: Témoignages Colère des agriculteurs : les cagnottes en ligne, un soutien parfois "miraculeux" pour les exploitants en difficulté financière
"Sans ça, j'aurais tout perdu. J'aurais fini sans toit." Endetté comme de nombreux agriculteurs, Jean-Christophe Bertrand ne trouvait pas d'issue avant d'appeler à la générosité des internautes, qui l'ont aidé à sauver son exploitation. Alors qu'un nouveau mouvement de colère secoue la filière agricole depuis mi-novembre et tente d'attirer l'attention sur ses difficultés, une partie de la profession se tourne, comme lui, vers les cagnottes en ligne comme une possible bouée de sauvetage.
Après une décision de justice début juin, Jean-Christophe Bertrand disposait de moins d'un mois pour trouver 90 000 euros. En 2007, quand il avait pris la tête d'un élevage bovin labellisé en bio dans l'Avesnois (Nord), il avait contracté un prêt pour lancer son activité. Dix-sept ans plus tard, l'éleveur de 67 ans, mis en difficulté par un chiffre d'affaires en baisse et une augmentation des charges, explique à franceinfo qu'il n'était plus en mesure de s'acquitter de ses dettes.
Menacé d'une liquidation judiciaire, il est sur le point de perdre sa maison, son exploitation et son troupeau quand sa fille a l'idée de se rendre sur Leetchi, un des principaux sites de collectes collaboratives, pour ouvrir une cagnotte. Photos, texte de présentation... Avec son aide, l'exploitant de la "ferme limousine bio en détresse" soigne chaque détail de son annonce. En quelques semaines, l'"opération de survie" est un succès : elle lui permet de récolter plus de 78 000 euros et de sauver son exploitation. Jean-Christophe Bertrand considère aujourd'hui cette levée de fonds comme un "miracle".
Plus de 5 millions d'euros de dons en 2024
Sa situation n'est pas isolée, alors que 16% des ménages agricoles vivent sous le seuil de pauvreté monétaire, selon les derniers chiffres de l'Insee. Leetchi répertorie actuellement près de 4 000 cagnottes en cours destinées à des agriculteurs, selon sa directrice marketing Amandine Plas. Comme beaucoup de ses concurrents, la plateforme était à l'origine destinée à "collecter rapidement de l'argent pour les anniversaires, les pots de départ ou les mariages", explique-t-elle. Mais après les attentats de 2015, l'entreprise a observé "un nouvel élan de générosité se manifester pour venir en aide aux familles de victimes". La pratique s'est élargie depuis au soutien à de nombreuses causes et, selon Leetchi, les levées de fonds solidaires représentent désormais 20% des cagnottes sur le site.
Une tendance dont le monde agricole s'est emparé. En 2024, près de 7 500 cagnottes ont été créées pour des agriculteurs sur cette seule plateforme, et les montants collectés ont atteint autour de 5 millions d'euros, rapporte l'Observatoire des générosités créé par Leetchi et l'institut Odoxa. "Le tournant s'est effectué en 2023, avec plus de 4 millions d'euros récoltés pour les agriculteurs", rapporte Amandine Plas.
"On a été agréablement surpris"
Ces appels à l'aide ne suffisent pas toujours. Au bord de la faillite, Franck Nickles a encore jusqu'au 24 décembre pour récolter des dons. En l'espace de quatre mois, il a reçu près de 11 000 euros de la part de 120 internautes. En parallèle, d'autres donateurs se sont manifestés en lui envoyant 10 000 euros supplémentaires par chèque. Mais la somme reste loin de celle nécessaire pour lui permettre de rembourser ses dettes.
En 2020, au début de la crise sanitaire, cet agriculteur, à la tête de la Ferme des trois chênes à Wintersbourg (Moselle), subit de plein fouet le "désengagement du bio". "On avait anticipé un besoin de production supplémentaire, mais le Covid a tout arrêté et on s'est retrouvés endettés de 100 000 euros", se souvient-il. Acculé par des charges qui ne cessent de s'accumuler, il est incapable de réunir la somme demandée par la justice dans le cadre d'un plan de redressement, et risque une liquidation. Des clients lui conseillent alors de se tourner vers internet.
"Je n'avais pas 36 solutions. Si j'avais été dans une situation bancaire normale, j'aurais contracté un prêt."
Franck Nickles, éleveurà franceinfo
Malgré son succès seulement partiel, la cagnotte aura aidé l'agriculteur à reprendre espoir. "On a été agréablement surpris. Ça nous a permis de payer une première année de dette avec la cagnotte et nos économies", confie Franck Nickles. Aujourd'hui, l'exploitant bio est en pleine négociation pour tenter d'obtenir un report de ses échéances. "Si notre mandataire n'est pas convaincu et demande l'argent demain, ce sera fini pour nous", explique celui qui espère que cette levée de fonds de dernière minute jouera en sa faveur auprès de la justice.
"Je suis d'une génération qui a appris à être indépendante"
Pour ces agriculteurs en difficulté, appeler aux dons est une solution de dernier recours, parfois vécue comme un aveu de vulnérabilité. "Je suis d'une génération qui a appris à être indépendante. Demander de l'aide, c'était comme faire l'aumône, et ça me faisait bizarre", confie Jean-Christophe Bertrand. "Je l'ai fait parce que je n'avais plus le choix, j'étais au pied du mur".
C'est aussi le sentiment d'Edouard Exilard, un éleveur de brebis dont les clients ont pris l'initiative d'ouvrir une cagnotte après la noyade de 30 de ses agnelles, emportées par un ruisseau en crue. Il a ainsi reçu 12 000 euros qui l'ont aidé à relancer son activité.
"Je ne voulais pas mendier, mais j'étais dans une impasse."
Edouard Exilard, éleveurà franceinfo
Il estime que ces levées de fonds sont souvent alimentées par des donateurs sensibles à l'agriculture durable, ce dont il a pu bénéficier : "Le bio attire davantage de soutien, car on maintient la biodiversité, on respecte la nature, les animaux et le consommateur." Mais si cette cagnotte lui a été d'une grande aide, Edouard Exilard juge que faire reposer la survie d'exploitation sur des dons "n'est pas une solution viable sur le long terme".
Alors que sa profession se mobilise contre le traité de libre-échange entre l'UE et le Mercosur, mais aussi contre la précarité du secteur, l'éleveur de brebis espère des "aides spécifiques ou des politiques d'incitation à la consommation de produits bio", qu'il verrait comme une reconnaissance de son travail. Franck Nickles regrette également d'avoir dû créer une cagnotte pour garder son activité. "Il faudrait que les agriculteurs puissent s'en sortir sans faire appel à la solidarité. Ce n'est pas normal que la survie d'une ferme dépende d'une collecte de fonds, juge-t-il. Si tous les paysans en difficulté se mettent à lancer une cagnotte, ça va être compliqué."
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