: Reportage En Moselle, une inexorable montée des eaux souterraines depuis l'arrêt des mines de charbon
Avec la fin du pompage des galeries et la déprise industrielle, les nappes phréatiques se reconstituent dans l'ancien bassin houiller lorrain. De nombreuses habitations devront leur salut à de futures opérations de pompage ciblé.
"On a eu des canards, des poules d'eau... Une dame m'a demandé comment j'avais réussi à avoir des grenouilles. C'était un vrai zoo." Pendant près de quatre ans, entre 2014 et 2018, le jardin d'Eric M. a été recouvert par 80 centimètres d'eau, quelle que soit la météo. Un vrai mystère au cœur de Creutzwald (Moselle). "Les pompiers sont venus deux fois pour pomper, mais l'eau revenait en quelques heures", poursuit sa femme Amélie, assistante maternelle alors en peine pour exercer son activité à domicile. La rivière toute proche, la Bisten, n'était pas en cause, pas plus qu'un hypothétique microclimat diluvien : l'eau montait littéralement du sol. "Evidemment, l'humidité arrivait dans la maison."
Aussi surprenante soit-elle, cette inondation est la conséquence du passé minier lorrain. Depuis que l'extraction du charbon a cessé, il y a vingt ans, les nappes phréatiques remontent dans tout l'ancien bassin houiller. Le couple ont dû leur salut à l'installation d'une pompe dans le voisinage, qui devra tourner à tout jamais, jour et nuit. "En quelques jours, c'était fini." Bilan ? "Une douzaine d'arbres fruitiers fichus, un hangar de 50 mètres carrés pourri, des mois de stress" et des travaux titanesques de déblayage. "Des roseaux avaient même poussé, avec leurs racines de 40 ou 50 centimètres..." Le couple doit désormais arroser ses légumes.
Chaque année, les deux "forages de rabattement" de Creutzwald pompent plus d'un million de mètres cubes dans les nappes phréatiques, en attendant un troisième en 2022. Sans eux, certains secteurs habités se transformeraient en étangs. Ces efforts débutent à peine. La remontée des eaux devrait concerner des zones toujours plus vastes et "le phénomène est inéluctable", précise un document de la préfecture de Moselle. Il va falloir pomper et pomper encore pour sauver des quartiers menacés.
Jusqu'à 17 000 logements menacés
Encore faut-il apprendre à les identifier. Dissimulé sous une plaque discrète, une sonde a été installée à plusieurs mètres de profondeur dans le jardin du couple, afin de contrôler le niveau de la nappe phréatique. Une centaine de ces "piézomètres" ont déjà été semés sur le territoire. Ce maillage de surveillance doit être renforcé les prochains mois, avec une quarantaine de capteurs ajoutés dans la partie ouest de l'ancien bassin houiller et une dizaine à l'est – au total, 139 piézomètres supplémentaires sont prévus d'ici 2035.
Il faut prendre un peu de profondeur pour comprendre le lien entre le charbon et l'humidité en surface. Les nappes phréatiques se trouvent dans une couche de grès, dite du Trias inférieur (GTI), qui plonge jusqu'à 200 mètres environ. Les galeries minières, elles, ont été creusées bien plus bas, juqu'à 1 200 mètres, dans une couche dite "carbonifère". Ces deux couches étaient séparées par une autre jusqu'ici étanche, le Permien, qui a été fracturée et endommagée lors de l'extraction du charbon. A travers ces ouvertures, l'eau des nappes s'écoulait en très grande quantité dans les galeries minières, et il fallait pomper abondamment pour poursuivre l'activité.
"Il y avait de l'eau partout quand on creusait les galeries", confirme Patrick Niggemann. Employé des mines de 1971 à 1998, il conserve précieusement la médaille qu'on lui a remise à la fin de sa carrière, derrière une vitrine. Autour d'un café, l'ancien salarié est intarissable sur le travail du charbon. "On pompait les étangs souterrains et ça remontait à la surface, dans des bassins de décantation." Chaque année, mine de rien, 90 millions de mètres cubes étaient prélevés grâce à des puits dédiés – près de trois fois la production d'eau potable d'une ville comme Strasbourg. Ce pompage dans les galeries, l'exhaure, a fait baisser mécaniquement le niveau des nappes phréatiques, car elles se reconstituaient moins rapidement.
Tout a basculé quand l'exploitant Charbonnages de France (CdF) a fermé les 58 puits mosellans, le dernier en 2004 à La Houve. "On aurait jamais dû arrêter de pomper cette eau des galeries minières, mais ça a un coût", souffle Patrick Niggemann. Avec la fin des exhaures, les galeries se sont retrouvées noyées. Les nappes phréatiques fuient moins dans ces veines saturées et la bassine se reconstitue peu à peu. Ce phénomène est encore renforcé par les fermetures industrielles alentour. En effet, des entreprises gourmandes en eau, comme le chimiste Arkema (anciennement Atochem), puisaient auparavant de grandes quantités dans la couche de grès du Trias inférieur.
"Il y a moins d'infiltrations vers les réservoirs miniers et moins de prélèvements d'eau en surface, donc les nappes phréatiques se reconstituent."
Vincent Quéré, responsable de la division travaux au Département prévention et sécurité minièreà franceinfo
Lentement mais sûrement, le bassin houiller retourne à sa situation initiale, quand des marais et des étangs maillaient sa surface. Une opportunité pour reconstituer les zones humides d'antan ? "Ce serait une bonne chose si l'urbanisme n'avait pas évolué depuis le 19e siècle", réagit Xavier Iochum, avocat de plusieurs villes et communautés d'agglomérations. En 2018, une modélisation du groupement d'intérêt public Geoderis suscite un vif émoi, en dévoilant une carte des territoires où la nappe remontera de 3 mètres à 50 centimètres sous la surface. "Mon cabinet a calculé que 17 000 logements se retrouvent menacés à plus ou moins long terme."
Des pompages profonds dans les galeries
Il faut donc agir. "Cette remontée de nappe s'est produite plus rapidement que prévu", souligne Vincent Quéré, responsable de la division travaux et géotechnique au Département prévention et sécurité minière (DPSM) du Bureau de recherches géologiques et minières. "Il y a quinze ans, à l'arrêt des mines, les modélisations réalisées par Charbonnages de France étaient complexes à réaliser, en raison notamment de la difficile estimation des prélèvements d'eau attendus." A l'époque, l'Etat avait lui-même demandé à CdF "de prendre ses dispositions pour que la nappe phréatique reste à plus de trois mètres sous le bâti." Mais rien n'avait été lancé.
Devenu ayant droit de la compagnie après sa liquidation, l'Etat n'a d'abord rien fait pour remplir cet objectif. "Jusque-là, il estimait qu'il s'agissait d'un phénomène inéluctable et naturel, et ne prévoyait donc pas d'accompagnement", relate Xavier Iochum. Il a fallu une action en justice lancée par les communes, et la nomination d'un expert, pour faire bouger les choses. En mars 2021, la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili a écrit au préfet pour insuffler une nouvelle stratégie. Début octobre, ce dernier s'est engagé à stabiliser la nappe phréatique à moins trois mètres sous le bâti construit jusqu'en 2020 et soumis aux aléas miniers.
En parallèle, il a aussi "fallu jouer sur l'amplitude de la remontée des nappes, en pompant dans le réservoir minier", explique Sonia Heitz, responsable de la division eau et environnement au DPSM. Dans les anciennes galeries, en effet, l'eau se charge fortement en minéraux, notamment en fer et en manganèse. "L'eau doit être maintenue à un certain niveau dans ces galeries, afin d'empêcher toute remontée vers les nappes" et une éventuelle contamination de ces dernières, ajoute son collègue Vincent Quéré.
Les stations de pompage et de traitement de Creutzwald (2009) et Forbach (2012) ont donc pour rôle de limiter la montée des eaux des galeries minières, mais aussi de les déminéraliser avant de les rejeter dans les cours d'eau. A la station Vouters de Freyming-Merlebach (2015), la dernière mise en service, il suffit de passer la main dans l'arrivée d'eau pour ressentir la chaleur des profondeurs. Celle-ci est oxygénée en cascade, afin d'isoler l'oxyde de fer dans deux bassins qui prennent une teinte rouge, puis le manganèse est collecté dans deux lagunes plantées de roseaux.
"L'eau du sol ou la rivière aura notre peau"
Pour ne rien arranger, certains quartiers se sont affaissés car les sous-sols sont criblés d'anciennes galeries non remblayées. A Rosbruck, dans le vallon de Weihergraben, un quartier s'est enfoncé progressivement de quinze mètres dans la partie est du bassin. La situation est aujourd'hui ubuesque, avec des maisons situées plusieurs mètres sous le niveau de la rivière voisine, la Rosselle. Leur survie dépend d'une digue, faute de quoi elles seraient recouvertes par un lac. Une station de relevage est d'ailleurs chargée de remonter les eaux usées et pluviales vers le cours d'eau.
Sous les pieds des habitants de Rosbruck se trouve l'ancien champ de Cocheren, une zone d'extraction minière. Ils pointent du doigt des galeries laissées vides, au nom de la rentabilité. "Auparavant, on prenait le charbon et ensuite, on remplissait les galeries avec du sable et de l'eau, détaille Patrick Niggemann. Parfois on remblayait au schiste mais c'était plus compliqué." Tout a changé en 1985, alors que CdF traversait des difficultés économiques. Les galeries n'étaient plus comblées, ce qui a accentué le phénomène d'affaissement.
"Un jour, le directeur général des mines a dit aux syndicats que si on devait continuer à remblayer, on allait fermer. On a donc arrêté parce que ça coûtait trop cher, et on a foudroyé [condamné les galeries] sans remblayage."
Patrick Niggemann, ancien employé des minesà franceinfo
"Les affaissements se produisent pendant l'exploitation minière et peuvent se prolonger deux à quatre ans après l'arrêt", explique Vincent Quéré, qui juge l'ensemble stabilisé. Quelque 80 maisons ont déjà dû être détruites sur la commune et beaucoup portent des fissures. "Le dénivelé de notre maison est de 2,8%", déplorent Joëlle et Gaston Pirih, présidente et secrétaire de l'antenne locale de l'association Consommation logement cadre de vie (CLCV). "Mais à l'époque, Charbonnages de France finançait les travaux de mise d'aplomb uniquement à partir de 3%", glisse le couple, engagé dans un bras de fer judiciaire pour être indemnisé par l'Etat.
Une telle opération est estimée autour de 400 000 euros. Mais le couple Pirih souhaite simplement partir : "Pourquoi ne pas détruire tout le lotissement et offrir une maison aux habitants dans une zone sécurisée ?" Les résidents, en effet, vivent dans une angoisse permanente : au-delà des futures remontées de nappes, la zone est classée rouge pour le risque d'inondations. "L'eau du sous-sol ou la rivière aura notre peau", résume Hervé Scharff. Ce mécano à la retraite vit tout au bout de la rue de la Vallée, "sur le bouchon de la baignoire". Il y a deux ans, il a suffi que la station de relevage tombe brièvement en panne pour que sa cave soit inondée de 70 centimètres.
Traumatisé par l'expérience, cet habitant de Rosbruck a investi dans une pompe, installée au garage, et ne dort plus que d'un œil quand la pluie vient frapper aux fenêtres. "Le feu, on peut l'éteindre, mais l'eau on ne peut pas l'arrêter. Cette maison est condamnée", conclut-il avec fatalisme, en montrant les fissures qui lézardent son mur. "J'aurais aimé la laisser aux enfants, ils auront que dalle." Le retraité souhaite désormais être indemnisé pour aller s'installer ailleurs, et que le quartier soit rasé. "Ma prochaine maison, si j'ai la chance d'en avoir une, elle sera en haut d'une montagne."
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