Reportage "Il y avait de la fierté à bosser pour cette boîte" : les "Michelin" rassemblés à Clermont-Ferrand "pour les copains de Cholet et de Vannes"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme)
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Les salariés de Michelin manifestent devant le siège de l'entreprise à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), le 13 novembre 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Une semaine après l'annonce de la fermeture des sites du Maine-et-Loire et du Morbihan, environ 500 salariés du groupe de pneumatiques se sont rassemblés devant la maison mère pour demander des comptes à leur direction.

Il lui aura donc fallu patienter dix-huit ans, traverser la France et rouler pendant sept heures pour enfin le voir en vrai. Bibendum, symbole de Michelin, l'entreprise pour qui elle a "tout donné", trône fièrement quatre ou cinq mètres au-dessus d'elle. Katia Martin donne un coup de coude à sa collègue : "Regarde, il nous dit bonjour de la main !" Cette dernière a une tout autre version : "Ah non, il nous montre la porte de sortie. Profite, première fois et dernière fois qu'on voit ce bâtiment. On est virées..." Il est 14 heures, ce mercredi 13 novembre, et l'esplanade devant le siège du célèbre fabricant de pneus à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) se remplit.

Combien sont-ils ? Quatre cents, peut-être cinq cents. Les ouvriers du coin accueillent des salariés venus de plus loin. Ceux du site de Vannes ont fait plus de 640 kilomètres ; ceux du site de Cholet, 500. Après l'annonce brutale de la fermeture prochaine de ces deux usines, c'est toute la famille "Michelin" qui exige des comptes de sa direction. La date n'a pas été choisie au hasard : derrière les grandes façades vitrées de la maison mère se tient au même moment une réunion extraordinaire du Comité social et économique central (CSEC). En jeu, le sort des 1 250 personnes qui s'apprêtent à se retrouver sur le carreau.

Un drapeau breton est brandi pendant une manifestation des salariés de Michelin devant le siège de l'entreprise à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), le 13 novembre 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Quelques projectiles volent dans les airs. Un morceau de bois, un fumigène, une cannette de bière, une conserve en aluminium, un mégot de cigarette... Quelques insultes aussi. Pierre-Louis Dubourdeau, le directeur industriel du groupe, a les oreilles qui sifflent, traité de "salopard" et de "voyou". Un employé, perché sur un banc en béton, tonne : "Sors de ton bureau avec tes copains cravatés et viens nous parler ! Bibendum, tu es avec nous ou pas ?" Personne ne sortira. Jamais personne n'entrera non plus. Il est 14h20 et les forces de l'ordre viennent même de se positionner à l'intérieur du hall feutré.

"J'étais Michelin"

Dans le cortège des "Michelin", "il y a de l'amertume et de la tristesse parce qu'il y avait de la fierté de bosser pour cette boîte". Parfois depuis plusieurs décennies. Gilles, la cinquantaine, porte la casquette bleue que l'entreprise lui a offerte lors de son embauche en 2002. "J'ai les boules, les boules, les boules", répète-t-il en boucle, en tirant sur sa cigarette. La sono crache un nouveau slogan : "Cinquante années exploités, cinq minutes pour nous virer." Katia n'a plus envie d'y croire. Sur sa pancarte, tout est dit. Elle l'a écrite au passé : "J'étais Michelin". Sur son carton, sa voisine de gauche a, elle, tenté l'humour et ce jeu de mots : "Toi aussi, t'es à plat ?" Mais personne n'a vraiment envie de rire.

Dans le car parti de Vannes, déjà, à l'aller, "ce n'était pas toujours facile de penser à autre chose", confie Hélène. L'ouvrière pour quelques semaines encore a même trouvé le trajet "interminable". Sur l'autoroute, "beaucoup disaient qu'ils ne savaient pas ce qu'ils allaient devenir. Pour l'instant, moi, je n'y pense pas, je vis le présent, mais je sais que j'aurai un coup dur après."

Gwenn Le Luherne, salarié de l'usine Michelin de Vannes (Morbihan), manifeste devant le siège de l'entreprise à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), le 13 novembre 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Gwenn Le Luherne, 24 ans d'ancienneté sur le site de Vannes, accuse aussi le coup. "A l'usine, chacun a son histoire, et c'est parfois très compliqué. Je pense à mes collègues Pauline et Franck, 25 et 26 ans, qui viennent d'avoir un enfant. A Stéphanie et Cyril, un autre couple, qui va se retrouver au chômage. Deux salaires envolés, hop..."

Le répondeur de Ludovic Robert, lui, est saturé de messages. "Quand j'allume mon portable le matin, j'ai des textos de salariés, confie le délégué CFDT de Michelin Cholet. Ils me demandent : 'Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? A partir de quand on va négocier ?' A chaque fois, ma réponse, c'est : 'Je ne sais pas.'" Richard Grangien, son collègue du CSE, lève les yeux, dépité. "Il y a des gars qui sont très en colère, d'autres qui sont très déprimés. L'autre jour, un collègue devant le feu de palettes a lâché une bombe. Il m'a parlé de suicide. Il a des enfants, une famille. J'ai peur de la connerie ultime." L'autre jour, les chefs de Katia Martin lui ont dit texto : "Tu devrais peut-être aller chez le psy."

"Après, ce sera qui ?"

Micro dans la main, Serge Allègre, le secrétaire général de la CGT des industries chimiques, promet de ne laisser personne tomber. "On va multiplier les actions. Car là, ce sont les copains de Cholet et de Vannes qui sont jetés comme des Kleenex à la rue. Mais après, ce sera qui ? Cette entreprise dans laquelle nous travaillons n'a travaillé que pour les parasites que sont les actionnaires."

Echarpe tricolore sur le dos, Mathilde Panot passe dans les rangs saluer les ouvriers. La cheffe de file des députés LFI rappelle que son groupe a demandé une commission d'enquête sur les aides publiques données aux entreprises. "On assiste là à un scandale, martèle la parlementaire. Michelin a engrangé des dizaines de millions d'euros d'argent public qu'il a utilisés pour détruire les emplois et gaver les actionnaires. Et en plus, maintenant, on a un nouveau Premier ministre qui se demande où est passé l'argent public, alors que c'est très évident." Tandis que le rassemblement commence à se disperser et que la nuit tombe, un salarié, l'air abattu, passe : "On doit encore y croire, à votre avis, Madame la députée ?"

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