"On est en danger !" : à Marseille, l'inquiétude des habitants de logements délabrés après le drame de la rue d'Aubagne
Une semaine après la mort de huit habitants dans l'effondrement d'immeubles dans le quartier de Noailles, franceinfo a visité une dizaine d'appartements gangrenés par l'humidité ou la vétusté. Reportage.
Un vieil immeuble étroit, dans le nord de Marseille. Sur la façade beige lézardée de fissures, l'humidité s'est déposée en taches noires où le lichen grandit. Le long de l'escalier qui dessert les deux étages du bâtiment, des murs à la peinture rose et rouge défraîchie s'effritent. Ici, l'eau s'est infiltrée partout. L'humidité remplit même les poumons de François, ex-Nordiste de 48 ans, qui s'est installé au rez-de-chaussée de cet immeuble voilà quelques mois, fatigué de "squatter chez un ami". L'homme ouvre la porte de son appartement, une enfilade de pièces minuscules aux murs ponctués de moisissures, avant de filer en s'excusant – "J'ai rendez-vous à l'hôpital". Contacté par franceinfo, son propriétaire assure qu'il "n'a pas été alerté" par les résidents de la situation de l'immeuble. Interrogé sur les fissures présentes sur sa façade, à la vue de tous, il promet qu'il "fait tout ce qu'il y a à faire". Avant de raccrocher.
Des histoires comme celle de François, il y en a des milliers à Marseille, où la problématique de l'habitat indigne déborde largement le quartier de Noailles, dans lequel deux immeubles se sont effondrés, rue d'Aubagne, le 5 novembre, causant la mort de huit personnes. Dès mai 2015, le rapport Nicol (PDF), commandé par la ministre du Logement Sylvia Pinel, soulignait que 13% des résidences principales de la cité phocéenne étaient "potentiellement indignes" et présentaient "un risque pour la santé ou la sécurité de quelque 100 000 habitants". Les zones les plus concernées ? "Le centre ancien et les quartiers Nord", selon ce rapport.
"L'habitat indigne recouvre à la fois le logement insalubre, qui est dangereux pour la santé, et le péril, qui met en danger la sécurité des habitants", précise à franceinfo Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole du Droit au logement (DAL). Les dizaines d'habitations visitées par franceinfo présentent en effet des risques variés, de problèmes d'humidité à un possible effondrement.
Des murs qui s'écroulent, de l'eau qui s'infiltre
Parmi les plus "chanceux", il y a Josette*, 55 ans, installée dans un logement social du quartier d'Air Bel, dans l'est de la ville. Cette mère de famille n'en peut plus des moisissures qui encadrent ses fenêtres, même après rénovation. Ici, l'air humide brûle les poumons du visiteur, mais l'immeuble ne menace pas de s'écrouler. Interrogé par franceinfo, Unicil, l'un des bailleurs sociaux présents dans le quartier de Josette, reconnaît que des "malfaçons peuvent arriver". Mais ce dernier assure que "les problèmes sont pris en compte" en fonction de leur urgence : "On n'a pas de patrimoine qui s'effondre."
Je veux juste un logement où je puisse dormir sans m'étouffer, sans avoir les yeux qui gonflent, le nez qui coule et la gorge enrouée.
Josette, habitante du quartier Air Belà franceinfo
Le constat est plus impressionnant chez Andrée, rue du Bruys, à 600 m de la rue d'Aubagne. Dans cet immeuble, où les experts de la mairie ont déjà demandé des travaux, le mur du hall d'entrée s'écroule par blocs entiers sur un escalier peu vaillant et des fissures découpent les murs des appartements. Depuis l'effondrement des immeubles en centre-ville, seuls Andrée et son mari Alain habitent encore le bâtiment : effrayées, les deux autres familles ont quitté les lieux. Une précaution inutile, selon le syndic Immo Vesta, en charge de l'immeuble, pour qui "si aucun arrêté de péril n'a été pris, c'est qu'il n'y a pas de danger immédiat".
Chez Nadia*, quelques rues plus loin, la situation est encore plus inquiétante : les portes ne ferment plus, le sol est incliné, l'humidité gonfle les murs... "Pour 600 euros par mois, c'est du vol", se désole cette mère de famille, qui dit avoir "peur pour [ses] enfants". Dans la cour, jonchée de déchets jetés par des locataires indélicats, des étais ont été installés pour consolider la structure de l'immeuble, avant que les travaux de réhabilitation ne soient interrompus, faute d'être votés par les copropriétaires.
Les propriétaires refusent de faire des travaux
Ces derniers "ne peuvent pas financièrement faire face aux obligations d'entretien ou de rénovation, parfois de sécurité urgente", soulignent les syndics interrogés par franceinfo pour expliquer l'état délabré de ces immeubles. "Ce sont des petits propriétaires, des gens modestes à qui on a vendu l'idée qu'investir dans l'immobilier serait bon pour leur retraite et qui dépendent des loyers pour assurer l'entretien de leur immeuble", confirme à franceinfo Fathi Bouaroua, coprésident de la communauté Emmaüs Pointe-Rouge à Marseille. Ce mercredi 14 novembre, ce membre du "Collectif du 5 novembre", constitué en soutien aux victimes, sort tout juste de la mairie où il a été reçu avec d'autres associations pour évoquer la politique de la ville en matière d'habitat indigne.
Quelque "70%" des 40 000 logements "potentiellement indignes" se situent dans des copropriétés dégradées, selon le rapport Nicol. Mais les responsables de l'habitat indigne sont aussi "les marchands de sommeil, qui profitent des pauvres qui ne sont pas pris en charge par le logement social", poursuit Fathi Bouaroua. "Peu de ces locataires se plaignent car ce sont les plus pauvres, les plus vulnérables." S'ils se plaignent, ils craignent de se retrouver à la rue.
Il est dix fois plus rentable d'investir en tant que marchand de sommeil, plutôt que de louer un appartement aux normes.
Fathi Bouarouaà franceinfo
Une "stratégie du pourrissement" de la ville ?
Face à la dégradation du parc immobilier marseillais, qu'ont fait les pouvoirs publics ? Calé dans un fauteuil sous un poster de l'Abbé Pierre, Fathi Bouaroua raconte que la mairie a longtemps abandonné les quartiers populaires dans une "stratégie du pourrissement", espérant "raser puis reconstruire" pour des classes plus aisées. Avant de finalement s'emparer du problème. Depuis 2002, trois protocoles d'accord pour la mise en œuvre d'un plan d'éradication de l'habitat indigne ont été signés entre l'Etat et la municipalité. Le 63 de la rue d'Aubagne, qui s'est effondré, avait ainsi été frappé par un arrêté de péril de la mairie, qui avait prévu de le réhabiliter.
Mais le travail de la ville est remis en cause par l'Agence régionale de santé de Provence-Alpes-Côte d'Azur, dans une note confidentielle de septembre, consultée par Le Monde. Dans ce document antérieur aux effondrements, l'ARS estime que le personnel communal est mal formé et évalue mal les situations d'insalubrité. Elle pointe aussi un défaut de mise en œuvre des procédures.
Pourtant, la ville n'est pas la seule responsable, à en croire les associatifs. L'Agence régionale de santé elle-même, un établissement qui dépend de l'Etat, n'a pris que 61 arrêtés d'insalubrité sur l'ensemble de la cité phocéenne en 2016. "C'est l'Etat qui est le premier responsable", estime Fathi Bouaroua, avant de filer à la "marche de la colère" des habitants du quartier de Noailles. "Si le service d'hygiène de la ville n'est pas compétent, c'était à lui de reprendre la compétence qu'il lui avait déléguée."
Obligée de cacher la misère
Depuis ce qu'elle nomme pudiquement "le drame de la rue d'Aubagne", la mairie s'est remobilisée sur la question de l'habitat indigne. En dix jours, quelque 834 personnes ont été évacuées. Du côté des propriétaires, la "panique" se fait sentir : "On en a beaucoup qui nous appellent pour nous dire 'ne nous mettez pas de PV, on va faire les travaux !'" confie un agent du service d'hygiène de la mairie à franceinfo.
L'homme est venu effectuer un contrôle après le signalement de Karine*, une voisine de Nadia. Comme 250 Marseillais depuis le 5 novembre, cette mère de deux enfants, enceinte du troisième, a alerté la mairie sur l'état inquiétant de son immeuble. Cela fait onze ans que cette employée de la CAF vit dans un 4-pièces fissuré, dont elle blanchit les murs à l'eau de Javel "toutes les deux semaines" et les repeint "tous les ans et demi". "Pour que mes enfants ne se rendent pas compte de l'état de l'appartement", souffle-t-elle. Mais désormais, fini la bricole : les effondrements l'ont "réveillée".
Si je n'en ai pas parlé avant, c'est aussi par fierté : on a honte de vivre ici. Mais maintenant, il faut qu'on se bouge, on est en danger !
Karine, une habitante du centre-villeà franceinfo
Après avoir pris connaissance de l'état de l'immeuble de Karine et Nadia, l'agent de la mairie a décidé, mercredi 14 novembre, de mettre en demeure les propriétaires et le syndic en exigeant que les travaux de réhabilitation, précédemment entamés, reprennent. "La situation est pire que ce que je craignais", conclut-il à la fin de sa visite, déjà alerté par les photos envoyées à la mairie par Karine. Un soulagement pour les deux femmes, qui n'ont quasiment "pas dormi" de la semaine, assure Nadia. Et de justifier : "Si on dort, on a peur de ne pas se réveiller."
* Les prénoms ont été modifiés.
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