Avenir du modèle intensif, du système de distribution et de la profession : trois questions soulevées par la crise du monde agricole
Concilier écologie et compétitivité : le challenge est de taille pour les agriculteurs français. Mais face à la prise de conscience environnementale et aux exigences de qualité, le secteur tente de se réinventer.
Deux France qui se font face et peinent à se comprendre. Mardi 22 octobre, les agriculteurs se sont donné rendez-vous devant les préfectures, à l'appel des syndicats FNSEA et Jeunes Agriculteurs. Ils dénoncent "l'agribashing", ou le dénigrement systématique dont serait victime le milieu agricole – de la part des défenseurs de l'environnement, des pouvoirs publics ou des consommateurs. Les uns déplorent leurs conditions de travail et leurs fins de mois difficiles, quand les autres plaident pour la fin de l'agriculture intensive. Ces deux visions sont-elles forcément antinomiques ? Moins de pesticides et davantage de sens, tout en assurant la sécurité alimentaire de la population et un revenu juste aux agriculteurs : un idéal qui demande une remise en question de l'ensemble des acteurs du secteur.
1Les agriculteurs peuvent-ils sortir du système dominant ?
L'agriculture dite "intensive", qui combine fermes industrielles, élevages en batterie et intrants chimiques, a la peau dure. Ce modèle agricole domine l'Occident depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, où il fallait nourrir le peuple. On cherche alors à maximiser les rendements par rapport aux facteurs de production – la main-d'œuvre, les terres disponibles, le progrès technique. On fait donc appel aux machines et aux intrants chimiques. Et ça fonctionne : les déséquilibres alimentaires qui existent sur la planète sont en partie corrigés, les coûts de production s'amenuisent, la production et la rentabilité sont décuplées.
Aujourd'hui, avec quelque 30 millions d'hectares consacrés à l'agriculture, le secteur primaire français est à l'origine de 17% de la production européenne. De quoi rapporter à la France 3,7% de son PIB – et tout cela avec une majorité de fermes de tailles moyennes et de plus de 100 hectares. "Les agriculteurs sont trompés depuis longtemps, lâche Arnaud Daguin, cofondateur du mouvement Pour une agriculture du vivant. On a eu besoin d'eux, on leur a dit de faire de l'intensif, de produire plus, de pulvériser, et finalement, ils se font insulter. Leur colère est légitime."
Mais les premières limites du système intensif commencent à se faire sentir. "On sait bien que nos pratiques font mal, témoigne Antoine Faucheux, exploitant dans le Loiret. Depuis que j'ai 14 ans, je vois mon père malade à cause des pesticides."
Comme en amour, c'est plus simple de rester par habitude que de changer, même si on est malheureux.
Antoine Faucheux, exploitant agricole dans le Loiretà franceinfo
Quand il a repris l'exploitation familiale, Antoine a décidé rapidement d'entamer une conversion vers le bio. "J'en étais à un point où je refusais de manger les produits que j'avais cultivés. Et jamais je n'aurais donné ça à mes enfants. Je n'en étais pas fier." Désormais fervent défenseur de l'agriculture raisonnée et à la tête du Gabor, groupement d'exploitants bio de son département, il fait état des difficultés qu'il a connues lors de sa conversion.
Pour passer à l'agriculture biologique, il lui a fallu plusieurs années et beaucoup d'investissement. "Au niveau de la trésorerie, c'est très difficile lorsqu'on entame une conversion. Certes on n'a plus d'engrais ni de pesticides à acheter, mais il nous faut de nouvelles machines très coûteuses." Antoine Faucheux a ainsi dû investir près de 200 000 euros pour cultiver bio.
Si on touche les aides promises, on peut être rentable en deux ou trois ans, mais dans les faits, les subventions viennent bien plus tard...
Antoine Faucheux, agriculteur biologiqueà franceinfo
Un frein à la conversion, quand les agriculteurs français touchent en moyenne 1 250 euros nets par mois, et que près d'un tiers vit avec moins de 350 euros mensuels.
"Ce qui est pervers politiquement, c'est qu'on ne leur offre pas de quoi opérer une transition écologique sereine, estime Lauriane Mouysset, chercheuse en économie écologique au CNRS. Les politiques sont responsables de cette transition, qui s'est faite via la PAC [la Politique agricole commune de l'Union européenne] dans les années 50. Maintenant, il faut permettre une transition globale, et pas uniquement taper sur les pesticides."
Mais selon la chercheuse, un autre facteur de taille bloque la transition : l'intégration des filières agricoles à la mondialisation et, pour la France, à l'Union européenne. "La production française est en grande partie contrainte par le cadre européen, même si la marche de manœuvre est encore large : nous sommes loin d'être les plus exemplaires en matière d'environnement, au contraire." Les aides reçues par les agriculteurs pourraient par exemple être liées à des efforts environnementaux, estime Lauriane Mouysset.
Comme ils le rappellent souvent pour expliquer leurs difficultés à changer de modèle, les agriculteurs français sont soumis à la concurrence européenne et mondiale : des normes trop contraignantes joueraient en leur défaveur si elles ne sont pas communes à tout le marché. "Etant donné qu'ils sont confrontés aux mêmes acheteurs que les producteurs étrangers, avec des normes sociales différentes, qui peuvent vendre à des prix plus bas, la situation peut vite se retourner contre les agriculteurs trop vertueux, commente l'économiste du CNRS.On aurait alors deux solutions pour éviter un déséquilibre : instaurer des taxes sur l'importation ou travailler sur la filière en développant d'autres modes de distribution que les grandes et moyennes surfaces."
2Comment repenser la filière agroalimentaire ?
Privilégier le circuit court et structurer des filières vertueuses est souvent présenté comme la solution à tous les maux de la planète. Les magasins bio fleurissent dans les villes et les AMAP font le bonheur de ceux qui ne jurent que par le local. Réduire les intermédiaires entre le producteur et le consommateur final permettrait une meilleure rémunération pour l'un et un prix plus bas pour l'autre. Sauf que dans la pratique, repenser tout un système de distribution n'est pas si facile. "Moi, je me considère comme producteur de matière première, et pas comme un commerçant, tranche David Jouault, agriculteur breton. On ne peut pas être à la fois au champ et à la ville, d'autant plus lorsqu'on est en bio et que nos cultures demandent beaucoup de temps."
Depuis 2002, David Jouault élève des vaches laitières en bio et cultive des céréales en conservation – une méthode raisonnée, pas tout à fait vierge de pesticides, mais loin de l'intensif. "Pour le lait, je vends à un géant de l'agroalimentaire. Ce n'est pas celui qui humainement me plaît le plus, mais j'ai besoin d'un partenaire solide sur le long terme. Et pour mes cultures, je passe par des modes de distribution plus vertueux, mais je vends au rabais..." Pour les agriculteurs, s'éloigner des structures conventionnelles, c'est "jouer avec ses revenus", conclut-il.
"Les extrémistes écologistes ne pensent pas à tout le système économique entourant l'agriculture intensive, estime Philippe Goetzmann, consultant spécialiste de la grande distribution et ancien cadre chez Auchan Retail France. Pour eux, le devenir de la planète prime sur celui du genre humain, et ils ne ressentent pas le problème que cela pose pour le système alimentaire." Selon l'expert, proche des grands distributeurs, outre les difficultés engendrées pour les agriculteurs, les consommateurs les plus pauvres seraient les plus négativement touchés si l'on passait à un système dans lequel les supermarchés n'existeraient plus. "Des années 50 aux années 2000, la grande distribution a été un facteur-clé de l'amélioration du niveau de vie, affirme-t-il. On a permis à tout le monde d'avoir accès à une meilleure alimentation." Impossible, selon lui, de se passer de ce système logistique, mais il est indispensable de faire évoluer les pratiques. "De toute façon, les consommateurs sont de plus en plus attentifs aux questions environnementales."
Les distributeurs sont obligés de s'adapter, tout en proposant une offre qui réponde aux besoins des consommateurs les plus modestes.
Philippe Goetzmann, consultant spécialiste de la grande distributionà franceinfo
Bien sûr, il est impossible de payer au même prix un poulet venu du Brésil et une volaille élevée aux graines bio et en plein air. Mais à force de volonté, certains systèmes vertueux semblent viables sur le long terme. L'enseigne "U" collaborent par exemple avec la coopérative La Nouvelle Agriculture, qui lui fournit une grande partie de sa gamme distributeur en viande. "Les grandes surfaces peuvent se permettre de faire cet effort, décrypte Marion Guillou-Charpin, ex-PDG de l'Institut national de la recherche agronomique et désormais à la tête d'Agreenium, un consortium pour l'agriculture et l'alimentation rattaché au ministère de l'Agriculture. Valoriser les produits à haute valeur environnementale en les proposant à des prix accessibles, c'est le début d'une transformation du système qui garantit la sécurité alimentaire de chacun."
Les défenseurs de l'agriculture intensive avancent souvent un argument : les modes de productions alternatifs ne permettraient pas de nourrir toute la planète. "La sécurité alimentaire, c'est permettre à chacun de manger selon ses besoins et ses activités, détaille la présidente d'Agreenium. La production est loin d'être le principal frein à cela : même avec l'agriculture intensive, 820 millions de personnes sont en insécurité alimentaire. Ça ne tient pas tant du fait des ressources disponibles, mais davantage de l'instabilité politique de certaines régions du monde." S'il y a quelques décennies, la sécurité alimentaire se résumait à un problème de quantité, la conjoncture est aujourd'hui bien plus complexe. "C'est aussi pouvoir manger de la qualité, tant sur le plan nutritionnel que d'un point de vue environnemental."
Etant donné les incidents climatiques et les sécheresses prolongées des dernières années, la prise en compte des enjeux environnementaux est désormais nécessaire, estime la chercheuse, pour qui le développement des pratiques agroécologiques permettrait aux agriculteurs de vivre d'une culture plus "verte". "Les choses changent, mais pas rapidement. Tout un système est établi autour du conventionnel, et cette transition n'est possible que si les agriculteurs acceptent le risque induit par le changement. Il faut leur donner un accompagnement à la fois économique et technique."
3Quel sens pour le métier d'agriculteur ?
Outre l'aspect financier et économique, d'autres facteurs sont à prendre en compte pour permettre une transition agricole efficace. De concert, toutes les personnes interrogées estiment que la réponse à la crise que traverse l'agriculture française doit être globale. La formation, notamment, est un levier important. "Depuis quelques années, toutes les formations, du lycée agricole aux écoles d'agronomie, sont très axées sur l'aspect environnemental, rapporte Marion Guillou-Charpin. Et ça fonctionne : les jeunes qui en sortent ne s'imaginent plus exploiter en intensif."
Pour ceux qui n'auraient pas bénéficié de cette formation, des solutions alternatives sont mises en place. "Il y a une énorme solidarité dans le bio", témoigne Antoine Faucheux, l'exploitant du Loiret, qui préside le Gabor 45, groupement d'agriculteurs bio du département. "Nous organisons par exemple des 'tours de plaine' pour ceux qui hésiteraient à se lancer dans la conversion, explique le quadragénaire. Les agriculteurs sont très pragmatiques : avant de se lancer, ils veulent voir comment ça marche." La crainte de faire couler la ferme dans laquelle ont travaillé plusieurs générations peut rebuter les plus motivés. Et passer à l'agriculture bio, c'est remettre en question tout un système établi. "On touche à la réputation de la famille, ce qui est très lourd à porter à la campagne."
L'agriculteur-ouvrier, qui suit "une recette de cuisine toute faite", doit se réinventer. "En passant en agriculture de conservation, je voulais redonner du sens à mon métier, commente David Jouault. Le recours à la chimie de synthèse était devenu un automatisme, alors qu'on peut obtenir de meilleurs résultats juste en se posant les bonnes questions." L'agriculteur breton a développé sa production en combinant culture des terres et élevage : "Quand un sol commence à être épuisé, ou qu'une culture prend un mauvais tournant, je peux faire pâturer les vaches pour la jachère."
C'est simplement un retour à la logique fermière, comme on le faisait avant.
David Jouault, agriculteurà franceinfo
Il y a quelques années, il a essayé d'installer des maraîchers sur son exploitation. "Mais je n'ai trouvé personne, alors que tout était déjà à disposition sur place, regrette l'agriculteur. Les cultures moins intensives demandent plus de temps, et donc un engagement humain supplémentaire." Les difficultés, contraintes et stigmatisations du secteur n'attirent pas les jeunes : entre 1980 et 2014, la part agricole dans la population active totale est passée de 8% à 2,8%. Et en 2018, la France ne comptait plus que 448 500 agriculteurs. "C'est sans doute là le plus gros problème", se désole l'agriculteur.
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