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Enquête Avisa Partners : dans les coulisses de la sulfureuse agence d’influence soupçonnée de désinformation

Longtemps considérée comme un modèle de réussite, l’agence d’influence française Avisa Partners voit le ciel s’assombrir. Alors qu’elle est soupçonnée de désinformation et bannie de Wikipédia, certains services de l’État prennent aussi leurs distances avec elle.
Radio France
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Enquête sur les méthodes de l’agence d’influence française Avisa Partners soupçonnée de manipuler l’information. (TEERA KONAKAN / GETTY)

L’agence d’influence Avisa Partners pensait fêter son succès tranquillement. Au début de l’été, elle vient de remporter un contrat auprès de la Commission européenne, portant notamment sur l’écriture de notes dans le cadre de la lutte contre la désinformation. Mais la célébration sera de courte durée. Une fois l’information rendue publique, la Fédération européenne des journalistes (FEJ), se fend d’une lettre ouverte, dénonçant les agissements et la professionnalisation des "mercenaires de l’influence en ligne" en Europe, dont ferait partie Avisa.

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Contacté par la cellule investigation de Radio France, le secrétaire général de la FEJ Ricardo Gutiérrez explique qu’il n’est "pas opportun de favoriser les entreprises contribuant à l’affaiblissement des contre-pouvoirs que sont les journalistes". Contactée également, la Commission européenne nous assure que les procédures légales ont été respectées, mais elle ajoute que "les éléments reprochés à l’entreprise française sont en cours de clarification".

De quels faits s’agit-il ? Que reproche-t-on à cette société qui apparaissait il y a peu encore comme une success story "made in France", la preuve que dans le domaine de l’influence, notre pays savait jouer dans la cour des grands ? Installée dans un immeuble flambant neuf de l’avenue Hoche dans le très chic 8e arrondissement de Paris, Avisa Partners pouvait se prévaloir de prestigieux clients et partenaires comme l’État français, dont la Gendarmerie nationale, la plupart des entreprises du CAC 40 et de nombreux chefs d’État étrangers.

Un témoignage accablant

Tout bascule il y a un peu plus d’un an lorsqu’une ancienne plume d’Avisa Partners raconte les coulisses de son travail dans un long témoignage publié par le journal Fakir. Julien (nom d’emprunt) explique avoir travaillé pendant six ans comme rédacteur au service de l’agence avant de claquer la porte. Dans l’intervalle, il aurait écrit près de 600 articles commandés par des clients d’Avisa. Retrouvé par la cellule investigation de Radio France, il a accepté de nous raconter en quoi consistait son travail.

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En 2015, alors jeune trentenaire, Julien veut se lancer dans le journalisme. Il propose ses services de rédacteur sur Internet : "J’ai reçu un message d’une personne qui me demandait si j’étais intéressé par l’écriture d’articles journalistiques sur l’environnement, l’économie ou l’international. Il m’a dit que je devais écrire des articles comme un vrai journaliste, indépendant de tout financement ou de tout parti-pris". Il accepte, mais sa première commande est étrange. On lui demande d’écrire sur la Thaïlande, pays lointain dont il ne sait rien, et les consignes qu’il reçoit par mail sont très orientées : "Il fallait dénoncer les agissements de la junte militaire"

Capture d’écran de l’un des profils ayant publié des articles écrits par Julien. (AUCUN)

Pas d’interview, pas d’appel, pas de rencontre... On est loin des standards du journalisme. Julien est encore plus perplexe lorsqu’il découvre son article une fois publié. "Il se trouve sur un site dont je n’ai jamais entendu parler, contrepoints.org [le texte a été dépublié depuis, NDLR] et à ma grande surprise, il est signé par un certain Hugo Revon, auquel est associé une photo et une petite biographie, disant qu’il est amoureux de l’Asie et qu’il vit à Bangkok". Problème : nous n’avons trouvé aucune trace de cet auteur, dont la photo a été empruntée à une personne qui existe bel et bien, mais porte un tout autre nom qu’Hugo Revon.

De faux articles abrités par de vrais médias

La même méthode sera utilisée pour d’autres articles que Julien écrit. Le jeune rédacteur découvre que ses textes sont disséminés sur de très nombreux sites y compris de médias ayant pignon sur rue : "Il y avait le Club de Mediapart, le Huffington Post, Les Echos..." Certes, les contenus sont publiés dans les espaces de libre expression ouverts à tous les internautes, mais en jouant sur une ambiguïté, ils bénéficient tout de même de l’image de marque de ces médias : "Ça donnait de la crédibilité, même si on pouvait écrire tout ce qu’on voulait", relève Julien.

Le jeune rédacteur comprend bientôt que les textes qu’il écrit semblent servir des opérations d’influence commandées par des clients. En creusant, il finit par découvrir la véritable identité de celui dont il reçoit les consignes par email. Cette personne travaille pour Avisa Partners, entreprise dont il avait déjà lu les agissements dans une série d’articles parus dans le Journal du Net entre 2013 et 2015. La société, qui s’appelait auparavant iStrat, y était décrite comme ayant les mêmes pratiques que celles découvertes par Julien. Mais à l’époque, ces révélations n’avaient eu que peu d’impact. 

La cellule investigation de Radio France a pu identifier un autre rédacteur, qui lui n’avait jamais témoigné jusqu’ici. Il a été embauché directement dans son école de journalisme parisienne (qui ne fait pas partie de celles reconnues par la profession) où l’un des enseignants travaillait aussi pour Avisa Partners. C’est lui qui commandait les articles à Julien. "Ce professeur m’a recruté pour écrire des piges, mais sans me dire quelle était la vraie nature des publications", nous a-t-il expliqué. "Je recevais des instructions par email pour écrire des articles dont le but était de valoriser une entreprise, mais en donnant une impression de neutralité. J’ai travaillé un peu plus de six mois pour eux", explique ce jeune rédacteur qui confie avoir eu le sentiment d’être manipulé. Il travaillait pour un site contrôlé par Avisa Partners et sur lequel l’entreprise publiait elle-même des articles.

Deux entrepreneurs ambitieux

Avant ces révélations, Avisa Partners semblait pourtant promise à un grand succès. Elle bénéficiait de l’image d’une société aux ambitions européennes, voire mondiales. Invité de France 24 l’an dernier, l’un de ses fondateurs affichait sa sérénité : "On est presque 300. On travaille pour les trois quarts du CAC 40 français, pour la Gendarmerie nationale, pour le commandement cyber, pour la Caisse des dépôts et consignations, mais aussi pour des hôpitaux", expliquait Matthieu Creux, 36 ans. L’homme est notamment passé par le cabinet de Valérie Pécresse, dont il a assuré la communication lorsqu’elle était ministre de la Recherche sous le mandat de Nicolas Sarkozy. Il est également le fils d’un ancien général qui fut à la tête de la Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD) au début des années 2010 (un service de renseignement dépendant de l’armée) ; avant d’investir dans l’entreprise de son fils en 2018.

Capture d’écran du passage de Matthieu Creux sur la chaîne France 24, le 14 juin 2022. (YOUTUBE)

L’autre fondateur de l’agence est Arnaud Dassier, 54 ans, fils de Jean-Claude Dassier, ancien haut cadre de TF1 et qui fut aussi président de l’Olympique de Marseille. Arnaud Dassier a investi dans internet dès les années 2000 lorsque le secteur était balbutiant. Il se fait vite remarquer, notamment lorsqu’il participe à un envoi massif d’emails sur la messagerie de dirigeants syndicaux. Le leader de Force Ouvrière Marc Blondel reçoit alors plus de 200 000 courriels. Arnaud Dassier, militant dans un courant très à droite de l’UMP, entendait riposter aux syndicats qui s’opposaient aux réformes du gouvernement. "Il y a eu un référé et il a été condamné", explique le journaliste de Reflets Antoine Champagne, qui a enquêté sur le passé des fondateurs d’Avisa. "Il avait déjà une vision très particulière de la façon dont on peut utiliser internet". Par la suite, Arnaud Dassier animera la campagne numérique de Nicolas Sarkozy avant l’élection présidentielle de 2007. Il fait acheter les mots-clefs "racaille" ou "voiture brûlée" chez Google pour rediriger les internautes qui cherchent ces termes vers les sites du candidat. En 2023, il prendra position pour Éric Zemmour.

Capture d’écran de la présentation du second fondateur d’Avisa Partners, Arnaud Dassier. (SITE INTERNET AVISA PARTNERS)

Mais qui sont les clients d’Avisa Partners ? Il y a ceux annoncés par l’entreprise et ceux que l’on devine en examinant les commandes reçues. Julien cite un exemple qui l’a marqué : "En 2016, on m’a demandé à plusieurs reprises de discréditer le CIRC [Centre international de recherche sur le cancer], qui dépend de l’OMS [l’Organisation mondiale de la santé]". Le CIRC venait alors de classer un herbicide, le glyphosate, comme cancérigène probable. Julien est chargé de contre-attaquer. "Il fallait relativiser sa dangerosité en écrivant que le café ou le saucisson avaient été classés dans la même catégorie". Contacté par la cellule investigation, le CIRC a confirmé avoir fait l’objet d’une campagne de dénigrement à cette période, de nombreux articles reprenant les arguments de l’industrie du glyphosate.

Autre exemple : le compteur Linky déployé par Enedis (filiale d’EDF). Il a valu d’innombrables commandes à Julien. "Il fallait démontrer que le compteur n’émettait pas d’ondes nocives, qu’il n’y aurait pas de surcoût pour le consommateur, qu’il n’y avait pas de surveillance organisée, etc". Contactée, Enedis a assuré qu’elle condamnait les méthodes de publication qu’on lui décrivait dans cette enquête sans répondre cependant clairement à la question du commanditaire.

Une clientèle huppée

Julien a également travaillé en faveur de chefs d’État, notamment au Gabon. "J’ai écrit des tribunes qui ont été signées par Maixent Accrombessi, le directeur de cabinet du président Ali Bongo, raconte-t-il. J'ai aussi écrit pour vanter la politique d’Idriss Deby, président du Tchad à l'époque, présenté comme un défenseur de la démocratie et de la liberté au Sahel face aux groupes terroristes. J’ai aussi écrit pour la République du Congo, la Somalie, le Maroc, beaucoup de pays d'Afrique centrale, du Maghreb… C'étaient des dizaines de commandes chaque année"

Matthieu Creux a eu l’occasion de répondre à ces révélations le 23 mars 2023 devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, lorsque les députés l’entendent sur le rôle d’Avisa auprès d’un autre de ses clients : Uber. Le dirigeant justifie alors ses pratiques, réfutant le terme de "faux article", lui préférant celui de ghost-writing [un nègre, en français], comparant la situation à celle d’un ministre ou d’un parlementaire faisant écrire ses discours par d’autres. Quant aux faux profils signant les pseudo articles, Matthieu Creux a revendiqué la pratique du pseudonymat "qui n’est pas interdit sur internet". En réponse aux questions de la cellule investigation, Avisa Partners a également défendu des "pratiques courantes, transparentes et légitimes", affirmant par ailleurs qu’aucune fausse information n’avait été relayée dans ces contenus.

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Le journaliste d’investigation bulgare Atanas Tchobanov a été victime de ce genre de pratiques. Réfugié en France, car il est menacé dans son pays, il a été visé par un faux article, en 2016, qui dénigrait le sérieux de ses enquêtes : "Le texte a été publié sur le Club de Mediapart, puis a été cité comme source légitime dans un journal bulgare me mettant en cause. C’est une méthode permettant d’abattre la réputation publique d’un journaliste critique envers le pouvoir en Bulgarie". Le texte avait toutes les caractéristiques des faux articles publiés par Avisa sur l’espace de libre-expression de Mediapart. Il a d’ailleurs été retiré par les équipes du journal pour cette raison. Mais Avisa nie en être le commanditaire.

Capture d’écran du Blog de Médiapart suite au retrait de nombreux billets écrits par des lobbyistes d’agences de communication. (SITE DE MEDIAPART)

En 2022, Atanas Tchobanov a tout de même porté plainte contre l’entreprise d’influence, mais pour avoir effectué une recherche de données personnelles (dont son ancien numéro de téléphone) pour les transmettre à un client. Reporters sans Frontières s’est joint à la plainte qui a été classée sans suite par le parquet. Le journaliste s’est toutefois constitué partie civile et la procédure est toujours en cours. Interrogée, Avisa répond avoir rédigé une simple note d’analyse pour un client français voulant investir en Bulgarie. Elle précise que les informations transmises étaient accessibles en ligne à n’importe qui.

Dans un autre dossier, le co-fondateur d’Avisa, Matthieu Creux, a été reconnu coupable de complicité de diffamation envers un homme d’affaires franco-palestinien, Habib Patrick Shehadeh, par le tribunal judiciaire de Paris le 4 octobre 2022. L’homme était un client d’Avisa qui lui réclamait un arriéré de 271 500 euros. Matthieu Creux lui a alors envoyé plusieurs SMS, le menaçant de publier des articles compromettants à son encontre, ce qu’il a finalement fait. Les textes insinuaient que M. Shehadeh était un escroc et un voleur recherché dans plusieurs pays et qu’il aurait été un agent au service d’Israël, en dépit de sa nationalité palestinienne. "Tous ces éléments étaient purement imaginaires et ont été jugés comme tels", indique l’avocat de l’homme d’affaires, Me Jean-Yves Dupeux. Après avoir annoncé qu’il ferait appel, Matthieu Creux s’est finalement désisté. Il précise avoir porté plainte contre l’homme d’affaires.

Manipulations sur Wikipédia

Le 8 août 2022, Avisa Partners a également été bannie de Wikipédia dans sa version francophone. Tous ceux qui représentent la société ne peuvent plus contribuer à l’encyclopédie collaborative. La décision a été prise lors d’un vote des administrateurs. Ils reprochaient à la société d’influence de multiples interventions cachées. Jules, l’un de ces administrateurs, cite l’exemple de la page consacrée à Avisa sur l’encyclopédie. "Plusieurs comptes que l’on soupçonne d'appartenir à l'entreprise sont intervenus en même temps pour éviter que l'article ne soit créé. Article qui ne présentait pas la société de manière positive". Un avertissement aux lecteurs figure d’ailleurs toujours en tête de cette page : "Cet article peut avoir été modifié (...) en échange d'une rémunération ou d’avantages non déclarés".

Capture d’écran de la page Wikipédia d’Avisa Partners où figure un avertissement aux lecteurs. (SITE DE WIKIPEDIA)

Jules dénonce également les procédés utilisés : "L'utilisation de fausses sources de presse pour justifier des modifications sur l’encyclopédie... Des tribunes ou faux sites web d'information". Avec Mediapart, Jules a identifié plusieurs comptes soupçonnés d'appartenir à Avisa Partners : Melv75, qui est aussi intervenu sur la page du patron de LVMH, Bernard Arnault. Le compte Rapatoast qui avait également modifié la fiche du patron de La Poste, Philippe Heim. La Poste a ensuite reconnu avoir fait appel aux services d’Avisa. Enfin, le journal Reflets a démontré qu’un autre compte Tocrahc Wiki avait été ouvert avec une adresse email utilisant le même numéro de téléphone que celui de Matthieu Creux...

Jules, qui travaille depuis plusieurs années à débusquer les interventions de ce type d’agences confie : "Avisa Partners est celle qui nous a demandé de consacrer le plus de temps. Des dizaines, voire de centaines d'heures de travail, pour arriver à mettre au jour une partie de son activité". De son côté, Avisa nie être intervenue de façon dissimulée sur Wikipédia.

L’État prend ses distances

Toutes ces révélations ont eu d’autres conséquences pour Avisa : l’État a décidé de boycotter l’entreprise lors du Forum international de la cybersécurité (FIC) qui a eu lieu à Lille en avril dernier. Une première pour ce salon pourtant coorganisé par Avisa et la Gendarmerie nationale. Le ministère des Armées a rendu son stand, comme ceux de l’Intérieur et l’Anssi. L’Agence nationale chargée de lutter contre les cybermenaces, en revanche, y a envoyé son directeur général Vincent Strubel.

Le stand de l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information) au 10e forum international de la cybersécurité en 2018. (PHILIPPE HUGUEN / AFP)

Des conseillers ministériels ont alors évoqué un risque réputationnel pour l’État sans préciser lequel. Les révélations de la presse ont sans doute joué. Mais la défiance remonterait à 2020, lorsqu’un rapport de la DGSE (la direction générale de sécurité extérieure) - très négatif à l’encontre d’Avisa - a été rédigé par le service de renseignement extérieur. Ce document, dont l’existence nous a été confirmé par un représentant de l’État, explique qu’Avisa aurait eu comme client des chefs d’État opposés aux intérêts français, notamment en Afrique. 

Cette défiance n’a cependant pas empêché Avisa de décrocher un contrat auprès de la Commission européenne (évoqué au début de cet article), visant notamment à lutter contre... la désinformation. Dans le même temps, la société a lancé une opération restructuration et séduction. Sur la façade du siège parisien, le nom a changé. Il a été remplacé par "Forward", ce qui signifie "En avant" en anglais. L’entreprise dit par ailleurs avoir cédé ses activités d’influence controversées à la seule marque Avisa désormais dirigée exclusivement par Arnaud Dassier. La société a enfin contacté la FEJ et décidé d'abandonner toutes les poursuites judiciaires qu’elle avait entamées à l’encontre des médias ayant enquêté sur elle, évoquant un geste d’apaisement à l’égard de la presse, sans pour autant reconnaître l’exactitude des faits publiés.


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