: Enquête Biocoop : de la culture coopérative à celle de la rentabilité
Grèves, licenciements... Dans certains magasins du réseau Biocoop, les salariés font part d’un malaise. Ces conflits sont révélateurs d’une crise de croissance, les principes fondateurs de la coopérative laissant peu à peu la place à une culture qui se rapproche de celle de la grande distribution.
Si l’on en croit la publicité que Biocoop diffuse actuellement à la télévision, la façon de commercer de Biocoop est bien différente de celle des autres magasins alimentaires : plus démocratique, plus sociale, et bien sûr, coopérative. Mais dernièrement, cette belle image s’est fissurée.
Tout d'abord, des conflits sociaux se succèdent. Une grève a touché deux Biocoop du centre de Paris durant l’été 2020. Elle s’est terminée il y a quelques semaines par le licenciement de la majorité des grévistes. Au-delà des revendications (de meilleurs salaires et conditions de travail), plusieurs salariés décrivent une ambiance pesante. L'un d'eux explique par exemple que l’un de ses collègues a reçu un avertissement pour "avoir mangé une cerise ou une galette de riz périmée qui ne faisait plus partie des stocks". Ce que confirme la direction du magasin, qui explique de son côté que le salarié avait commis d’autres erreurs.
Ce malaise est ressenti ailleurs. À Strasbourg par exemple, d’autres employés, souvent des étudiants qui y trouvent un emploi de complément, dénoncent une utilisation abusive des caméras de vidéosurveillance pour les surveiller, ou des formations inadaptées pour des tâches difficiles. "J’ai dû porter des sacs de 25 kg de sucre sans formation sur les gestes et postures", explique Valentine. Elle raconte avoir été formée par des collègues ayant seulement quelques jours d’ancienneté de plus qu’elle. Son ex-manager reconnaît que des formations ont pour beaucoup été faites en interne, mais il affirme que d’autres, programmées, ont dû être repoussées à cause de l’épidémie de Covid-19. La direction nationale a, quant à elle, décidé d’imposer cette année des formations à tous ses magasins.
Cas isolés ou malaise plus profond ?
La direction nationale de Biocoop insiste par ailleurs : il ne faut pas généraliser. Biocoop possède désormais 678 magasins et des milliers d’employés. Et chaque magasin est censé gérer son personnel en autonomie. Mais force est de constater que la galaxie Biocoop s'est beaucoup transformée ces dernières années, et cette transformation a suscité des tensions.
Des témoignages font état d’un "âge d’or" du réseau, où il était plus facile de travailler. Stéphanie par exemple, venue de la grande distribution (du groupe Carrefour), a été embauchée en 2016 comme cheffe d'un magasin Biocoop en Mayenne. Elle se souvient de salariés motivés : "Ils avaient des profils très différents, ils étaient anciens agriculteurs, anciens boulangers, j’ai même eu une ancienne religieuse. Mais tous étaient portés par l’amour de l’agriculture biologique. Ils m’ont tout appris", raconte-t-elle. À l’écouter, aujourd’hui, la culture de l’entreprise a changé.
Un éloignement des agriculteurs
Il est vrai que ces dernières années, Biocoop a connu une croissance exceptionnelle, avec une hausse de 14,5 % de son chiffre d'affaire en 2019. Des chiffres qu’on atteint rarement dans le secteur de la distribution. Le développement de son réseau est à l’avenant : fin 2017, il comptait 400 magasins. Début 2021, ils sont près de 700, avec un objectif d'une cinquantaine d'ouvertures envisagées par an. Une croissance portée, évidemment, par une consommation de plus en plus importante de produits bio chez les Français.
Dans le même temps, la structure du réseau a évolué, elle aussi. Elle est passée d’une culture coopérative, où le consommateur était au centre du fonctionnement, à une culture de rentabilité. Les SARL familiales ont supplanté les coopératives de consommateurs. "Les militants du début, ceux qui créaient les magasins, étaient beaucoup plus en lien avec l’agriculture que maintenant. On a perdu ces porteurs de projet qui avaient une vraie connaissance du monde agricole", explique Claude Gruffat, député européen, qui a lui-même été président de Biocoop de 2004 à 2019.
François Desex, qui a travaillé comme salarié chez Biocoop à Montpellier, avant de s’installer comme maraîcher dans la région, explique : "Je vendais toute ma production à Biocoop, mais personne du magasin n’a jamais mis les pieds sur ma ferme."
Des salariés qui se sentent mis à l’écart
Côté salarial, Biocoop propose toujours des conditions sociales plus avantageuses que dans le reste de la grande distribution. Le siège préconise d’y embaucher au salaire minimum augmenté de 10%. Mais il n'est pas rare que le travail des dimanches et des jours fériés ne soit pas plus valorisé qu’ailleurs dans la filière, et des avantages qui existaient il y a quelques années ont été supprimés. Un ex-salarié d’un Biocoop parisien explique que "une annexe de la charte sociale permettant aux salariés de gagner plus en fonction de l’évolution de leurs compétences a été supprimée des statuts de Biocoop l’année dernière, car considérée comme trop avantageuse".
Certes, les salariés ont la possibilité d’être sociétaires et de participer aux votes des décisions. Mais ils le font peu, par manque d’information, ou tout simplement par manque de temps, car ils doivent poser des congés pour participer au congrès Biocoop, qui a lieu tous les deux ans. Des congés que leur manager peut refuser.
Biocoop concurrencé de toutes parts
Cette transformation du réseau s’explique aussi par la pression qu’il subit. Certes, depuis plusieurs années, le bio génère beaucoup d'argent. Le marché, qui pèse 12 milliards d’euros, a crû de 13% en 2019. Et les Français consacrent une part grandissante de leurs achats alimentaires au bio, en moyenne 6,5 %. Un taux qui a doublé en cinq ans.
Mais il attise du coup les convoitises de la grande distribution. Camille Harel, cheffe de la rubrique bio pour le journal spécialisé dans la distribution LSA, explique que depuis quelques années, les grands groupes de distribution ont affiné leur stratégie : en vendant de plus en plus de bio dans leurs magasins, "mais aussi en acquérant des chaînes spécialisées en bio", comme récemment Bio c' Bon par Carrefour. Certains militants de l’agriculture biologique reprochent d’ailleurs à Biocoop d’avoir cédé aux sirènes de la grande distribution, et d’avoir importé ses méthodes en son sein. À cela, Claude Gruffat, l’ancien président, répond que c’est Biocoop qui est, au contraire, en train de convertir au bio des anciens dirigeants de la grande distribution, dont beaucoup ont intégré le réseau ces dernières années (l'ancien directeur général Éric Bourgeois, et l'actuel Sylvain Ferry, viennent tous les deux du groupe Carrefour).
Quoi qu’il en soit, ce marché est aussi le terrain de jeu des Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) et autres circuits courts, qui concurrencent aussi les magasins Biocoop, contraints d’évoluer dans ce contexte ultra-concurrentiel.
Une perte de sens génératrice de tensions
Si la grande majorité des salariés de Biocoop a choisi de travailler pour le réseau, c’est qu’elle est guidée par une quête de sens (vendre des éléments sains, produits équitablement, dans une relation poussée avec le consommateur et l’agriculture). Cette quête se retrouve parfois aujourd'hui en conflit avec une réalité plus difficile : peu de temps à accorder à la discussion avec les clients, moins de temps accordé à l'échange avec les producteurs. En d’autres termes, la situation dans les magasins Biocoop n’est pas pire que dans beaucoup d’autres commerces, mais elle est ressentie plus durement, par des salariés plus engagés, pour qui la culture de la rentabilité n’a pas sa place.
C’est l’hypothèse sur laquelle a travaillé Pascale-Dominique Russo, journaliste, autrice d’une enquête sur la souffrance au travail des salariés engagés dans le secteur de l'économie sociale et solidaire, dont se réclame le réseau Biocoop. "Je pense qu’il y a, dans ces associations, et de la part des employeurs, une volonté de ne pas voir la question managériale comme une question importante, dit-elle. Car on aime bien que les salariés soient engagés. Et de fait ils le sont, et se retrouvent parfois coincés dans une forme de servitude volontaire. Et à la fin, beaucoup s’en vont."
Une des coopératives fondatrices du réseau Biocoop dans les années 1980, le Biocoop Sonneblüem de Colmar, (dont les statuts ont d'ailleurs servi de référence pour la création de ceux de Biocoop) a décidé de se retirer du réseau. Son nouveau président, François Collin, explique qu’il souhaite reprendre son autonomie, car selon lui, "la créature a bouffé son créateur".
Certaines coopératives du réseau Biocoop, comme à Nantes, semblent cependant avoir intégré cette nouvelle donne. Elles se sont aujourd’hui engagées dans une démarche active de "qualité de vie au travail".
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