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Quinze mille emplois supprimés dans le monde, cinq milliards d'euros de prêt garanti par l'Etat... Comment Renault s'est retrouvé au bord du gouffre

Le constructeur automobile a confirmé la suppression de 4 600 emplois en France d'ici 2024. Retour sur la situation très délicate dans laquelle se trouve le groupe industriel français.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
L'usine Renault de Choisy-le-Roi, photographiée le 21 mai 2020. (MICHEL STOUPAK / AFP)

Cinq milliards d'euros. C'est le montant colossal accordé par l'Etat spécifiquement à Renault dans le cadre du plan de relance de huit milliards d'euros, annoncé le 26 mai, pour aider la filière automobile, fortement touchée par l'épidémie de coronavirus. Car la firme au losange, dont l'Etat est le plus gros actionnaire (15% du capital) et déjà dans le rouge pour l'année 2019, est en grave difficulté. 

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Le constructeur a confirmé, vendredi 29 mai, la suppression de 15 000 emplois dans le monde, dont 4 600 en France, dans le cadre d'un plan d'économies de plus de 2 milliards d'euros sur trois ans, qui implique la restructuration de six usines dans l'Hexagone. Mais comment Renault, naguère si flambant, a-t-il pu en arriver là ? 

"Un moment de sidération"

Retour en 2018 et la chute de Carlos Ghosn, un soir d'automne, sur le tarmac de l'aéroport de Tokyo. Ce 19 novembre, c'est la police qui accueille le PDG de Renault, dont l'avion vient à peine de se poser dans la capitale japonaise. Cette arrestation spectaculaire met fin au long règne de l'industriel franco-libano-brésilien, qui présidait  aux destinées du constructeur français depuis 2005. Et qui avait aussi pris la tête de l'"alliance" formée par Renault et les deux constructeurs japonais Nissan et Mitsubishi, avec un jeu de participations croisées. 

Une "période floue" s'ouvre alors. "Un moment de sidération, de vacance du pouvoir", estime Eric Champarnaud, spécialiste du marché automobile et associé co-fondateur du cabinet de marketing C Ways. Dans l'urgence, Carlos Ghosn est remplacé début 2019 par un tandem composé de Jean-Dominique Senard, qui devient président, et de Thierry Bolloré, nommé directeur général. Le premier s'emploie à recoller l'alliance avec Nissan. Quant au second, il sera révoqué en octobre 2019. Pas à la hauteur ? "Il y a eu un réel problème de casting et de gouvernance", assène le délégué syndical central CFDT de Renault, Franck Daoût.

Le départ de Carlos Ghosn, qui concentrait les pouvoirs, a créé un vide et les personnes mises en place n'avaient pas l'envergure pour tenir la barre.

Franck Daoût (CFDT Renault)

à franceinfo

Il n'y a pas eu, selon lui, de vraie prise de décision. "Pourquoi tant de retard, cite-t-il à titre d'exemple, à sortir les Clio, Megane et Captur hybrides, qui sont des vraies pépites avec des solutions techniques différenciantes ? Elles ne sortent qu'en juillet 2020, alors que ça aurait dû être le cas depuis plus d'un an !", s'indigne-t-il. 

"Ça partait dans tous les sens"

En 2019, la direction a longtemps flotté, analyse le syndicaliste. "Ça partait dans tous les sens, avec des projets dispendieux. L'alliance avait des projets en doublon. L'ingénierie, on ne savait pas où elle allait. On n'était pas regardants sur l'argent", affirme-t-il. Des fissures, pourtant, étaient déjà apparues sous l'ère Ghosn. A commencer par "une capacité de production excédentaire", selon des connaisseurs.

La course au volume et au gigantisme, Carlos Ghosn en a fait son alpha et son omega. Il voulait être numéro un mondial sur le marché automobile.

Eric Champarnaud, spécialiste du marché automobile

à franceinfo

Cette ambition avait porté ses fruits. Avec 10,6 millions de véhicules écoulés"l'alliance Renault-Nissan-Mitsubishi est devenue le premier constructeur automobile de véhicules légers dans le monde en 2017". Mais le patron de Renault, fier de ce titre de gloire, n'a pas anticipé le tournant de 2018. Ininterrompue depuis 2010, la hausse de la production mondiale de voitures fléchit, et recule de 1,1%, passant de 97,2 millions à 96,1 millions, selon les chiffres du Comité français des constructeurs automobiles. "Le cycle de croissance cyclique qui était reparti en 2008, après la crise financière, s'est épuisé", analyse Eric Champarnaud. 

Atout en période de croissance, la "course aux volumes" devient un handicap. D'autant que Renault n'a pas réussi à s'implanter en Chine, qui représente plus du quart du marché mondial. "Tous les marchés géographiques du constructeur se retournent en 2019 : Russie , Brésil, Argentine, Iran, Europe... Le groupe Renault, qui a pris le risque d'une capacité et d'un coût de production excédentaire, bascule dans le négatif", poursuit-il.

Une "gamme défaillante", un "design vieilli"

Adieu la quantité, place à la qualité ? Confronté au même retournement sur les mêmes marchés, PSA semble mieux amortir le choc. "Chez PSA, le PDG, Carlos Tavares [aux commandes depuis 2014], a fait deux choses, explique Eric Champarnaud. D'abord, il a mis en œuvre un plan d'économies de la production en densifiant la gamme et en mettant la pression sur les usines pour améliorer la compétitivité. Ensuite, il a augmenté le 'pricing power', la valeur réelle et perçue du véhicule en misant sur l'innovation technologique et le design. On le voit bien avec la SUV 3008, un produit cher, apprécié et embarquant ce qu'il faut de technologie. Vous gagnez sur la marge ce que vous perdez en volume. Ce tournant, Renault n'a pas pu le faire", dissèque-t-il.

Maître de conférences à l'université de Bordeaux et spécialiste de l'automobile, Bernard Jullien surenchérit. "Si Dacia [la marque low cost du groupe] continue de bien marcher, la gamme de modèles Renault, elle, est un peu défaillante. Elle a du mal à se vendre." Certains modèles pourraient d'ailleurs être abandonnés. A Douai, la production de la Talisman, pourrait s'arrêter, rapporte France 3 Hauts-de-France, tout comme celles des monospaces, dont le concept semble périmé.

Il n'y a plus le marché pour des monospaces comme la Scenic ou l'Espace. Enfin, Renault n'a pas su convaincre sur le segment du SUV, en dehors du Captur.

Bernard Jullien, maître de conférences à l'université de Bordeaux

à franceinfo

L'universitaire juge aussi que la firme au losange n'a pas été "assez innovante sur le plan du design". "Le design de Renault a vieilli, complète Eric Champarnaud. Renault a inventé l'Espace, la Twizy, la Twingo, mais ça fait un moment qu'au niveau de la silhouette de carrosserie, il n'y a pas de nouveau. Le discours écologique valorise l'occasion, mais les gens qui achètent de la voiture neuve veulent un nouveau design." 

Le marché des voitures s'effondre

Gamme trop étendue, surproduction, synergies insuffisantes... Voilà les reproches adressés à la stratégie héritée de Carlos Ghosn. Recruté "à prix d'or" comme le révèle Le Monde, l'Italien Luca De Meo, venu du groupe Volkswagen, aura à charge d'en impulser une autre. Il prendra ses fonctions le 1er juillet 2020, alors que les mauvaises nouvelles s'accumulent. Le groupe Renault a en effet plongé dans le rouge en 2019, avec un déficit de 141 millions d'euros, largement dû à la baisse d'activité de Nissan (dont Renault détient 43%). Début 2020, le confinement d'une partie de la planète n'a fait qu'aggraver la situation. Un chiffre parmi d'autres en témoigne : en avril, le marché français des voitures neuves s'est effondré de près de 90%. Du jamais-vu. 

Délégué central CGT chez Renault, Fabien Gâche ne cache pas son inquiétude.  Et il n'imagine pas que le tournant vers "la production de véhicules propres" brandi par Emmanuel Macron puisse relancer l'emploi dans l'automobile en France. Les statistiques sont de son côté. Avec 42 763 immatriculations en 2019, selon l'Association nationale pour le développement de la mobilité électrique, les ventes de voitures électriques particulières n'ont représenté qu'1,9 % de l'ensemble des immatriculations de véhicules particuliers tous carburants confondus.

La voiture électrique, un marché restreint

Certes, la Zoé, seul modèle de voiture électrique pour les particuliers fabriqué par Renault en France, est le modèle le plus plébiscité puisqu'elle représente 44 % des immatriculations du segment (soit 18 817 unités en 2019 ; +10 %). Mais, vendues "30 000 euros avec la prime à l'achat", elle s'adresse à un marché haut de gamme et donc restreint, insiste le délégué syndical.

A qui sont vendues les Zoé électriques ? A des familles qui gagnent plus de 67 000 euros de revenus et qui ont souvent déjà 2 voitures. On ne gardera donc en France que de petits volumes de vente et de production.

Fabien Gache

à franceinfo

Et les voitures hybrides, marché également marginal, mais en essor ? "Elles sont faites intégralement en Turquie et en Espagne", répond-il. Certes, en échange des aides promises par l'Etat, Renault se serait engagé, selon Emmanuel Macron, à ce que la production de véhicules électriques soit quadruplée en France d'ici 2024.

Mais, parallèlement, l'actuel PDG de Renault-Nissan, Jean-Dominique Senard, a annoncé que l'objectif de l'Alliance (Renault-Nissan-Mitsubishi) était de produire en commun "près de 50% des modèles des trois constructeurs à l'horizon 2025 pour une compétitivité accrue". En clair : des usines seront supprimées dont, probablement, plusieurs en France.

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