: Grand entretien "Elles reflètent l'importance de la famille et des relations entre les gens" : comment les séries coréennes ont su conquérir l'Asie et s'imposer sur les écrans en Occident
Antoine Coppola est cinéaste et il enseigne le cinéma à l’université Sungkyunkwan de Séoul. Originaire de Marseille, il vit depuis dix-sept ans en Corée du Sud et il est l'auteur de plusieurs livres sur la production audiovisuelle coréenne. Dictionnaire du cinéma coréen est son dernier ouvrage.
Grâce à Netflix qui investit de plus en plus dans ces productions, le public occidental a découvert les séries coréennes. Squid Game a battu tous les records. C'est un cas intéressant dans la mesure où il est devenu l'ambassadeur de la Corée du Sud dont il dépeint pourtant la violence sociale. Le projet n'aurait pas pu voir le jour sans l'arrivée de Netflix semble-t-il...
Antoine Coppola : Squid Game est au départ un film mais le réalisateur n’a jamais pu le faire produire dans son pays où on trouvait le sujet trop noir, trop critique et trop réaliste. Il en a donc fait une série pour Netflix. C’est un projet qui rentre dans la stratégie "glocal" – mondial et local – de la plateforme : des sujets bien ancrés dans la culture locale mais qui peuvent toucher une audience internationale.
Les dramas coréens ont déjà conquis le public est-asiatique...
L’Est de l’Asie est un marché qui joue à égalité avec le marché coréen. Depuis au moins 15-20 ans, la plupart des séries standards coréennes ont 50% de leur public dans la région, aux Philippines, au Vietnam et au Cambodge. Et certains de ces publics sont musulmans d’où l’incident avec la série King The Land (L'Empire du sourire) [l'une des dernières séries à succès diffusée sur Netflix et qui est arrivée, plusieurs fois en juillet en tête des programmes non-anglophones diffusés sur la plateforme]. La production a dû s'excuser parce que la série dressait le portrait d'un prince saoudien dragueur et buveur. Ces pays sont très attentifs à ce qui touche au religieux et au sexe. Tout comme ils sont sensibles à un certain conformisme en matière de relation amoureuse. Le mariage est toujours quelque chose d’important, à l'instar de la famille.
Il y a donc ces séries-là, et celles que l’on retrouve sur les plateformes de vidéo en ligne. Elles sont souvent plus orientées vers l’Occident, pour un public plus international. Les gros succès comme Squid Game, All of Us are Dead, toutes ces séries de zombies témoignent d'un phénomène qui est assez récent et abordent des thématiques que l'on retrouve déjà dans le cinéma coréen. Ce n’est pas le même marché, les mêmes thèmes, c’est beaucoup plus risqué, plus provocateur que ce qui est proposé dans l'Est asiatique. Ces productions montrent une société coréenne beaucoup plus sombre. Il y a une plus grande ouverture à la critique sociale, comme au cinéma encore une fois.
Sait-on pourquoi les pays voisins aiment tant les séries coréennes ?
Dans les années 90, il y avait un projet de conquête des marchés asiatiques qui a commencé avec la série Winter Sonata [L'histoire d'une jeune femme qui rencontre un homme ressemblant à son premier amour alors qu'elle est en passe de se marier]. Elle a eu un énorme succès au Japon. Des études ont révélé que les Japonaises adoraient cette série parce que le personnage du jeune homme coréen leur rappelait des histoires d'amour qui n’existaient plus dans la société moderne japonaise. Le passéisme dans cette série a séduit dans d'autres pays comme l’Indonésie ou encore les Philippines.
Les producteurs coréens ont par conséquent décidé de développer ce filon à travers des personnages un peu irréels, les "Flower Boys" : de jolis jeunes hommes inspirés des mangas japonais, mignons et très gentils. En somme, des princes charmants entourés de jeunes filles tout aussi parfaites. De nombreuses séries ont été ainsi produites et ont leur a ajouté une dimension très est-asiatique, métaphysique : la renaissance. On ne meurt jamais vraiment. C’est d’inspiration indo-bouddhiste, raison pour laquelle les séries élaborées autour de romances surnaturelles marchent parfaitement en Inde. Toutes ces romances renvoient aussi à une tradition qui recule face à la modernité.
Les séries coréennes s'apparentent aussi à un exutoire. Dans cette société confucéenne, on ne peut pas laisser percevoir ses émotions. On ne peut pas directement réagir : il faut toujours tout intérioriser. Les dramas sont l'occasion d'extérioriser tout ce qui est refoulé parce que la société coréenne est très policée et très contrôlée. N'oublions pas que c'est un pays en guerre avec son voisin nord-coréen. Le cinéma et les séries montrent ce que l'on ne voit pas dans la vie réelle. Les films représentent ainsi une réalité fantasmée dans une société postmoderne. On y est à la fois néo-traditionaliste et ultra-capitaliste. Le consumérisme est très important en Corée du Sud, un pays plus capitaliste que les États-Unis, mais où l'on veut toutefois préserver la tradition.
Pour ce qui est des plateformes en ligne, ce n'est pas la première fois que les Coréens les utilisent pour conquérir de nouveaux marchés...
Il y a de nombreuses plateformes illégales où l'on peut profiter des séries et films sud-coréens sous-titrés en français, anglais, espagnol ou italien. C’est une stratégie marketing de dumping qui ne choque pas du tout les producteurs et distributeurs coréens. Le dumping consistant à offrir le produit aux spectateurs qui finissent par prendre des abonnements. Les Sud-Coréens ont ainsi réussi à créer un public international grâce à la diffusion "illégale" de nombreux k-dramas [Korean dramas]. C’est un dumping qui fonctionne très bien. C’est une stratégie tentée, par exemple, en Chine par les Américains. À savoir vendre des films très peu chers, à un dollar par exemple, pour créer un marché.
"L'Empire du sourire (King The Land)", l'un des derniers succès coréens de Netflix que vous évoquiez, est une immersion dans les métiers de service comme l'hôtellerie. Les séries romantiques coréennes semblent être souvent l'occasion de découvrir une profession ou une activité. Est-ce vraiment une caractéristique spécifique aux "melodramas" en Corée du Sud ?
Oui et non. Il est vrai que c’est une stratégie d’écriture de ces séries. Quand on regarde les synopsis, il y a beaucoup de métiers qui sont évoqués. Cependant, leur description n’est pas réaliste. C’est de l’ordre du décorum. L’objectif de la série n'est pas du tout de décrire une profession. Ces séries font surtout écho à des émissions de téléréalité qui font elles-mêmes écho à des évènements réels. Par ailleurs, ce sont certains types de métiers qui sont représentés. Les ouvriers ou les fermiers, qui sont nombreux en Corée, n'apparaîtront presque jamais. Ce sont plutôt des professions à la mode qui sont dépeintes.
Ces métiers permettent une variation sur le véritable thème, la romance, celle par exemple d'une fille pauvre qui rencontre un homme riche. La série It’s ok not be ok, qui est une histoire de Cendrillon inversée, met en scène la rencontre d'une célèbre écrivaine au caractère asocial avec un infirmier psychiatrique. Les sujets abordés dans ces "melodramas" sont des archétypes : Cendrillon donc, la promotion du couple – se mettre en couple et se marier –, les relations familiales et les problématiques liées aux comportements sociaux restent les principales thématiques. Et comme on ne peut pas répéter la même chose, on varie les décors et donc les professions des protagonistes.
Qu’est-ce qui fait alors la spécificité des séries sud-coréennes ?
Leurs thèmes qui renvoient aux relations entre les gens, d'abord familiales, puis amicales et professionnelles. Cela vient du fait que la Corée est très confucianiste [le confucianisme célèbre notamment la famille et fait ainsi primer l'intérêt collectif sur l'intérêt personnel]. Dans la société coréenne, il y a déjà cette focalisation sur les relations et cette thématique, qui découle de la réalité, fonctionne très bien au cinéma et à la télévision. La famille est essentielle. Les auteurs arrivent même à intégrer des intrigues familiales dans des films de genre. C’est une recette coréenne qui fonctionne très bien.
Autre caractéristique : les séries coréennes n’ont généralement qu’une seule saison. Ce qui fait qu’il y a une espèce de continuité de série en série. Les créateurs puisent dans les productions qui ont bien marché pour en faire d'autres. Cela vaut pour les séries destinées au public asiatique. L’autre spécificité est liée à la nostalgie, notamment dans les séries romantiques.
L'une des principales revendications de la grève des auteurs et acteurs américains est liée aux bouleversements occasionnés par le streaming. Ces entreprises changent-elles aussi la donne en Corée du Sud ?
Des bouleversements sont en cours. Netflix, Disney, Apple et Paramount ont signé des accords avec les Coréens au bout d’un processus qui a été difficile. Netflix n’est pas entré en Corée facilement : il y a eu une résistance locale. Les marchés de l’audiovisuel sont contrôlés par des monopoles qui sont très puissants, les "chaebols" (terme qui signifie "clans de riches" en coréen) sont des conglomérats industriels et financiers. Ces derniers contrôlent aussi internet et les médias. CJ ENM (entreprise du secteur du divertissement derrière les séries Vicenzo et See You in 19th life ainsi que les films Decision to leave, Broker ou encore Parasite, la première Palme d'or coréenne), est lié à Samsung et LG (fabricants de produits électroniques). En somme, ces grosses compagnies ont une partie média (elles sont liées aux chaînes de télévision) et divertissement où l’on retrouve la production (télévision et cinéma) et la distribution (ces sociétés sont propriétaires de salles de cinéma en Corée du Sud et dans l’Est asiatique).
Toutefois, les plateformes de vidéo en ligne bouleversent le secteur parce qu'elles ont inauguré, d'une certaine manière, une ère nouvelle : celle de la coproduction et d’une orientation plus internationale des séries. En outre, les accords financiers énormes qu'elles signent remplissent les poches de ces monopoles coréens que j'évoquais, du coup ils produisent moins parce que leurs budgets sont équilibrés. Résultat : la production locale s'en trouve réduite, notamment dans le cinéma. Même si travailler pour Netflix est devenu le nec plus ultra parce que la firme américaine paie bien et que les conditions de travail sont bien meilleures que celles offertes par les entreprises coréennes.
Leurs séries à elles sont produites à la chaîne, c'est une industrie. Les dialogues sont écrits la veille, les acteurs sont interchangeables... C’est d’ailleurs pour cela qu'il y a beaucoup de clichés dans les séries parce que cela facilite cette approche industrielle. L'entrée de Netflix remet tout cela en jeu. La plateforme a des exigences en matière de décors, relatives à la qualité de la réalisation… Ce qui relève les standards des séries coréennes qui étaient devenues répétitives.
Le placement produit dans une série, c’est un sport national en Corée du Sud...
C’est essentiel, notamment pour les romances. La série est une vitrine et le marketing est énorme. internet joue un grand rôle parce qu’on peut vendre directement des produits vus à l'écran aux spectateurs. Il y a la série et la liste des vendeurs ainsi que des produits que l’on peut acheter. Internet permet de tout regrouper. Les séries se regardent sur des télévisions connectées et les diffuseurs ont depuis longtemps l’habitude de les mettre en ligne. Dans le métro, en allant au travail ou ailleurs, les gens regardent les séries sur leurs téléphones mobiles. Les séries ne sont finalement rien d’autre que de simples contenus pour portables.
Le marketing est omniprésent et personne ne semble y échapper. Vu d'ici le star-system coréen paraît stressant même si principaux concernés l'admettent rarement...
Il y a effectivement un énorme stress. Il n'est pas évoqué parce que toutes ces personnalités sont sous contrat. Les scandales liés à la consommation de drogue impliquant les stars de la K-pop ou les comédiens en sont la preuve. Les comédiens étrangers qui travaillent sur ces séries évoquent ce stress. Il y en a très peu d'ailleurs.
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