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Petites blagues, données publiques et bus privés… Dans le moteur de Citymapper, l'appli qui a cartonné pendant la grève

Article rédigé par Vincent Matalon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
L'application de navigation Citymapper lors d'une journée de grève dans les transports franciliens, le 5 décembre 2019 à Paris. (AMAURY CORNU / HANS LUCAS / AFP)

L'application, qui combine les données en temps réel des transports en commun publics à la disponibilité des solutions de déplacement privées en accès libre, a été parmi les plus téléchargées pendant la grève.

Le mouvement de grève contre la réforme des retraites qui a paralysé les transports en commun franciliens n'est pas tout à fait terminé. La preuve ? Après plusieurs jours de retour à la normale, Citymapper a repris, vendredi 24 janvier, la publication de son bulletin quotidien humoristique des perturbations sur les rails et les routes d'Ile-de-France. Cette décision rouvre – au moins temporairement – un chapitre paradoxal pour l'application, qui permet d'étudier en un clin d'œil les différentes options pour se rendre d'un point A à un point B : au moment où prendre le RER, le bus ou le métro pour se rendre au travail était plus compliqué que jamais, sa popularité a grimpé en flèche.

Née au royaume des bus à impériale

Le créateur de Citymapper s'appelle Azmat Yusuf. Elevé au Pakistan et au Koweït, cet entrepreneur discret a étudié aux Etats-Unis et à l'Institut européen d'administration des affaires de Fontainebleau (Seine-et-Marne), avant de poser ses valises à Londres (Royaume-Uni), où il a rejoint Google en 2009.

C'est à son arrivée dans la ville aux autobus à impériale et au métro tentaculaire que l'idée de créer une application pour se repérer simplement dans les transports en commun lui est venue, expliquait-il début 2019, lors d'une de ses rares prises de paroles publiques. Il y relevait également qu'une telle application n'aurait sans doute jamais vu le jour dans la Silicon Valley, berceau des start-up à succès, où la voiture individuelle reste reine.

Formellement lancée en 2011 sous le nom de BusMapper, Citymapper a ensuite rapidement pris de l'ampleur. L'entreprise a levé 10 millions de dollars (environ 9 millions d'euros) en 2014, puis 40 millions de dollars (36 millions d'euros) en 2016. Elle emploie autour de 70 personnes, "dont une belle petite équipe de frenchies, qui partage son temps entre Londres et Paris", explique à franceinfo Grégoire Novel, chef de produit pour l'application.

Du métro aux trajets "multimodaux"

Neuf ans après sa naissance, Citymapper couvre désormais 41 des principales mégapoles du monde, de Tokyo à Sao Paulo, en passant par Hong Kong, Moscou, Berlin ou Monaco. En France, seuls les Franciliens et les Lyonnais peuvent pour l'heure l'utiliser. Citymapper refuse de communiquer le nombre de ses utilisateurs, mais les autorités monégasques se félicitaient en septembre que l'application "adoptée par plus de 20 millions d'utilisateurs dans le monde" soit désormais disponible dans la principauté.

Ses fonctionnalités se sont aussi multipliées. "Au départ, nous étions une application uniquement consacrée aux transports en commun", récapitule Raphaël Coin, responsable du bon fonctionnement de Citymapper à Paris et Lyon. "Les mobilités dans nos grandes villes ont beaucoup évolué depuis 2011, avec le développement des VTC, puis des trottinettes électriques et des scooters en libre-service". L'application rassemble désormais l'ensemble des solutions de transports publiques et privées dans son interface. Elle peut ainsi proposer à ses utilisateurs des trajets dits "multimodaux", qui combinent par exemple un itinéraire de RER avec une dernière étape en trottinette en libre-service.

"Nous essayons aussi d'intégrer à l'application des fonctionnalités utiles pour tous ces services", précise Grégoire Novel. Par exemple, l'endroit où se placer sur le quai du métro pour optimiser sa correspondance ou le niveau de charge des batteries des appareils électriques en libre-service.

Frictions avec la RATP

Pour afficher tous ces détails, Citymapper sollicite les données des différents opérateurs de transports. Ce qui ne se fait pas toujours sans friction : en 2016, la RATP a tenté d'empêcher l'application d'utiliser les horaires de passage en temps réel des transports franciliens. L'entreprise londonienne avait alors lancé une pétition de protestation en ligne, signée par plus de 18 000 personnes. C'est finalement sous la pression de la loi Macron, qui oblige les entreprises publiques à se convertir à l'ouverture des données, que la régie a cédé, en janvier 2017.

L'épisode a laissé quelques traces. Contactée par franceinfo, la RATP assure que ses relations avec la start-up sont "saines", mais souligne que "dimensionner ses serveurs pour répondre aux sollicitations de Citymapper a un coût", et regrette que "personne ne [la] rémunère pour [ses] données". Ile-de-France Mobilités, l'autorité qui confie l'exploitation du réseau des transports en commun franciliens aux transporteurs (RATP, SNCF, Keolis…), joue plutôt l'apaisement. "C'est un petit monde, dans lequel les différents acteurs discutent régulièrement", explique l'ex-Syndicat des transports d'Ile-de-France (Stif) à franceinfo. "On cherche aujourd'hui à avoir un vrai échange en tant que partenaires, et à bénéficier de la valeur qu'ils peuvent ajouter à nos données", ajoute l'autorité.

Catapultée par les grèves

Ce panachage entre l'état du trafic en temps réel dans les transports en commun et l'affichage en un clin d'œil des alternatives a permis à Citymapper de tirer son épingle du jeu, pendant les grèves de décembre et de janvier. "Le mouvement a eu un fort impact sur les téléchargements de l'application", se félicite Grégoire Novel. "Du top 5 des applications de la catégorie navigation/transports, nous sommes entrés dans le top 3 sur iPhone et sur Android, derrière Waze et Google Maps." L'appli a en outre été applaudie sur les réseaux sociaux pour avoir proposé chaque jour un bulletin de circulation détournant les succès de la chanson française, de Julien Clerc à Alizée. "Je le sais, sa façon d'être bondée, parfois vous déplait, demain elle sera en service perturbé, mais elle est, ma ligne 13 à moi", fredonnait ainsi, sur l'air de Ma préférence, le bulletin de ce 24 janvier.

"Tout ça s'est fait de manière assez spontanée, il n'y a pas de 'comité blagues' dans l'équipe", sourit Raphaël Coin. "Nous passions beaucoup de temps au bureau durant la grève, et ces plaisanteries sont le fruit de 'craquages' qui arrivent le soir, quand on avait tous le cerveau un peu fatigué. Cela a bien été reçu, et on a continué", ajoute-t-il. Les équipes de Citymapper s'enorgueillissent surtout d'avoir été félicitées par "Plus de Train", l'association d'usagers des RER et Transilien. "C'est la qualité de nos données qui nous a permis de traverser la grève sans encombres", souligne Raphaël Coin.

Si notre appli ne fonctionnait pas, on pouvait tout de suite laisser tomber les blagues.

Raphaël Coin, de Citymapper

à franceinfo

Comment Citymapper, application gratuite et sans publicité, est-elle financée ? Interrogés à ce sujet, les employés français de l'entreprise assurent que la start-up "est très attentive à la vie privée de ses utilisateurs", dont les données, anonymisées, ne sont pas revendues. Selon eux, une partie des revenus de la société provient de partenariats noués avec certains opérateurs de transports, qui paient pour que leurs trottinettes, vélos et scooters soient visibles dans l'appli.

Bus privés et cartes d'abonnements

La start-up a déjà recouru à des moyens de financement plus ambitieux, dont certains ont échoué. Citymapper a annoncé à la surprise générale (en anglais), en mai 2017, le lancement de sa propre ligne de bus dans le centre de Londres. "Nous avions créé un outil interne, baptisé SimCity, qui nous permettait de tracer une ligne de bus virtuelle, puis de simuler son existence", se souvient un ancien employé de Citymapper. Il s'agissait de "déterminer si celle-ci apparaîtrait souvent dans les résultats de recherche de nos utilisateurs et leur rendrait un vrai service".

Simulation d'une ligne de bus créée avec l'outil SimCity. (CITYMAPPER)

Equipé de prises USB pour que les passagers puissent recharger leur téléphone et d'un écran qui permettait au chauffeur de modifier son itinéraire en fonction des conditions de circulation, ce bus présenté par Citymapper comme "adapté à l'ère des villes intelligentes" a fait long feu. Après avoir réduit plusieurs fois la taille des véhicules pour échapper aux contraintes réglementaires sur les transports collectifs, l'entreprise londonienne a fermé ce service en juin 2019.

Pour gagner de l'argent, Citymapper se lance désormais dans l'émission de titres de transport. A Londres, l'entreprise a créé Pass, "équivalent de la carte Navigo en Ile-de-France, résume Grégoire Novel, avec des fonctionnalités supplémentaires, comme la possibilité de le suspendre pendant une semaine". Pour un peu moins de 40 euros par semaine, l'utilisateur reçoit un "super Pass" aux couleurs de Citymapper, qui lui permet de voyager de manière illimitée dans les transports en commun londoniens. Un "super duper Pass" ("pass super génial", dans la langue de Molière et de Chantal Goya), plus cher, permet d'obtenir en plus un accès aux vélos en libre-service et un crédit hebdomadaire (d'environ 11 euros) à utiliser dans des services de VTC.

L'entreprise du discret Azmat Yusuf, qui assure que cette carte est rentable, aimerait la faire voyager d'un pays à l'autre. "En région parisienne, le système utilisé [Navigo] est malheureusement propriétaire, et ne nous permet pas de créer nos propres titres de transports", assure Raphaël Coin, qui reste "à l'écoute d'éventuelles opportunités". Il fait bien. Chez Ile-de-France Mobilités, qui crée les forfaits et tickets en région parisienne, on confie que l'ouverture de l'édition de titres de transports est à l'étude.

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