"Gilets jaunes", heures sup, sous-effectif… Le quotidien harassant de Nicolas, jeune policier parisien
Cet ancien pâtissier est entré dans la police en 2015, juste après l'attentat de "Charlie Hebdo". Depuis, il a enchaîné l'état d'urgence, les manifestations contre la loi Travail et le mouvement des "gilets jaunes". Franceinfo l'a suivi pendant une journée.
Cinq heures du matin. Le soleil n’est pas encore levé sur la ville de Corbeil-Essonnes (Essonne) mais Nicolas*, 25 ans, est déjà debout. Policier depuis quatre ans dans une compagnie d'intervention parisienne, la CI comme il l'appelle, le jeune homme est chargé, avec ses collègues, du maintien de l'ordre dans la capitale. "Comme les CRS, on est sur les violences urbaines", précise-t-il, sa tasse de café noir à la main.
Les images d'une chaîne d'information défilent en boucle sur le grand écran plat accroché au mur du salon de son appartement. "On vit avec l'actu, alors il est important pour nous de savoir ce qu'’il s’est passé dans la nuit pour connaître la journée", explique Nicolas. Cet ancien pâtissier, qui voulait se "sentir utile", est entré dans la police en 2015, juste après l'attentat de Charlie Hebdo, le 7 janvier. En deux ans, il a vécu l'état d'urgence décrété après les attentats du 13-Novembre, puis les manifestations contre la loi Travail, en 2016. "Il faut aimer ce métier parce que c'est prenant. On n'y rentre pas pour le salaire, ça c'est sûr,", lâche le jeune fonctionnaire, qui a débuté avec un salaire de 1 800 euros net par mois.
Un rythme de vie "difficile à encaisser"
Depuis le début du mouvement des "gilets jaunes", le 17 novembre 2018, Nicolas a travaillé douze samedis sur 25 journées de mobilisation. "Il y a pire. Des collègues en sont à 20 samedis. L'un m’a dit l’autre jour qu'il n'avait vu sa fille que deux week-ends entiers depuis six mois."
Habituellement, les policiers ont un samedi-dimanche non travaillé toutes les six semaines. Mais avec les rappels réguliers de ces six derniers mois, le nombre d'heures supplémentaires a explosé. Non payées, ces heures sont comptabilisées sur un compte, mais il est quasi impossible de les récupérer, constate Nicolas, qui en a cumulé 300 l’année dernière. "Les trois quarts des services de police sont en sous-effectif", déplore-t-il, avouant que ce rythme de vie commence à être "difficile à encaisser".
Le cycle horaire est comme celui des infirmiers mais avec, en plus, le stress quotidien lié au risque de mourir.
Nicolas, policierà franceinfo
A nouveau en couple, après deux séparations dues à sa "vie de flic", le gardien de la paix aux yeux bleus confie en avoir marre de ne rien pouvoir planifier. "Vous ne savez pas à quelle heure se termine votre journée, ni si vous allez être rappelé pour bosser le lendemain." Il a rencontré sa compagne Sophie*, 23 ans, commerciale dans une entreprise américaine, via un groupe de policiers célibataires sur Facebook. "Tu es flic H24, ça rythme ta vie. Le gros plus avec ma copine, c'est qu'elle connaît les contraintes de mon métier, ayant déjà vécu avec un policier. Les rappels, la fatigue… elle sait les risques", dit-il en passant la main dans sa barbe blonde.
Des collègues blessés sous ses yeux
Les risques, même s'ils sont anticipés au maximum, sont inhérents à chaque manifestation. "On en a un aperçu le matin même et puis on regarde beaucoup les réseaux sociaux pour avoir une idée de l’ambiance", précise Nicolas. Sous tension de 9 heures à 20h30, le jeune policier dit avoir été marqué par la "violence" de certaines manifestations de "gilets jaunes". Comme celle du 1er décembre 2018, où il a dû évacuer neuf de ses collègues "blessés par des projectiles" ou "victimes d'épuisement ou de malaise vagal". Ou encore le 23 mars, lorsqu'un membre de la compagnie d'intervention a fait un arrêt cardiaque, place de la République. Tous, dans ces moments-là, affirment redouter les casseurs car "on se prend tout sur la figure", déplore le fonctionnaire au physique de sportif.
Dès la première manifestation, j’ai reçu des projectiles, un pavé sur le casque, alors qu’on bloquait une rue aux voitures pour laisser passer les 'gilets jaunes'.
Nicolas, policierà franceinfo
Si les hommes de la CI sont équipés d'un gilet pare-balles, de protège-tibias et d'un casque, "le reste, c’est perso", regrette Nicolas, estimant que son employeur pourrait faire plus. Depuis 2015, le gardien de la paix a dépensé plus de 400 euros, notamment dans un gilet tactique et de nouvelles rangers. "Celles qu’ils vous fournissent sont lourdes et renouvelées seulement tous les quatre ans", argue-t-il en terminant son café d'une traite.
Téléphone branché, GPS enclenché afin de connaître l'état du trafic routier, Nicolas démarre en direction de la nationale 6. Comme tous les matins, la voix de Jean-Jacques Bourdin sur RMC résonne dans sa Twingo.
Plus de 200 enquêtes confiées à l'IGPN
Le flash info de 6 heures se termine à peine quand Nicolas se gare au fond d'une impasse, à quelques pas du bâtiment de la compagnie d'intervention, rue Hénard, dans le 12e arrondissement. Dans une demi-heure, il doit se présenter pour l'appel, tenue enfilée et rangers aux pieds. Ce mercredi 24 avril, sa section va patrouiller autour du stade Charléty, dans le 13e arrondissement, afin de sécuriser les lieux avant le match de foot féminin du soir. Une intervention classique.
Les conflits sociaux, qui se sont multipliés depuis trois ans, sont plus usants. "Ça fatigue moralement et physiquement" les troupes, souligne Nicolas. Quid des violences policières dénoncées par les manifestants ? Depuis le début du mouvement des "gilets jaunes", plus de 200 enquêtes judiciaires ont été confiées à l'IGPN, la police des polices. "Peut-être que certains tirs de flash-ball n'étaient pas légitimes, reconnaît le policier. Mais chaque tir doit être justifié, nous devons faire un rapport pour chaque cartouche tirée", précise-t-il, ajoutant qu'il est facile de remonter au tireur car "tout est tracé et relié à un policier".
Depuis quatre ans que je suis entré dans la police, un coup on nous aime, un coup on ne nous aime pas. Ce n'est que ça, amour, haine, amour, haine.
Nicolas, policierà franceinfo
Si Nicolas, de nature posée, tient le coup, certains cèdent sous la pression. "Dans la compagnie, il y a entre 10 et 20 arrêts maladie par jour, sur environ 150 personnes. C’est le seul moyen que l’on a pour dire que cela ne va pas, signale Nicolas. Lors d’un énième rappel, cela monte jusqu’à 35." D'autres commettent l'irréparable. Le policier a été bouleversé par le suicide de sa collègue et amie Maggy Biskupski, le 12 novembre 2018. "Le suicide chez les policiers, c'était son cheval de bataille. Jamais on ne s'est dit qu'elle allait en arriver là", confie Nicolas avec émotion.
Vingt-neuf suicides depuis janvier
Depuis le début de l'année, 29 policiers se sont suicidés, dont un collègue de Nicolas à la CI, le 19 mars. Exceptionnellement, le personnel de la section a eu son samedi. Mais le policier critique la prise en charge de l'événement : "Les psychologues sont passés le jour du décès, mais le lendemain, il n’y avait plus personne." Il déplore également l'attitude de la hiérarchie, qui a rendu hommage au défunt sans citer une seule fois son nom, abrégeant de 15 secondes la minute de silence. "Tout ça à 6h15, alors que tout le monde n'était pas encore présent pour l'appel de 6h30."
Nicolas reconnaît néanmoins qu'il a de la chance. Dans sa section, on peut parler. Avec Paul* et Julien*, ses collègues devenus amis, ils se retrouvent en dehors du service pour évacuer toute cette pression. "Dans les autres services, c'est plus difficile", décrit le policier, admettant avoir "un très bon gradé, qui sait [leur] parler, régler les problèmes quand ils se présentent et veiller à la cohésion". "Cette cohésion est extrêmement importante, confirme Paul. Elle est née du fait que l'on souffre tous ensemble."
"Cela reste mal vu de voir un psy"
Cette souffrance semble enfin être prise en compte par la hiérarchie. Les 150 000 fonctionnaires de la police nationale ont reçu dans leur boîte mail, le 19 avril, une lettre de leur directeur général, Eric Morvan. Ce dernier les invite à libérer leur parole face à la vague de suicides, un sujet tabou chez les forces de l’ordre.
Il faut en parler. Sans crainte d'être jugé. Il faut se confier, se persuader qu'avouer un mal-être n'est jamais une faiblesse. C'est au contraire un acte de courage, un témoignage de responsabilité.
Eric Morvanextrait de la lettre envoyée aux fonctionnaires de police le 19 avril 2019
"Cela reste mal vu de voir un psy, et puis il y a la hantise de tout flic de se voir retirer son arme, explique Nicolas. Mais c’est la première fois que je reçois ce type de courrier. Ça montre qu’ils ont un œil dessus et qu’ils ont conscience du malaise."
Optimiste mais sur ses gardes, Nicolas attend la suite. Une lueur d'espoir éclaire son regard à l'évocation de la nouvelle génération qui arrive dans les rangs des forces de l'ordre. Ainsi qu'au sujet de la féminisation de la profession, qui commence à faire "un peu bouger les mentalités".
Devoir de réserve le jour, compte Twitter la nuit
Il est bientôt midi, la patrouille termine sa ronde autour du stade Charléty. La "cafèt'", un petit utilitaire de la police, vient de passer. Elle propose régulièrement aux unités déployées sur le terrain thé, café et quelques friandises. Nicolas, comme tous les midis, a dans son sac "un truc qui ne nécessite pas d’être gardé au frais ni réchauffé". Le seul moyen de manger chaud sur le terrain, c’est d’aller dans un fast-food.
De retour dans le 12e, le temps de décharger le camion siglé "police" et de se changer, Nicolas repart dans le sens inverse, non sans passer une petite heure par la salle de sport, à deux pas de la compagnie. Il est environ 17h45 quand il s’engage sur le périphérique, direction la grande banlieue, Ace of Spades de Motörhead à fond dans la Twingo.
Si la parole des policiers est soumise à un devoir de réserve, Nicolas a trouvé la parade. Sous le pseudonyme Iron Cops, il dénonce au quotidien sur son compte Twitter ce qui ne va pas. "Ça permet de se lâcher, de discuter même avec des personnes qui ne sont pas pro-police." S'emportant parfois, il reconnaît avoir déjà été "banni" sept jours du réseau.
#thread #vismaviedeflic
— Iron Cops (@CopsIron) 21 mai 2019
Cela fait longtemps que j’ai dans l’idée de vous raconter ça.
Je ne voulais pas revenir sur les GJ, vous savez déjà ce que je vis depuis 19 semaines, le stress, la violence et la peur de ma femme.
"On a un métier en or"
Nicolas est également investi dans l'association Policiers en colère, dont Maggy Biskupski était la présidente. Ses collègues Paul et Julien disent de lui qu'il a "le cœur justicier", allant jusqu'à s’exposer publiquement pour ses camarades, "au risque de prendre des cartouches en interne et de griller sa carrière", s'inquiète Paul. Sa compagne, Sophie, est elle aussi très active. Par choix, mais aussi un peu par contrainte, car "notre vie au quotidien est calquée sur l'uniforme". Porte-parole de Femmes des forces de l'ordre en colère (FFOC), elle œuvre pour "dénoncer les conditions de travail déplorables" de ces hommes et femmes et "les violences qu'ils subissent", précise le site de l'association. "Non soumises au devoir de réserve, nous sommes celles qui peuvent faire changer les choses en dénonçant des situations intenables pour les policiers."
NOUS DEVONS RÉAGIR ‼️ ce sont nos hommes et nos femmes qui subissent et nos familles qui en payent le lourd tribut‼️
— FFOC (@_FFOC_) 9 mai 2019
@EmmanuelMacron, #BrigitteMacron , osez faire face à notre douleur‼️#FFOC
Il est bientôt 19 heures. Nicolas allume son ordinateur portable posé sur la table basse du salon. Il prépare l'examen de brigadier, prévu en septembre. "C'est le seul moyen d’augmenter son salaire", explique-t-il. Dans l’immeuble, personne ne sait que Nicolas est policier, et pourtant il en est fier : "On a un métier en or, c'est d'être là pour les autres."
* Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.
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