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Comment le Défenseur des droits Jacques Toubon, ancien "moine soldat du RPR", est devenu une "divine surprise" pour la gauche ?

À 77 ans, l'ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac défend les droits des migrants, des mineurs isolés et des populations les plus fragiles. Et il a à nouveau réclamé en janvier "la suspension" de l'usage des lanceurs de balles de défense (LBD) utilisés par les forces de l'ordre lors des manifestations.

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le Défenseur des droits Jacques Toubon arrive à l'Elysée, le 17 octobre 2017. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Étrange chemin que celui parcouru par Jacques Toubon depuis les années 80. Du temps où le RPR (l'ancêtre du parti Les Républicains) régnait sur la droite, la gauche honnissait ce porte-flingue de Jacques Chirac. Une méfiance qui a persisté au point que des personnalités socialistes ou écologistes ont pétitionné, en 2014, contre la nomination de l'ancien ministre de la Justice au poste de Défenseur des droits.

Renversement marquant, cette même gauche cite désormais, à l'appui de ses revendications, les rapports du Défenseur des droits sur les migrants et les précaires, ou ses rappels à l'ordre sur "la grande dangerosité" des lanceurs de balles de défense, dont Jacques Toubon demande la suspension. Comment l'ancien député godillot s'est-il mué en rempart des droits humains ? Tentative de reconstitution d'une trajectoire singulière.

“Un mousquetaire" à l’Assemblée nationale

Fidèle de Jacques Chirac, cet énarque à la bouille ronde prend la lumière à 40 ans, lorsqu'il est élu député de Paris pour la première fois aux législatives de 1981, en pleine vague rose. À l'Assemblée, il se fait rapidement remarquer par ses coups d'éclats. Car il va devenir, selon l'historien Mathias Bernard, l'une des figures d'une nouvelle génération d'élus prête à faire feu de tout bois contre le président François Mitterrand. Avec un brin de nostalgie, Alain Madelin, qui était alors député d'Ille-et-Vilaine, se souvient :

Nous étions des mousquetaires de l’Assemblée nationale et nous menions une obstruction très lourde à des textes liberticides comme ceux sur l’école [le projet de loi Savary sur l'école privée, abandonné en 1984].

Alain Madelin, ancien député

à franceinfo

Ce survol un brin rapide omet quelques épisodes polémiques revenus à la surface en 2014, lors de la nomination de l'actuel Défenseur des droits. En 1981, si Jacques Toubon approuve l'article précis de la loi Badinter sur l'abrogation de la peine de mort, il se prononce contre l’ensemble de la loi, jugeant les peines restantes insuffisamment lourdes. L’année suivante, il vote contre une modification du Code pénal visant à la dépénalisation complète de l'homosexualité.

"Si Chirac lui avait dit de sauter par la fenêtre, il l'aurait fait "

De toute nature, ces guérillas parlementaires dévoilent des qualités de fin bretteur. “Nos joutes intellectuelles, qui étaient des joutes juridiques, ont révélé des personnalités", analyse Alain Madelin, aujourd'hui retiré de la vie politique. "Elles ont montré que Jacques Toubon était un excellent parlementaire et un fin juriste, avec un cerveau qui tourne très vite."

À l'époque, tout sourit au quadragénaire parisien. "Il a conquis en 1983 la mairie du 13e arrondissement de haute lutte, avec une campagne de terrain efficace", se remémore le maire LR du 1er arrondissement, Jean-François Legaret . "C’est un combattant. Même Jacques Chirac disait que Toubon était plus fort que lui en campagne". Pouvait-il y avoir plus bel éloge pour le soldat Toubon ? "On disait alors que si Jacques Chirac ouvrait la fenêtre et disait à Toubon de sauter, il le faisait", rigole un vétéran du RPR, qui préfère rester discret.

De cette fidélité, il donnera de multiples preuves, dont l'une restera dans les annales. En 1996, Xavière Tiberi, l'épouse du maire de Paris Jean Tiberi, un proche du chef de l'État Jacques Chirac, est dans le collimateur de la justice après avoir reçu 200 000 francs (environ 40 000 euros) pour un rapport bâclé de 36 pages sur la francophonie. Alors ministre de la Justice, Jacques Toubon va affréter un hélicoptère pour aller chercher au fin fond de l'Himalaya le procureur d’Evry Laurent Davenas, alors en vacances, en vue de bloquer l’enquête. De quoi accréditer la double idée d'une justice aux ordres du pouvoir, et d'un garde des Sceaux incapable de garantir son indépendance.

Un personnage "biface, paradoxal et attachant"

Même les plus dociles ont leurs accès de révolte. Deux ans plus tard, le même Jacques Toubon tente de renverser le maire de Paris Jean Tiberi pour prendre sa place. Ce 6 avril 1998, le "putsch des pieds nickelés", comme le qualifiera Libération, échoue lamentablement, faute d'appuis suffisants, et suscite la colère de Jacques Chirac. Mais la tentative prouve, selon Jean-François Legaretque "Jacques Toubon n’est pas un tendre" : "Il avait préparé et organisé son coup dans le plus grand secret. En arrivant le lundi matin, nous avons appris l'existence d'un groupe d'élus de droite dissidents [ralliés à Jacques Toubon], dont le nom avait été déposé".

"Le coup était bien masqué, épilogue le maire du 1er arrondissement. Cette opération lourde, spectaculaire, audacieuse aurait été une marche glorieuse si elle avait abouti, mais s'est avérée une contre-performance à l’arrivée pour le conquérant du 13e".

Elle a montré une face sombre, un homme de coups, qui joue collectif dans l’action, mais finit très solitaire quand on ne charge pas sabre au clair. Un personnage biface, paradoxal. Attachant, mais imprévisible.

Jean-François Legaret, maire LR du 1er arrondissement de Paris

à franceinfo

De cette époque où Jacques Toubon, comme tant d'autres, rêvait de la mairie de Paris, Jean-Pierre Lecoq, maire LR du 6e arrondissement de Paris, garde surtout l'image d'un lutteur passionné : "L’ami Toubon n'est pas un déserteur. C’est un type qui combat. Il n'a pas fui à Bordeaux comme Alain Juppé", qui rêvait, lui aussi, de l'Hôtel de Ville parisien.

"Une divine surprise" à la Défense des droits

Jacques Toubon ne le sait pas encore, mais cet échec marque la fin de sa carrière politique nationale. "C’était une époque où les partis politiques étaient disciplinés", ironise Jean-Pierre Lecoq. Son parti lui offre néanmoins un joli lot de consolation en lui permettant d'être élu européen (de 2004 à 2009). Parallèlement, il est nommé à la tête de la Cité de l'immigration en 2007 et y sera reconduit sans anicroche jusqu'en 2014, date à laquelle François Hollande lui propose d'occuper le poste de Défenseur des droits.

À gauche, cette nomination déclenche une tornade de protestations et des dizaines de milliers de personnes, dont Cécile Duflot, signent une pétition pour s'y opposer. Cinq ans plus tard, les initiateurs du texte reconnaissent leur erreur. Porte-parole d'EELV, Julien Bayou, se proclame "heureux de s'être trompé" tandis que Mehdi Ouraoui, porte-parole de Génération.s, admet "une divine surprise, surtout qu'absolument rien dans son parcours antérieur ne laissait présumer ce virage total".

Il s'est bien racheté d'avoir voté contre l'abolition de la peine de mort et la dépénalisation de l'homosexualité. Ça laisse même de l'espoir pour Laurent Wauquiez !

Mehdi Ouraoui (porte-parole de Génération.s)

à franceinfo

Il faut dire que l’ancien ministre de la Justice de Jacques Chirac n'a cessé de méduser ses détracteurs d'hier, notamment en haussant le ton pour défendre le droits des migrants, dans ses rapports thématiques ou annuels comme dans ses interventions publiques. "Il n'y a pas de caricature à proclamer les droits fondamentaux. Si les droits fondamentaux sont caricaturaux, à ce moment-là, il y a un problème !", lance-t-il à des députés de La République en marche, le 11 avril 2018, lors d'une session de la commission des lois précédant la présentation du projet de loi Asile et immigration.

Et c'est lui encore qui réclame en janvier, à nouveau, la suspension de l'usage des lanceurs de balles de défense (LBD) utilisés par les forces de l'ordre après en avoir déjà dénoncé l'an passé "l'extrême dangerosité".

"Il a 77 ans, un âge où l’on ne s’embête plus avec des contingences"

Peut-on changer à ce point-là ? “Il a longtemps gâché son intelligence en étant un moine soldat du RPR, il a bien le droit de devenir indépendant pour la première fois de sa vie", persifle Alain Madelin, avant de nuancer. "Le poste de Défenseur des droits, c’est comme le Conseil constitutionnel : c’est la fonction qui vous façonne, mais il y a aussi une véritable adéquation."

C’est le vrai Toubon qu'on voit aujourd'hui".

Alain Madelin

à franceinfo

"Vu d’avion, il fait le grand écart sans être adepte du french cancan, mais il est passionné par ce qu’il fait, et c'est un grand travailleur", surenchérit Jean-Pierre Lecoq, qui a toujours soupçonné, néanmoins, un côté "droitdelhommiste" chez l'ancien député parisien. "Sur l'immigration, décortique-t-il, il prend les gens à témoin de l’hypocrisie et de la non-cohérence de l’État de droit. En France, on est très fort pour voter des lois, beaucoup moins pour les appliquer."

Vieille amie de Jacques Toubon, qu'elle connaît depuis des décennies, l'ancienne députée et ministre Roselyne Bachelot, se montre, elle, beaucoup plus tranchante :

Le procès qui lui a été fait à sa nomination comme Défenseur des droits est misérable ! Jacques Toubon a toujours été identique à lui-même, profondément humain.

Roselyne Bachelot, ancienne ministre et députée

à franceinfo

Et de louer les qualités de toujours de l'ancien ministre de la Culture [de 1993 à 1995, sous la cohabitation Balladur–Mitterrand], "sa culture phénoménale, qui va de l’opéra baroque à l’art contemporain", son ouverture et son indépendance. Est-ce à cette "indépendance" que l'on a voulu causer du tort, avec la polémique née des 30 000 euros que toucherait le Défenseur des droits, en cumulant diverses retraites et son salaire ? L'ancienne ministre de la Santé Roselyne Bachelot botte en touche : "Je ne peux pas vous dire s’il y a des malfaisants, je crois qu'il a été mêlé à une mise en cause plus générale des salaires de la fonction publique". De toute façon, souligne-t-elle, "le Défenseur des droits est totalement indépendant, son mandat [qui court jusqu'en 2020] n'est pas révocable et ne peut être renouvelé". Qu'importent les pressions "Il a 77 ans, c’est un âge où l’on ne s’embête plus avec des contingences."

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