Camembert de Normandie, brie de Meaux, bleu d'Auvergne... Peut-on encore faire confiance aux fromages AOP ?
En février, les producteurs se sont accordés pour que des camemberts au lait pasteurisé, et non au lait cru comme jusqu'à présent, puissent être vendus avec l'appellation d'origine protégée "camembert de Normandie" à partir de 2021.
Mi-août, au détour d'un supermarché Monoprix de la capitale, une étiquette a provoqué la stupeur d'un avocat parisien : à en croire celle-ci, le brie de Meaux AOP (appellation d'origine protégée) qu'il avait trouvé dans les rayons ne venait pas de Meaux (Seine-et-Marne) et ses alentours, mais d'Alcorcon, près de Madrid. Fureur chez certains internautes et dans la classe politique de Seine-et-Marne, le député LR Jean-Louis Thiériot menaçant même d'une "question écrite" au gouvernement "sur la protection des AOP, donc de nos terroirs et nos paysans".
Du Brie de Meaux AOP produit en Espagne. Hallucinant ! @Monoprix pouvez-nous nous expliquer ce détournement de L’AOP ? Je saisirai à la rentrée le gouvernement d’une question écrite sur la protection des Aop, donc de nos terroirs et de nos paysans ! pic.twitter.com/KXBvhDrUe1
— Jean-Louis THIERIOT (@JLTHIERIOT) 17 août 2018
C'était pourtant une fausse alerte : contacté par franceinfo, le groupe Monoprix explique que c'est une "erreur de codification", une faute de frappe au moment d'imprimer l'étiquette, qui a attribué par erreur ce fromage à un fabricant espagnol. L'AOP de ce brie de Meaux était légitime. Mais la virulence des réactions illustre un sentiment : celui que ce label – censé garantir l'origine géographique d'un fromage et sa méthode de fabrication traditionnelle – n'a plus la confiance de tous les amateurs de fromage.
Le risque d'un camembert qui "aura le même goût partout"
"C’est le camembert de Normandie AOP au lait cru qu’on assassine !", s'alarmait une tribune parue dans Libération, en mai dernier, et signée par des dizaines de chefs de renom comme Anne-Sophie Pic ou Michel Troisgros et son fils César. L'arme du crime ? Un nouveau cahier des charges adopté en février par les instances dirigeantes de l'AOP, qui ouvre la voie à ce que les puristes jugent comme un sacrilège : accorder l'appellation à des fromages au lait pasteurisé et non plus seulement au lait cru, à partir de 2021. Si ces camemberts pasteurisés existent déjà et s'arrachent dans les rayons des supermarchés, ils n'ont cependant pas le droit de s'appeler camembert AOP de Normandie.
La pétition les qualifie de "vulgaire pâte molle sans goût". Aux yeux des chefs signataires, l'usage du lait cru est non seulement conforme aux pratiques de toujours, mais aussi la seule façon de faire un bon fromage : "Chauffé à des températures élevées, le lait devient une matière inerte et 'infromageable' en tant que telle sans le recours à la technologie car on détruit des flores aromatiques et des ferments indigènes. Ce n’est plus du camembert."
"Le lait cru, c'est la signature du terroir", détaille à franceinfo la journaliste Véronique Richez-Lerouge, auteure du texte de la pétition. Il porte dans son goût la trace de la vache qui l'a produit, de l'herbe locale qu'elle a mangée... "Si vous pasteurisez le lait, il a le même goût partout", avertit-elle.
Ça donnera un camembert standardisé, qui n'aura pas spécialement de défauts mais qui ne provoquera pas d'émotions, et qu'on pourrait aussi bien fabriquer hors de Normandie sans aucune différence.
Véronique Richez-Lerougeà franceinfo
Un comble quand l'AOP est justement censée garantir qu'un fromage provient d'une aire géographique "qui donne ses caractéristiques au produit", selon les termes de l'Inao, l'institut chargé de les contrôler.
À lire la virulence des débats au sujet du camembert de Normandie, on pourrait croire que son AOP est la première à franchir ce Rubicon. C'est pourtant loin d'être le cas. De nombreux fromages d'appellation protégée sont déjà fabriqués à base de lait pasteurisé (pour le camembert, la nouvelle règle n'entrerait en vigueur qu'en 2021). C'est le cas du cantal, du saint-nectaire, du pont-l'évèque, du maroilles ou encore de l'ossau-iraty et parfois dans des proportions importantes : seuls 16% de la production de cantal et 13% de celle d'ossau-iraty sont encore au lait cru, selon les chiffres de l'association Fromages de terroir, présidée par Véronique Richez-Lerouge. En revanche, le beaufort, le comté, le rocamadour ou encore les bries de Meaux et Melun ne peuvent être fabriqués qu'au lait cru s'ils veulent être AOP.
"Ce sont les vaches normandes qu'on montre dans les pubs"
"Si on laisse passer le pasteurisé pour le camembert, je ne vois pas pourquoi ça s'arrêterait là. Le brie, sur lequel se posent des questions similiaires, va suivre", prédit la journaliste, qui a publié en 2016 Main basse sur les fromages AOP, une enquête sur la place des gros producteurs industriels sur ce marché. Ces derniers réclamaient de longue date l'AOP pour les camemberts pasteurisés. Faute de mieux, ils utilisent aujourd'hui, pour leurs marques ne remplissant pas les critères, la mention "fabriqué en Normandie", qui ne garantit rien d'autre que le lieu de fabrication.
Les consommateurs comprennent-ils la différence ? Le président du syndicat des producteurs de camembert AOP qualifie cette pratique de "concurrence déloyale", dans Le Monde. Pour lui, le nouveau cahier des charges a l'avantage de mettre fin au conflit juridique entre producteurs et industriels sur la question.
Si les grands groupes se battent pour le pasteurisé, c'est qu'il présente des avantages. Même Jérôme Spruytte, qui fabrique un des derniers pont-l'évêque au lait cru, à Saint-Philbert-des-Champs (Calvados), le reconnaît. Avec le lait cru, "on ne peut pas standardiser notre produit", explique-t-il à franceinfo. Le lait cru permet une certaine "finesse", mais le résultat comporte aussi une part d'"aléatoire" et son goût prononcé ne correspond pas forcément aux consommateurs, plutôt habitués au fromage pasteurisé.
Les gens ont beau venir dans la région chercher du pont-l'évêque, ils choisissent celui qui leur plaît à la dégustation. Et le fromage fermier a une forte personnalité qui ne convient pas à tout le monde.
Jérôme Spruytte, producteur de pont-l'évêque au lait cruà franceinfo
Le pont-l'évêque est au cœur d'un autre débat, qui rappelle que la question du lait pasteurisé n'est pas le seul critère qui fait une AOP. Dans la région, on a toujours fait du fromage avec le lait des fameuses vaches normandes. Mais pour obtenir l'AOP, un producteur de pont-l'évêque n'a qu'à dépasser 50% de vaches normandes dans son troupeau. Les autres peuvent très bien être, par exemple, des Holstein, cette race d'origine néerlandaise connue pour sa productivité.
"Je connais des industriels. Ils savent qu'un fromage fait avec des Normandes a plus de goût", s'amuse Jérôme Spruytte. Mais c'est aussi une race "plus caractérielle, moins docile, qui rend plus difficile la robotisation" de la traite et qui donne moins de lait. Les coûts de production s'en ressentent... et donc le prix. Si on imposait l'usage exclusif de vaches normandes à tous les producteurs de pont-l'évêque AOP, "le consommateur serait-il prêt à payer plus cher son fromage ? Je ne suis pas sûr", regrette le fromager. Reste que l'existence de producteurs fermiers comme lui sert l'image du pont-l'évêque dans son ensemble : "C'est toujours les vaches normandes qu'on montre dans les pubs à la télé", ironise-t-il.
Parfois, la tradition s'adapte
De même, vous imaginez peut-être que le bleu d'Auvergne est fabriqué avec des vaches du cru, comme la Salers et la Ferrandaise. Or l'AOP n'impose aucune règle sur le sujet. Mais Aurélien Vorger, qui dirige le groupement de producteurs de cette AOP, met en garde contre une vision simpliste de la tradition locale : en réalité, c'est justement l'histoire qui explique ce choix. "Dans l'entre-deux-guerres, les producteurs du Massif central ont choisi de s'appuyer sur des races de vaches venues d'en-dehors de la région. On a orienté les races historiques vers la viande, et fait venir des laitières", explique-t-il à franceinfo. Résultat, selon lui, il n'y aurait plus assez de Salers et de Ferrandaises laitières pour tous les producteurs, si on venait à imposer leur usage pour le bleu d'Auvergne AOP.
Nous sommes conscients qu'il y a une demande sociétale de plus en plus forte [pour un fromage produit avec des races locales], mais est-ce que c'est faisable ?
Aurélien Vorger, directeur du groupement de producteurs de bleu d'Auvergne AOPà franceinfo
De même, le cahier des charges du bleu d'Auvergne n'impose pas l'utilisation de lait cru, même si Aurélien Vorger constate que cette offre se développe sous l'effet d'une demande croissante. "Cette règle n'a jamais été dans le cahier des charges de l'appellation", explique-t-il, celui-ci existant depuis 1976. Une date qui n'est pas anodine : selon Véronique Richez-Lerouge, l'autorisation du lait pasteurisé a souvent été introduite "dans les cahiers des années 70, une époque où on était dans une logique de production intensive".
Certains fromages qui ne bénéficient d'une AOP que depuis une vingtaine d'années ou moins, comme le banon, le rocamadour ou le morbier, ont imposé dès le départ l'utilisation de lait cru. Pour les autres, les règles évoluent lentement : il faut de toute façon "plusieurs dizaines d'années" pour adopter un nouveau cahier des charges, explique Aurélien Vorger. Celui du bleu d'Auvergne, adopté cette année, a déjà radicalement modifié la zone de production, réduite de 40%.
Une appellation dans l'appellation ?
Il existe des exceptions. Les producteurs de comté, par exemple, ont réussi à limiter la place des industriels en imposant des conditions drastiques. "L'AOP interdit la collecte de lait à plus de 25 kilomètres de la fruitière", le lieu où le lait est transformé en comté avant de partir en cave d'affinage, explique Véronique Richez-Lerouge. Dès lors, difficile de créer d'énormes usines qui concentreraient la production, par ailleurs limitée à un certain nombre de meules par hectare. La production de beaufort est encore moins industrialisée, notamment grâce à un cahier des charges qui impose l'achat du lait à un tarif très élevé. "Du coup, salue la journaliste, les producteurs discutent entre eux, dans un rapport de force très équilibré", ce qui aurait permis d'éviter l'introduction de critères plus souples.
Pour le camembert de Normandie AOP, le mal est fait, à moins que le nouvel accord soit torpillé avant son entrée en vigueur prévue en 2021. Mais Patrick Mercier, le président du syndicat des producteurs de camembert AOP, veut rassurer en mettant en avant un autre point de l'accord : la création d'un "véritable camembert de Normandie", une sous-catégorie au sein de l'AOP, "de la même façon qu'il existe du bordeaux supérieur et du bordeaux grand cru", explique-t-il au magazine Réussir lait. Ce label serait réservé aux camemberts au lait cru. Mais le but de l'AOP n'est-il pas déjà de distinguer les "véritables" fromages locaux ?
La philosophie d'une appellation est de maintenir, au-delà des considérations commerciales, une ligne rouge, une tradition. Pour que dans trente ans, on puisse continuer à goûter ces fromages et avoir une certaine idée du goût qu'ils ont depuis toujours.
Véronique Richez-Lerouge, journalisteà franceinfo
Elle craint que les consommateurs peu informés ne fassent pas la différence au sein des AOP et ne sachent pas dénicher l'indication qu'un fromage est fermier et non-pasteurisé. Si vous tenez au camembert AOP tel qu'il existe aujourd'hui, vous avez jusqu'en 2021 pour vous préparer à reconnaître les fromages au lait cru dans les étalages.
>>Pour en savoir plus sur le sujet, regardez le sujet d'Envoyé spécial : "AOP : des fromages à la chaîne"
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