Cet article date de plus de cinq ans.

Suicide au travail : les DRH face à la "conspiration du silence"

Les suicides au travail demeurent peu étudiés par les gestionnaires, malgré leur nette augmentation, notamment car les études sur ces suicides sont difficiles à conduire. Le chercheur se heurte au silence des différents acteurs de l’entreprise, tant du côté de la direction que de celui de l’encadrement et des collègues.

Article rédigé par The Conversation - Pierre Chaudat, Dany Gaillon et Thierno Bah
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Temps de lecture : 12min
Les médias estiment la part des suicides au travail en France entre 300 et 400 cas par an (photo d'illustration). (LEMAIRE / ZEPPELIN / SIPA)

Les auteurs de cet article sont Pierre Chaudat de l'Université Clermont AuvergneDany Gaillon, du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et Thierno Bah, de l'Université de Rouen Normandie. La version originale de cet article a été publiée sur le site The Conversation dont franceinfo est partenaire.


Les suicides et les tentatives de suicide liés au travail sont des phénomènes relativement récents dans la plupart des pays occidentaux. Avant les années 2000, les cas répertoriés étaient surtout circonscrits dans des métiers spécifiques, comme l’agriculture, la police et la gendarmerie. Excepté ces secteurs, il existe peu de données disponibles sur le nombre de suicides au travail. En dehors de quelques enquêtes régionales (Gournay et al., 2004), les études épidémiologiques sur le sujet restent encore très limitées et peu conclusives (Observatoire national du suicide, 2018). Les médias estiment la part des suicides au travail en France entre 300 et 400 cas par an.

Il a fallu attendre les séries de suicides qui ont frappé diverses grandes entreprises privées et publiques à partir de 2007 (Renault, France Télécom, Peugeot, BNP Paribas, IBM, HSBC, La Poste, EDF, Sodexho, etc.) pour que le problème soit propulsé sur le devant de la scène médiatique, contribuant à la prise de conscience collective des « risques psychosociaux au travail » (Nasse et Légeron, 2008). Ces suicides se produisent dans des milieux sociaux très différents (grandes entreprises, PME, banques, hôpitaux, établissements scolaires, etc.) et frappent désormais toutes les catégories socioprofessionnelles : les ouvriers, les employés mais aussi et surtout les cadres, sans parler des dirigeants de petites et moyennes entreprises lors de faillites (Bah et Gaillon, 2016).

Véritable enjeu de santé publique, ce problème a fait l’objet, dès 2005, du premier Plan de Santé au Travail (PST). Concomitamment au PST2 (2010-2014), un plan d’urgence pour la prévention du stress au travail est mis en œuvre en 2010, dans les entreprises de plus de 1 000 salariés. La loi contraint l’employeur à prendre des mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs (Article L.4121 du code du travail).

Cacher, minimiser, voire nier les suicides

Toutefois, les suicides au travail demeurent peu étudiés par les gestionnaires, malgré leur nette augmentation durant ces dernières années. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer une telle situation. Une des difficultés principales vient du fait que les études sur ces suicides sont difficiles à conduire. Le chercheur se heurte au silence des différents acteurs de l’entreprise, tant du côté des membres de la direction que de celui de l’encadrement et des collègues. Par ailleurs, la famille du défunt, souvent bouleversée, n’est pas toujours disposée à revenir sur cet évènement fortement anxiogène. Cette « conspiration du silence » (Pezé, 2008) est souvent renforcée par le sentiment de culpabilité que peuvent ressentir les proches et les collègues qui n’ont pas su détecter les indices du suicide ou pu éviter le passage à l’acte.

Imputer un suicide à des conditions de travail dégradées est parfois difficile à prouver. AePatt Journey/Shutterstock

Une seconde difficulté pour les chercheurs provient de la complexité du suicide. Le lien de causalité entre le travail et la genèse des actes suicidaires n’est pas facile à établir de façon unique et linéaire. Les raisons du suicide sont souvent multifactorielles. Le suicide résulte à la fois de difficultés économiques, professionnelles, personnelles et/ou familiales. Ainsi, imputer un suicide à des conditions de travail dégradées ou à des modes de gestion particulièrement délétères est parfois difficile à prouver.

Les modes de gestion des suicides au travail par les directions – y compris les directions des ressources humaines (DRH) – et le management sont très instructifs. Ils montrent que les entreprises ont principalement recours à deux stratégies de défense simultanées. La première consiste à cacher les suicides, à minimiser, ou tout simplement nier, toute responsabilité directe de l’organisation dans la survenue de ces situations dramatiques. Les causes de suicide sont alors renvoyées à la vie personnelle des victimes, en accusant leurs fragilités psychologiques et leur état dépressif. Il s’agit de reporter la responsabilité des suicides sur les salariés, même si les organisations du travail et les méthodes de management sont clairement incriminées dans les lettres d’adieu laissées par les victimes et les témoignages de proches.

Violence portée au corps social

La seconde stratégie de défense consiste à rationaliser le suicide par une approche statistique afin de démontrer qu’ils ne sont pas surreprésentés dans l’entreprise par rapport à leur fréquence dans l’ensemble de la population. Autrement dit, la hiérarchie de l’entreprise mobilise la rigueur statistique pour tenter de créer le doute sur le lien avéré entre les conditions de travail et les actes suicidaires des travailleurs. Par exemple, chez France Télécom, les vagues de suicide entre 2007 et 2009 ont été présentées par la direction de l’époque, dont le procès s’est ouvert le lundi 6 mai devant le tribunal correctionnel de Paris, comme des actes isolés relevant d’aléas extérieurs à la bonne marche de l’entreprise. La direction de l’entreprise de l’époque évoquera même un « effet de mode ».

Les personnels d’encadrement, les dirigeants, les DRH et les responsables de gestion du personnel, qu’ils travaillent dans une PME ou un service RH d’une grande entreprise, peinent à prendre à bras le corps cette question des risques psychosociaux et du suicide au travail ô combien importante, car lourde d’enjeux. Premièrement, le suicide d’un salarié, notamment sur son lieu de travail, est un vrai traumatisme tant du côté des travailleurs que de celui des dirigeants. Outre le choc émotionnel qu’il peut provoquer au niveau individuel, le suicide d’un collègue est vécu comme une violence portée au corps social de l’entreprise. De plus, les salariés sont souvent abandonnés et se retrouvent à gérer seuls la charge traumatique issue du suicide qui peut alors avoir des conséquences sur leur santé.

C’est ainsi que les suicides dans l’organisation peuvent faire rapidement l’objet de revendications sociales de la part des syndicats quant aux conditions de travail délétères et pathogènes. Deuxièmement, les suicides sur les lieux de travail sont mauvais pour l’image de l’entreprise, de nombreuses affaires récentes l’ont montré. Que l’entreprise soit condamnée ou non, ces évènements dramatiques peuvent détériorer durablement l’image sociale de l’entreprise et les directions, en particulier celles des RH qui sont en première ligne sur les questions de santé et de sécurité au travail. Enfin, rappelons que l’entreprise court aussi des risques importants sur le plan pénal et financier si les suicides sont requalifiés en accident de travail.

Sur le plan matériel et financier, la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur concernant une situation de suicide ouvre un droit à une réparation complémentaire en plus de la réparation forfaitaire habituellement versée une fois l’accident de travail reconnu (article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale).

Les managers, acteurs de la prévention

Au-delà des actions de prévention individuelles, la prévention doit porter sur l’organisation et le collectif de travail et se positionner en faveur d’une meilleure prise en compte des risques psychosociaux (RPS) liés aux conditions de travail.

La prévention des suicides doit comprendre plusieurs volets, destinés par conséquent à les combattre et, si possible, à les anéantir. La DRH doit être au cœur de la prévention des suicides au travail :

  • tout d’abord, elle doit sensibiliser, mobiliser et former tous les acteurs tels que la direction, les managers de proximité, le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), le médecin du travail et les salariés aux causes du suicide et aux risques psychosociaux. Cette première étape se présente comme obligatoire au regard de l’article L. 4121-1 du code du travail. La DRH peut se faire assister dans cette mission par des spécialistes de la gestion de la souffrance au travail (psychosociologues du travail, ergonomes, spécialistes de la gestion du stress, etc.) ;

  • par la suite, la DRH peut repenser l’organisation du travail pour gérer les risques psychosociaux et, plus généralement, améliorer la qualité de vie au travail. L’amélioration des conditions de travail et de l’autonomie au travail, l’enrichissement des tâches, l’aménagement du temps de travail, la maîtrise de la charge de travail ou la prise en compte de l’intérêt du collectif et du soutien social peuvent être quelques-unes des solutions en faveur d’une meilleure prise en compte de la santé mentale au travail ;

  • par ailleurs, la DRH doit aussi outiller les managers qui peuvent devenir de vrais acteurs de la prévention. Il s’agit entre autres de former les managers et les cadres de proximité pour leur apprendre à détecter les signes révélateurs d’un mal-être au travail ou les signes précurseurs, notamment chez les salariés vulnérables (isolement de l’individu, sentiment d’impuissance radicale, sentiment de dévalorisation, perte d’estime de soi, etc.).

  • Enfin la DRH peut suivre les indicateurs psychosociaux quand ils deviennent collectifs, c’est-à-dire touchant en même temps plusieurs salariés : le taux d’absentéisme, le taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles, les démissions avec leurs causes, les turnovers, les demandes de changements de service, l’existence de procédures judiciaires en cours, etc.

À défaut, l’entreprise court aujourd’hui le risque d’être tenue en partie responsable devant les tribunaux, comme ce fut récemment le cas pour plusieurs grandes entreprises françaises.


Cet article a été rédigé par Thierno Bah, Pierre Chaudat et Dany Gaillon sur la base de leurs travaux respectifs sur le sujet.The Conversation

Pierre Chaudat, Maitre de Conférences, Université Clermont Auvergne; Dany Gaillon, Directeur des Etudes, Psychologue, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Thierno Bah, Maître de Conférences en sciences de gestion, Université de Rouen Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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