Reportage "On n'est pas des voyous" : dans le Gers, la frénésie de la coriandre, dopée aux subventions, sème la zizanie chez les agriculteurs

Article rédigé par Robin Prudent - envoyé spécial dans le Gers
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Xavier Duffau, agriculteur dans le Gers, le 6 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)
Plusieurs centaines d'exploitants se sont lancés dans la culture de la coriandre bio en espérant pouvoir toucher une aide européenne. Mais face à l'afflux de demandes, la préfecture a plafonné cette prime et relancé la colère du secteur agricole.

Des champs de coriandre à perte de vue. Sur les coteaux du Gers, les fines tiges grisonnantes de cette plante aromatique font désormais partie du paysage. En 2024, plus de 11 000 hectares de coriandre bio ont été semés dans toute la région Occitanie, selon la préfecture, soit sept fois plus que l'année précédente. Et le Gers fait figure de locomotive, avec plus de 7 500 hectares semés en un an. Mais alors, d'où vient ce soudain engouement pour ces petites graines au goût légèrement citronné ?

"J'ai ensemencé de la coriandre pour dégager un revenu sans aléa du marché ou du climat", reconnaît d'emblée Xavier Duffau, planté au milieu de son champ qui domine le vallon. C'est la première fois que l'agriculteur de 36 ans fait pousser cette plante aromatique dans son exploitation de 330 hectares, où se mêlent déjà blé, soja, lin, lentilles, pois chiche et tournesol. Le tout en bio.

"J'ai fait de la coriandre par nécessité et pour soulager ma trésorerie."

Xavier Duffau, agriculteur dans le Gers

à franceinfo

Même son de cloche au nord du département. "J'ai décidé de planter de la coriandre parce que c'est très compliqué pour mon exploitation depuis trois ans. On a pris une grosse gamelle l'année dernière à cause des insectes et du cours du blé bio qui s'est effondré", explique Philippe Moro, assis à côté d'un saladier de graines de coriandre. Au début du printemps, l'agriculteur de 55 ans les a semées sur un peu plus de 17 hectares de son exploitation, qui en compte 145. "C'était une opportunité", reconnaît-il.

Jusqu'à 18 000 euros de subventions

Cette opportunité se cache dans les petites lignes du catalogue des aides prévues par la Politique agricole commune (PAC) de l'UE depuis 2023. Une prime à la conversion en agriculture biologique prévoit ainsi une subvention pouvant aller jusqu'à 900 euros l'hectare pour certaines plantes à parfum, aromatiques et médicinales, comme la coriandre, en raison de leur coût de production élevé. Ce montant est près de trois fois supérieur à celui octroyé pour les cultures annuelles, comme les céréales. Son plafond est fixé à 18 000 euros par an et par exploitation en Occitanie, soit 20 hectares, selon un arrêté du 29 mars 2024.

Des graines de coriandre, dans le Gers, le 5 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

En quelques mois, cette aide conséquente – qui n'est conditionnée à aucune obligation de production – se diffuse à travers le département par le bouche-à-oreille. "Tout le monde nous disait d'y aller, assure Philippe Moro. Même les instances agricoles insistaient sur cette possibilité." Du côté de la Chambre d'agriculture du Gers, on reconnaît avoir laissé faire. "Les agriculteurs connaissent très bien les règlements de la PAC et on ne les a pas retenus sur la coriandre", assume son président, Bernard Malabirade. Résultat : plus de 300 exploitants du Gers se sont lancés dans cette nouvelle culture en 2024.

Sauf que cette frénésie cache un problème de taille. Toute cette coriandre, personne (ou presque) n'en veut. Le marché de ces petites graines séchées, principalement utilisées entières ou moulues en cuisine, est très restreint. Les agriculteurs sont les premiers à le reconnaître. "C'est un non-sens agricole, rapporte Guillaume Fauqué, président des Jeunes agriculteurs du Gers. La plupart des hectares seront broyés parce qu'il n'y a pas de marché derrière." Pas question de jeter la pierre à ses collègues pour autant : "Ceux qui ont planté de la coriandre ont saisi cette opportunité parce qu'ils étaient dans la panade. C'était un refuge."

"On va devoir la broyer"

En ce début du mois de septembre, alors que les graines sont prêtes à être récoltées, Xavier Duffau ne sait toujours pas ce qu'il va faire de sa production. "J'ai appelé des semenciers, mais ils m'ont dit qu'ils n'en voulaient pas", regrette le trentenaire. "On va devoir la broyer", glisse de son côté Clément Blanchard, salarié agricole sur l'exploitation de ses parents.

Clément Blanchard, dans le Gers, le 6 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Une situation ubuesque qui révolte certains agriculteurs locaux. "Pour notre profession, c'est honteux. C'est nous faire passer pour des opportunistes", s'indigne Sylvie Colas, installée depuis quarante ans dans le Gers. En tant que secrétaire nationale de la Confédération paysanne, elle a publiquement dénoncé ce qu'elle considère être "un dévoiement de l'argent public" qui "déstabilise la filière bio".

"C'est une vision à très court terme. On perd tout le bon sens paysan et un peu de notre âme en faisant cela."

Sylvie Colas, secrétaire nationale de la Confédération paysanne

à franceinfo

L'agricultrice est d'autant plus remontée que la coriandre n'a pas d'intérêt agronomique, contrairement à d'autres cultures. "Si on veut enrichir les sols, on met de la luzerne", explique la sexagénaire, dont l'exploitation est en bio depuis plus de trente ans. "Là, c'est simplement de la non-production. Certains comptaient gagner plus d'argent à ne pas vendre de la coriandre plutôt qu'à produire du blé..."

Sylvie Colas, dans le Gers, le 5 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Le préfet hausse le ton

La frénésie de la coriandre a également fait réagir les autorités. Pour cause : les demandes de subventions PAC réalisées en 2024 pour cette culture ont atteint 45 millions d'euros en Occitanie, soit l'équivalent de l'enveloppe totale d'aides prévue pour l'ensemble des conversions bio, toutes cultures confondues, selon la préfecture. Dans ce contexte, le préfet d'Occitanie a publié, le 19 août 2024, un arrêté (PDF) plafonnant le montant maximal des aides octroyées à la conversion en coriandre bio à 2 700 euros par exploitation, soit trois hectares, contre les 18 000 euros prévus initialement.

La décision a jeté un froid dans les exploitations gersoises. Au cœur de l'été, la nouvelle est arrivée dans une conversation WhatsApp utilisée lors des manifestations d'agriculteurs, cet hiver, dans la région. "En quelques secondes, le groupe s'est animé à nouveau, et les messages se sont mis à pleuvoir", se remémore Philippe Moro. "Je n'y croyais pas. Ils ne peuvent pas nous faire ça !", s'emporte l'agriculteur, toujours échauffé par cette décision. "J'ai eu le sentiment qu'on nous méprisait, qu'on nous manquait de respect", renchérit Xavier Duffau.

"On n'est pas des voyous. On a rempli notre part du contrat. A eux de remplir la leur."

Xavier Duffau, agriculteur dans le Gers

à franceinfo

L'ancien président des Jeunes agriculteurs du département faisait partie de ceux qui ont travaillé avec les services de l'Etat à la suite de la mobilisation du début d'année 2024. "On avait beaucoup bossé ensemble et en une décision, le préfet balaie tout ce travail", souffle-t-il, sans cacher son amertume.

"Ce n'est pas open bar !"

Le "timing" de la décision préfectorale est particulièrement dénoncé. "J'ai semé ma coriandre le 19 avril", explique Xavier Duffau en feuilletant son agenda. "Décider cela le 19 août, ce n'est pas possible. On ne peut plus changer de culture maintenant." Les agriculteurs rencontrés rappellent également qu'ils ont dû effectuer leurs demandes d'aides à la PAC avant la fin du mois de mai 2024, soit bien avant la mise en place de ce nouveau plafonnement préfectoral. "On ne change pas les règles à la mi-temps du match, fulmine Philippe Moro. Ils n'ont qu'à faire attention quand ils pondent des lois !"

"Je peux comprendre que l'on trouve que c'est une aberration, mais c'est une aberration de l'Etat !"

Philippe Moro, agriculteur dans le Gers

à franceinfo

Une critique irrecevable pour la préfecture d'Occitanie. "Au mois de mai, il s'agit d'une demande de subvention. Celle-ci n'est validée qu'après avoir été instruite par les services de l'Etat afin de vérifier qu'elle rentre dans l'enveloppe prévue", rappelle Olivier Rousset, directeur de la Direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt (Draaf) Occitanie. Selon lui, ce mécanisme est bien connu des agriculteurs et s'applique à toutes les aides prévues, qui peuvent être rabotées si les demandes explosent. "Ce n'est pas open bar !", lance-t-il, agacé.

Un bras de fer est désormais engagé, et pourrait se terminer devant les tribunaux. La Chambre d'agriculture du Gers étudie la possibilité de déposer un recours contre l'arrêté préfectoral. "Il faut que l'Etat respecte sa parole", martèle son président, Bernard Malabirade.

Un trou dans la trésorerie

En attendant, les agriculteurs et leur coriandre se retrouvent avec un sacré trou dans leurs prévisions de revenus. Entre le coût des semences, de la fiente, de la récolte, du tri et du transport, Philippe Moro a calculé que sa production lui avait coûté 8 700 euros pour 11,5 tonnes récoltées. Heureusement, lui, a réussi à trouver un acheteur. Mais il ne lui a payé sa production que 6 670 euros. L'agriculteur comptait en réalité sur la prime PAC pour s'assurer un revenu. Mais son plafonnement l'a finalement fait fondre de près de 13 000 euros.

Philippe Moro, dans le Gers, le 5 septembre 2024. (ROBIN PRUDENT / FRANCEINFO)

Même désarroi sur l'exploitation familiale de Clément Blanchard. "On a des parcelles en conversion bio qui sont rémunérées à zéro", s'alarme l'agriculteur de 23 ans. Sur ses 20 hectares de coriandre, seuls trois seront finalement subventionnés. Et à défaut de production viable, les 17 autres ne lui rapporteront rien. Au total, 4 700 hectares en conversion bio dans le département n'obtiendront aucune subvention, selon la Chambre d'agriculture.

Devant ses machines agricoles, le jeune homme en chemise de bûcheron ne cache pas sa préoccupation. Il met sa main sur sa gorge : "On est comme ça", souffle-t-il. Le Gersois ne sait pas s'il pourra reprendre sereinement la ferme de ses parents et se prépare déjà à trouver un autre travail à côté. "On a des exploitations de plus en plus grandes et elles font vivre de moins en moins de personnes", déplore-t-il.

Une crise du modèle agricole, promu par les primes à l'hectare de la PAC, qui inquiète de nombreux agriculteurs. La porte-parole de la Confédération paysanne, Sylvie Colas, n'a de cesse de pointer du doigt les "failles" et "l'injustice" de cette politique. "Il y a des niches, comme la coriandre, qui sont exploitées par certains, lâche cette infatigable militante du bio. Mais je leur dis : 'Vous vous trompez de combat, défendez plutôt les prix !'"

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