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"On me dit parfois que ce mot n'existe pas. Tant pis, je l'invente" : comment Samira Jaouadi, ex-hôtesse de l'air, est devenue "serrurière"

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Samira Jaouadi, le 5 mars 2019, dans le 15e arrondissement de Paris. (VIOLAINE JAUSSENT / FRANCEINFO)

Cette femme de 44 ans a choisi ce métier majoritairement masculin après une reconversion professionnelle. Franceinfo l'a rencontrée et dresse son portrait à l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes.

Samira Jaouadi enlève son casque de scooter. Elle dévoile sa longue chevelure noir de jais ramassée en queue de cheval. Elle a aussi un sac à main bleu turquoise, où se trouve une radio, qu'elle utilise parfois pour ouvrir une porte. Mais elle ne se maquille pas, porte des chaussures de sécurité montantes et une salopette noire en jean. "Je suis obligée de m'asexuer. Je suis ni homme ni femme, je suis serrurière. Je suis là pour faire mon boulot", explique cette femme de 44 ans, que tout le monde appelle Sam.

Serrurière : on me dit parfois que ce mot n'existe pas. Tant pis, je l'invente.

Samira Jaouadi

à franceinfo

Elle a créé sa société de serrurerie en janvier 2018 à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Au sein d'une profession majoritairement masculine, elle a dû s'adapter. "Je ne peux pas me permettre d'offrir 'le sourire du plombier' à mes clients", ajoute avec humour cette femme au caractère bien trempé.

Sa bonne humeur est communicative. Ce mardi 5 mars, une fois son scooter garé, elle se présente, souriante, à l'entrée d'une grande copropriété du 15e arrondissement de Paris. Elle a rendez-vous avec le gardien, qui doit lui montrer la porte d'une cave récemment forcée par des plombiers après un dégât des eaux. Il faut remplacer la serrure. "Puisque vous êtes là, j'aimerais vous montrer d'autres portes et des serrures à changer." Tomas Dos Anjos désigne plusieurs locaux, où sont rangés les poubelles et du matériel de jardinage.

"Waouh, vous êtes une femme !"

Neuf fois sur dix, Samira Jaouadi est accueillie avec la même bienveillance. Et des stéréotypes qui ont la vie dure. "Si j'interviens chez une femme, elle est très détendue, parce que je suis une femme, mais c'est une raison que je ne m'explique pas", rapporte-t-elle. Quant aux hommes, elle décrit deux types de comportements : "Il y a ceux qui se mettent à un mètre de moi et me disent 'c'est tout à fait hypnotique, ce que vous faites. Les femmes sont plus douces.' Bon, vas-y, le vrai cliché… Ou alors ils sont dans l'étonnement, avec des réactions comme 'Waouh, vous êtes une femme !'" Elle ne recense qu'une seule mauvaise expérience, pour des propos racistes et non liés à son genre.

Le seul combat que je porte, c'est le mien. Celui de pouvoir travailler au calme et de faire ce que j'aime.

Samira Jaouadi

à franceinfo

La quadragénaire prend tout de même des précautions lorsqu'elle part en intervention la nuit. Elle envoie toujours un SMS à ses deux meilleurs amis. "Je suis obligée de le faire. Je n'ai pas le gabarit de la nana qui va pouvoir se défendre contre un mec qui fait 1,85 m et 103 kg. C'est juste la réalité du physique", justifie-t-elle. Elle a accepté de se prêter à ce portrait dans le cadre de la Journée internationale des droits des femmes, mais refuse d'être érigée en symbole de la lutte pour l'égalité femmes-hommes et ne se revendique pas féministe.

"Je bricolais avec ma mère"

Quand elle fait un choix, elle s'y tient. Peu importe si le parcours est semé d'embûches. La difficulté est devenue une normalité pour elle. 

Je suis fille d'immigrés tunisiens, musulmane, j'ai la peau noire alors que mes frères et sœurs sont clairs : la différence m'a toujours marquée.

Samira Jaouadi

à franceinfo

Elle estime avoir eu la même éducation que ses deux frères et ses deux sœurs. "On a été élevés dans l'égalité la plus totale. Les récompenses, et même les punitions, étaient paritaires !" Samira Jaouadi évoque ses souvenirs : "Je bricolais avec ma mère. Ce sont plutôt des trucs de garçons, mais chez nous repeindre les meubles, c'était elle et moi. C'était rigolo. Maman et moi, on a réparé des affaires, monté un lit, une armoire."

Pourtant sa mère – morte en mai 2018 – l'a poussée à enfouir son appétence pour les métiers manuels. "Elle me disait en arabe : 'Apprends et considère que tu n'as encore rien appris'. Pour mes parents, surtout ma mère, la réussite sociale était primordiale. Il fallait que je sois conforme à cela", explique Samira Jaouadi. Après un DEUG d'anglais, elle décroche un BTS Tourisme Loisirs. Elle a grandi à Lyon. Une fois son diplôme en poche, elle dépose donc sa candidature à l'aéroport Saint-Exupéry. Elle pense intégrer le personnel au sol : on lui propose d'être hôtesse de l'air. Elle décroche un poste à 24 ans, sans avoir jamais rêvé de ce métier.

D'hôtesse de l'air à la gestion de projets

L'expérience vire au cauchemar. "Quand tu es hôtesse de l'air, tu n'es jamais qu'une serveuse dans un avion qui sait comment on en sort, un distributeur de boissons et de nourriture sur pattes. Et puis tu es une nana, jeune et tu as ma tête : tu te prends toutes les remarques du monde." Elle subit des propos sexistes de la part des passagers, mais également des membres d'équipage. Des remarques racistes aussi : "On m'a dit que j'avais la démarche d'un singe dans la cabine." Après deux ans chez Air France, elle démissionne.

L'un de ses amis travaille chez Renault et lui suggère de postuler. Elle intègre le groupe en 2000 et y passera seize ans. "J'étais persuadée que travailler dans une entreprise du CAC 40 était une réalisation en soi. Surtout pour plaire à ma mère", commente Samira Jaouadi. Elle s'installe en région parisienne. Elle commence à la direction des services. "Je travaillais sur un plateau international. Je répondais au téléphone : 'Renault assistance, bonjour'", mime-t-elle. "Là il n'y avait pas de sexisme. Beaucoup de diversité et une population LGBT+. Un microcosme plus agréable : j'y ai trouvé mes meilleurs amis."

Samira Jaouadi, le 5 mars 2019 à Paris. (VIOLAINE JAUSSENT / FRANCEINFO)

Service formation, marketing, direction des projets... Samira Jaouadi évolue au sein du groupe. Mais la direction de Renault a changé. Les stratégies de management aussi. En 2011, elle est victime d'un burn-out. Elle est arrêtée. Puis parvient à retrouver le chemin du travail, toujours chez Renault.

"Je vis beaucoup mieux maintenant"

Jusqu'à ce qu'elle se lance dans un projet de reconversion professionnelle, en 2016. "Je suis restée dans la même boîte pendant seize ans, je parle six langues et j'ai trois diplômes, pourtant je gagnais moins de 2 000 euros par mois", regrette cette femme qui s'est heurtée au plafond de verre. "J'avais envie d'être mon propre patron", réalise-t-elle. Mission accomplie : Samira Jaouadi est désormais autoentrepreneuse et gère ses horaires à sa guise, avec un rendez-vous par jour hors dépannage et beaucoup de temps consacré aux devis et factures. "Je ne travaille que quatre jours par semaine et je pars en vacances quand je le souhaite." Malgré cette souplesse, elle assure se verser un salaire confortable. "Je vis beaucoup mieux maintenant qu'en seize ans chez Renault", commente-t-elle.

Elle essaie toujours de proposer des tarifs corrects, loin des sommes exorbitantes parfois exigées par les serruriers. Ce ne sont pas les dépannages qui lui permettent de vivre confortablement, mais les gros travaux, comme ceux qu'elle va réaliser dans cette copropriété parisienne. Elle est enregistrée dans les pages jaunes, anime une page professionnelle sur Facebook, appartient à un réseau professionnel et entretient le bouche à oreille. Aucune publicité.

"Trois bonshommes à elle seule"

Comment a-t-elle eu l'idée de se tourner vers la serrurerie ? "Je suis allée voir mes potes et je leur ai demandé : 'Qu'est-ce que vous me verriez faire ?' Ils m'ont plutôt répondu : 'Je ne te verrais pas là-dedans, ni là.' Cela déblaie des pistes", raconte Samira Jaouadi. Célibataire et sans enfant – elle n'en veut pas – elle laisse toutes les possibilités ouvertes. "Sauf plombière, car je ne peux pas déboucher des toilettes, c'est ma seule limite !" "D'une certaine façon, j'ai suggéré serrurière dans une conversation", indique son amie Mathilde à franceinfo. Elle la prend au mot. "Je cherchais un métier manuel, avec une action concrète au jour le jour : tu arrives il y a un problème, tu repars il n'y en a plus." 

Parmi les métiers que j'ai exercés, c'est celui que je préfère. En plus il y a un côté humain, je rencontre plein de gens.

Samira Jaouadi

à franceinfo

"Avec votre CV, ce n'est pas possible" : Samira Jaouadi se heurte à l'incompréhension de Pôle emploi. Elle consolide son projet, argumente et finit par convaincre. Elle suit une formation intensive d'un mois en septembre 2017. "J'étais surpris, mais pas réticent. C'est comme dans les commandos armés : longtemps il n'y a eu que des hommes, maintenant ça change", expose à franceinfo Tony Bitton, gérant du centre de formation, qui propose un double cursus serrurerie et dépannage. Il coordonne les onze formations dispensées chaque année. "J'ai veillé à ce qu'il n'y ait pas de propos en-dessous de la ceinture. Je lui ai fourni un accès aux WC pour femmes, fermés à clé jusqu'ici", assure-t-il.

Pourtant Samira Jaouadi estime qu'au début, elle n'était pas la bienvenue.

Un formateur m'a dit : "Ça va être pénible, tu es une fille".

Samira Jaouadi

à franceinfo

"Parfois on le dit pour la masse musculaire. Mais la question se pose aussi pour les hommes : tout le monde n'est pas Rambo, il y a des Louis de Funès", rétorque Tony Bitton. "Les artisans ont du savoir-faire mais ne sont pas organisés. C'est bien que les femmes apprennent ce métier car elles le sont davantage, c'est un de leurs traits de caractère", ne peut-il s'empêcher de glisser pendant la conversation. Et n'hésite pas à dire, à propos de Samira, qu'elle "vaut trois bonshommes à elle seule". "Elle avait réussi avant même de commencer", traduit-il.

"Une femme n'est pas qu'une secrétaire"

Car Samira Jaouadi s'est bien intégrée dans sa promotion de vingt adultes. "Je suis devenue la mascotte", affirme-t-elle. Par la suite, Tony Bitton l'a sollicitée pour répondre aux interrogations de femmes qui hésitaient à suivre la formation. Elle a accepté. "Avant 2017, je n'avais eu aucune demande de la part d'une femme. Depuis, une dame est inscrite dans chaque session", indique-t-il. Comment expliquer cette émergence ? Il pense que la réglementation de l'artisanat pousse les femmes à se tourner vers ce métier. Car depuis 2015, il faut s'inscrire dans une chambre de métiers et de l'artisanat et posséder un diplôme de serrurier, ou bien une expérience d'au moins trois ans, pour se prévaloir du statut d'artisan. "Auparavant, il existait un vide juridique", souligne Tony Bitton.

Et puis une serrurière suscite les vocations d'autres femmes. Mais pas à vitesse grand V : en Ile-de-France, sur les 2 400 entreprises de serrurerie, il y a 182 femmes chefs d'entreprise, selon les chiffres de la chambre de métiers et de l'artisanat régionale communiqués à franceinfo. Difficile de savoir si elles sont sur le terrain ou si elles s'occupent de la gestion de l'entreprise. C'est certain pour seulement trois d'entre elles, car elles ont le statut de micro-entreprise. "Les mentalités mettent du temps à évoluer et même on régresse, soupire Samira Jaouadi. On offre encore des camions aux garçons habillés en bleu et des poupées aux filles avec des tenues de princesse."

Une brise souffle dans la cour de l'immeuble du 15e arrondissement de Paris. Le président de la copropriété, Eric Marange, rejoint Tomas Dos Anjos et Samira Jaouadi pour faire le tour des portes à réparer. C'est lui qui a fait appel à cette serrurière, via un réseau professionnel. "J'étais ravi d'apprendre que c'était une femme. On en a besoin dans le BTP, y compris à des postes à responsabilités, estime ce directeur général d'une société de travaux dans le bâtiment. Une femme n'est pas qu'une secrétaire." Samira Jaouadi acquiesce, puis part dans un grand éclat de rire. "Tu as tout dit."

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