine-Saint-Denis). Les vitraux abîmés ou défraîchis, surtout quand ils datent d'un XIXe siècle honni à l'époque, sont remplacés par des créations. Les vitraux du déambulatoire de l'église Saint-Séverin à Paris sont confiés à l'artiste Jean Bazaine dans les années 1960. A la même époque, Marc Chagall orne les cathédrales de Reims et de Metz. Vingt ans plus tard, Pierre Soulages s'attellera à la centaine de vitraux de l'église de Conques (Aveyron).

L'entreprise marseillaise Les Vitraux Imbert a participé à la restauration des vitraux de la cathédrale Notre-Dame de Paris, comme avec celui-ci réalisé sous Viollet-le-Duc, le 2 octobre 2024. (VALERIE VREL / LA PROVENCE / MAXPPP)

Pour Notre-Dame, un cahier des charges très strict impose la fin des œuvres abstraites et le thème de la Pentecôte. Lancé au printemps 2024, l'appel a recueilli une centaine de candidatures. Huit artistes sont toujours en lice, avant un dernier écrémage attendu en fin d'année pour décrocher ce marché et son enveloppe de 3 millions d'euros.

"Je me réjouissais d'un retour au figuratif", confie Pierre Tatin, col bleu-blanc-rouge de meilleur ouvrier de France autour du cou. "Mais quand j'ai vu le pedigree des huit artistes retenus, j'ai déchanté. Je ne suis pas sûr que ça le sera tant que ça, et pourtant, les gens nous le réclament." Effectivement, les précédents vitraux de Jean-Michel Alberola s'inscrivent plutôt dans une forme d'abstraction, Daniel Buren a connu son heure de gloire avec 260 colonnes bicolores au pied du Palais-Royal et Yan Pei-Ming s'est fait connaître avec ses relectures monumentales d'œuvres classiques, pour ne prendre que ces trois exemples.

D'où la crainte que cette poignée de vitraux noyés dans l'immense nef du monument ne pousse les artistes à surjouer leur patte – précisément ce qu'on reprochait aux créateurs en 1937. "On me l'aurait proposé, j'aurais décliné ce concours, grommelle l'artiste François Rouan. Si le président avait vraiment voulu une vision d'artiste, il aurait fait changer l'ensemble des vitraux de la cathédrale." C'est ainsi que le peintre a procédé dans l'église de Bonaguil, dans le Lot-et-Garonne, en veillant à s'imprégner pleinement du lieu. "J'ai beaucoup de camarades qui oublient que si on vous sollicite, ce n'est pas pour faire une expo de vos œuvres dans un lieu historique", grince celui qui a aussi joué collectif dans la cathédrale de Nevers. "La problématique du vitrail, ça n'a rien à voir avec un tableau, c'est un objet de projection qui exige de canaliser la lumière."

La (nouvelle) séparation de l'Eglise et de l'Etat

Pourtant, l'Etat préfère s'adresser aux artistes qu'aux maîtres verriers, spécialistes de l'exercice. "Comme s'il y avait d'un côté un intellectuel qui ne devait pas se salir les mains et de l'autre un exécutant qui n'avait pas à penser", tempête Carlo Roccella. Notre-Dame ne fait pas exception. L'appel d'offres pour la cathédrale impose ainsi un tel attelage. "Je n'ai toujours pas digéré un appel d’offres pour la cathédrale de Blois, marqué du sceau de Jack Lang, qui exigeait comme critère que l'artiste n'ait jamais eu affaire à du verre", fulmine le maître verrier italien.

Le président de la République Emmanuel Macron s'arrête devant un vitrail de la cathédrale Notre-Dame, lors d'une visite du chantier, le 15 avril 2021. (MAXPPP)

Il n'est même pas certain que l'artiste aura les mains libres, tempère François Rouan, qui officie en ce moment à l'abbaye royale de Fontevraud, dans le Maine-et-Loire. "Je dois me coltiner des réunions avec 30 personnes de services différents, de l'Etat, de la région, et synthétiser les sensibilités de chacun, s'amuse l'artiste. Qu'est-ce que ça va être pour Notre-Dame ?"

A la veille de la réouverture, on ne se bouscule pas pour revendiquer la paternité du projet. L'Elysée assure agir à la demande de l'Eglise (comme l'atteste un communiqué de décembre 2023), quand l'Eglise parle d'une "commande de l'Etat", par la voix du recteur de Notre-Dame, même si on trouve trace d'une initiative du précédent archevêque de Paris dès 2020...

Fin de l'histoire en 2026 quand les vitraux seront (enfin) installés ? Rien n'est moins sûr. L'association Sites et Monuments de Julien Lacaze entend attaquer la déclaration de travaux dès qu'elle sera publiée. "On veut nous faire croire que tout est écrit d'avance, ce n'est pas le cas", argue-t-il. Dans ce dossier, on n'est plus à un rebondissement près.

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