Précarité énergétique : "Je vis dans une pièce où il fait 10 °C, avec une couverture sur le dos"
La Fondation Abbé-Pierre, qui publie mardi 31 janvier son 22e rapport annuel sur le mal-logement, souligne que des millions de Français n'arrivent plus à se chauffer.
Constat rituel, et toujours accablant. Mardi 31 janvier, la Fondation Abbé-Pierre publie son 22e rapport sur le mal-logement. Si elle évalue à 4 millions le nombre de personnes mal-logées proprement dites, elle révèle aussi que 5,6 millions de ménages, soit 11 millions de personnes, sont en situation de précarité énergétique, et qu'un nombre croissant de Français a du mal à se chauffer.
Rien d'étonnant puisque le coût de l'énergie domestique (électricité, gaz ou autres combustibles) a bondi de 70% depuis l'an 2000, selon les calculs de l'association. Et, trop souvent, l'isolation thermique est encore déficiente. La loi de transition énergétique de 2015 prévoit que 500 000 logements par an devront être rénovés d'ici 2025, dont la moitié au moins occupée par des ménages modestes. La Fondation Abbé-Pierre, elle, réclame un plan plus ambitieux : la rénovation de 7,4 millions de "passoires thermiques" en dix ans, pour un coût annuel de 4,7 milliards d'euros. La société, affirme-t-elle, y gagnerait aussi bien en termes d'emploi (126 000 emplois à temps plein) qu'en économies sur les maladies engendrées par le froid.
Comment vit-on avec l'électricité coupée ou ultra-rationnée, lorsqu'on n'arrive plus à payer ses factures ? Témoignages.
"Si on allumait l'électricité, ça risquait de prendre feu"
Au téléphone, Marjorie a la voix fraîche et le rire clair. Mais cette jeune femme de 28 ans sort de trois ans de galère, sans chauffage ni eau chaude. Pourtant, il y a cinq ans, cette petite maison charmante d'un village de l'Yonne les avait conquis, elle et son compagnon. Ils ignoraient encore que la chaudière en bout de course allait consommer en dix jours le gaz prévu pour plusieurs mois, et que l'installation d'électricité était défectueuse : "Il n'y avait pas de prise de terre, on ne pouvait pas brancher le chauffage. Quand on allumait l'électricité dans la chambre de ma fille, ça risquait de prendre feu !"
Ils se retrouvent rapidement avec une facture de gaz de 1 200 euros, qu'ils sont dans l'incapacité de régler. "Mon mari était au chômage et moi mère au foyer, avec un bébé de six mois." Avec moins de 1 000 euros pour vivre et 550 euros de loyer à régler, ils peinent rapidement à payer les 200 euros d'électricité mensuels.
"On nous a coupé l'électricité plusieurs fois, pendant une semaine ou deux, parce qu'on ne pouvait pas payer les factures. On faisait des échéanciers, ils remettaient l'électricité", se souvient Marjorie. Le quotidien devient infernal, surtout en hiver :
Il fallait faire bouillir de l'eau dans un seau pour nous laver. On allait se coucher en manteau.
Marjorieà France info
Seule la petite fille, "pas plus traumatisée plus que ça", résiste vaillamment, en pull, pantalon et polaire. Les parents tentent de faire bonne figure, pour ne pas montrer à l'enfant à quel point ils ont envie de "lâcher l'affaire". "Mon compagnon, raconte Marjorie, voulait qu'on se sépare, que je reparte chez mes parents avec notre fille, mais je n'ai pas voulu. On a pris l'habitude d'avoir deux pulls, de s'adapter."
"A partir du 10 du mois, il me reste 20 euros pour vivre"
S'adapter, ou plutôt vivre au jour le jour, Albert (le prénom a été changé), 51 ans, s'y est accoutumé, depuis des années. Mais qui le sait ? Salarié d'un bureau d'études, dans le secteur du bâtiment, il gagne 1 500 euros net par mois et loge dans une petite maison tout en hauteur, dans une ville moyenne de la Somme. Il vivrait correctement s'il ne devait éponger, depuis 2009, les dettes de l'entreprise artisanale de chauffage-électricité qu'il avait créée en 2006. Un tiers de son salaire lui est saisi chaque mois. "Même avec les primes, ça ne me laisse que 1 100 euros par mois. Il faut ôter 500 de loyer, 100 de pension alimentaire [pour son troisième et dernier enfant, une fille de 18 ans], 50 pour un contentieux dans une banque, 100 euros chez un huissier mandaté par un organisme extérieur. Et j'ai aussi un autre huissier qui s'énerve pour un crédit revolving que j'ai dû contracter, comme tout le monde. Ça fait 100 euros de plus…"
Il compte et fait le bilan. "A partir du 10 du mois, il me reste 15 ou 20 euros pour vivre." Parmi ses créanciers, il a fait le tri. EDF, qui ne saisit pas sur salaire, passe au second plan, quitte à en payer les conséquences :
La première fois, je suis resté une semaine dans le noir. Chauffage, eau chaude, je n'avais plus rien. Il ne me restait qu'une plaque avec du gaz pour me faire à manger.
Albertà franceinfo
Il poursuit : "Tout ce qu'il y a dans le congélo et dans le frigo, vous le perdez. Il faut aller acheter du frais tous les jours. Vous ne pouvez pas acheter une plaquette de beurre, sinon c'est perdu. Du coup, vous achetez tout en petites quantités et ça coûte plus cher." A quand remonte la dernière coupure ? A début janvier, alors que son fils, un militaire de 20 ans, était de passage. "Il a réglé le problème, en négociant un échéancier", commente Albert.
En effet, EDF n'a pas le droit de couper l'électricité aux mauvais payeurs du 1er novembre au 31 mars. Interrogé par franceinfo, l'opérateur insiste d'ailleurs sur sa volonté de négocier avec eux un calendrier échelonné de paiements. Mais n'exclut pas totalement que des coupures puissent intervenir dans certains cas, si l'usager semble en mesure de payer et ne se manifeste pas après plusieurs relances.
Comme Marjorie, Albert a pris l'habitude de négocier un échéancier pour éviter toute coupure ou baisse de courant. Parce qu'"au bout de quatre mois, si vous ne faites pas soit un échéancier soit un paiement, ils coupent". Et il limite le chauffage au salon.
"Il fait 10 °C dans la salle à manger"
Faute de moyens, Denis, 65 ans, a également vu son habitat se réduire à une unique pièce. Ancien plombier chauffagiste à son compte, handicapé par une blessure à la cuisse et des accidents cardiaques, il vit avec une pension de 700 euros dans un lotissement, dans une ville proche de Compiègne, dans l'Oise. Son électricité n'est pas coupée, mais il l'économise au maximum, faute de pouvoir la payer. Il a renoncé à tout chauffage. Et dans sa maison de près de 200 m2 sur deux étages, il avoue ne plus circuler que dans son salon, qui lui sert de chambre, cuisine et salle de bains. Il a condamné l'accès à l'étage avec des bâches en plastique. Faible rempart contre les courants d'air.
Au téléphone, il raconte : "Actuellement, il fait 10 °C dans la salle à manger, j'ai une couverture sur le dos." Seule dérogation qu'il s'octroie, l'unique lumière provenant de la télévision, "allumée 24 heures sur 24". Elle éclaire à peu près la pièce, dont les volets sont fermés pour éviter que le froid n'entre. Et il lit son programme télé avec une lampe de poche.
"Impossible d'avoir un nouveau-né dans cette maison"
Comment ces "précaires énergétiques" envisagent-ils l'avenir ? Albert avoue ne plus regarder chiffres et factures qui s'accumulent : "A la fin, ça vous passe au dessus de la tête. Vous connaissez la pyramide de Maslow [qui hiérarchise les besoins humains] ? Là, je me contente du premier degré : satisfaire les besoins physiologiques essentiels (faim, soif, sommeil...)." Un rien plus optimiste, Denis attend avec impatience la chaudière au gaz et l'isolation de ses deux portes-fenêtres, qu'il devrait obtenir grâce à l'aide de l'association Réseau Eco Habitat.
Et Marjorie ? Happy end. Elle a "cessé de payer le loyer" dans cette maison dont le propriétaire refusait de mettre l'électricité aux normes. Enceinte de son deuxième enfant, elle n'en dormait plus de la nuit, stressée "parce que c'était impossible d'avoir un nouveau-né dans cette maison. Comment le prendre avec nous dans une chambre où il faisait 8 degrés l'hiver ?" Le couple a été servi par la chance. Son compagnon a retrouvé du travail en CDI, comme réparateur de téléphonie mobile, et la famille, un nouveau havre : "Le propriétaire a eu pitié quand je me suis présentée enceinte, avec mon gros ventre." Cette maison, conclut-elle, "pour nous, c'est le paradis !"
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