ENQUETE FRANCETV. Pourquoi des ponts pourtant jugés dangereux par des experts sont toujours ouverts à la circulation en France
L'émotion avait largement dépassé les frontières italiennes. Le 14 août 2018, le pont autoroutier de Gênes s'effondrait, causant la mort de 43 personnes. Dans la foulée, les sénateurs français s'étaient emparés du dossier sensible des ponts et avaient publié, en 2019, un rapport au titre choc : "Sécurité des ponts : éviter un drame". Selon ce travail parlementaire, le point noir de la sécurisation des ouvrages se situe dans les petites communes. Les rédacteurs du rapport estimaient alors que 18 à 20% de leurs ponts étaient en mauvais état et susceptibles de poser des problèmes de sécurité pour les usagers. En 2020, l'Etat a lancé, en réponse, le Programme national ponts (PNP), dans le but de diagnostiquer, puis réparer, les ouvrages les plus dégradés.
Le Cerema, l'organisme public chargé de superviser ce programme, a présenté le bilan de son expertise, jeudi 21 novembre, en marge du Salon des maires. Dans le document publié (PDF), qui répertorie et évalue 63 180 ouvrages d'art (ponts et murs de soutènement) gérés par des communes de moins de 10 000 habitants, le constat dressé est pour le moins alarmant : un quart des 40 711 ponts audités nécessitent "des travaux de réparation à brève échéance", parce qu'ils "présentent des désordres structuraux significatifs ou majeurs", et 5% de tous les ouvrages d'art examinés, soit près de 3 000, présentent "des problèmes de sécurité immédiats à cause de désordres graves sur la structure".
Des préconisations non obligatoires
Ces chiffres ne permettent pas de savoir quels sont précisément les ouvrages concernés en France. Mais "Complément d'enquête"* s'est procuré des informations confidentielles du Programme national ponts, dont une partie de sa base de données. Ces informations concernent un peu plus de 10 000 ponts visités par les bureaux d'études mandatés par le Cerema.
On y découvre les recommandations rédigées par les experts pour chacun d'entre eux, de la simple signalisation pour prévenir d'un danger jusqu'à la fermeture complète du pont en passant par la limitation de tonnage des véhicules autorisés. Il s'agit de préconisations non obligatoires, mais ces recommandations, en particulier celles concernant les fermetures de ponts en cas de danger pour les usagers, sont-elles suivies ?
Pour le savoir, "Complément d'enquête" a exploré la base de données obtenue en ne retenant que les ponts de plus de 7 mètres, les ouvrages communaux étant souvent de taille modeste. Une liste de 24 ponts, répartis un peu partout en France, a ainsi été établie. Sur ces 24 ouvrages, sept étaient toujours ouverts au début de notre enquête, mi-octobre, alors qu'ils auraient dû être fermés à la circulation, selon les recommandations des experts. Depuis, au moins deux communes ont pris des arrêtés de fermeture.
"Je comprends qu'ils ne veuillent pas prendre de risques mais il y a aussi notre quotidien"
Il y a d'abord le cas du pont de Vinchy situé dans une commune du Nord, Les Rues-des-Vignes. Long de 42 mètres, c'est le plus grand de la liste. Pour les experts, il présente un risque de rupture en raison des nombreuses zones de corrosion et des perforations qu'il comporte. Sur place, pourtant, le trafic est incessant. L'équipe de "Complément d'enquête" a ainsi pu relever dans la commune pas moins de 23 passages de véhicules en à peine une heure, tracteur agricole très lourd inclus... Une limitation du tonnage des véhicules admis à la circulation sur le pont a pourtant été instaurée, "sauf desserte locale". Et pour Marc Langlais, le maire de la commune, même si le pont est dans un état extrêmement dégradé, hors de question de prendre un arrêté de fermeture : la commune serait, selon lui, coupée en deux. "Il y a un restaurant de l'autre côté et quelques maisons un peu plus loin encore. Il y a donc une communication permanente avec le centre du village", plaide-t-il.
Interrogé par "Complément d'enquête", le ministre des Transports, François Durovray, estime que le maire ne mesure pas forcément le danger encouru par certains des usagers : "C'est normal que l'Etat aille revoir le maire en lui disant 'Là il faut agir'. Et si on n'a pas la capacité d'agir, on ferme. On assume devant les habitants qu'il faut faire un détour mais que c'est pour leur sécurité."
D'autres maires des Hauts-de-France redoutent de se mettre à dos une partie de leur population en prenant une mesure contraignante pour les habitants. C'est le cas à Etrœungt, où le pont des Cardets est simplement interdit aux véhicules de plus de deux tonnes, mais aussi à Milly-sur-Thérain. Dans cette commune de l'Oise, Christophe de l'Hamaide, le maire, n'a pas fermé le pont de Moimont. Mais il en a fermé un autre sur la commune, qu'il juge bien plus préoccupant : "Si j'écoute le Cerema, il faudrait que je ferme la moitié des ponts de Milly. Je comprends qu'ils ne veuillent pas prendre de risques mais il y a aussi notre quotidien, on est là à la campagne, on doit pouvoir circuler."
La majorité des communes avancent aussi l'argument financier pour expliquer qu'elles ne suivent pas les recommandations des experts. Pour rénover un pont, il faut monter un dossier de financement et solliciter notamment une subvention du PNP. A Saint-Venant, dans le Pas-de-Calais, le maire, André Flajolet, préfère ne pas fermer à la circulation le pont du chemin du moulin le temps de monter son plan de financement. Il insiste sur les difficultés financières des petites communes.
"Tant qu'on n'a pas une catastrophe avec des morts..."
En 2019, les sénateurs avaient jugé indispensable que l'Etat aide massivement les communes. Ils estimaient les besoins à 1,3 milliard d'euros sur dix ans. Mais cinq ans plus tard, seulement 105 millions d'euros ont été mobilisés dans le cadre du PNP. Selon le ministre des Transports, tous les crédits alloués à la réparation des ponts n'ont pas été utilisés. Quoi qu'il en soit, pour Hervé Maurey, coauteur du rapport sénatorial, on est loin, très loin du plan Marshall qu'il avait appelé de ses vœux avec ses collègues. "On fait le constat que le compte n'y est pas. Et quand on regarde, on a réussi à avoir petit à petit des crédits lors du plan de relance post-Covid, à avoir parfois des crédits non utilisés en fin d'année. On a obtenu, si vous permettez l'expression, des queues de cerise. Tant qu'on n'a pas un drame, tant qu'on n'a pas une catastrophe avec des morts, tant que ça ne fait pas la une des journaux télévisés, il ne se passe rien. Et je crains que, malheureusement, il faille attendre d'avoir ce type de drame pour qu'un jour on nous annonce qu'on met sur la table X milliards pour les ponts. Mais ça sera trop tard", tonne le sénateur.
Dans cette enquête, certaines réponses des communes ont de quoi surprendre… Dans le Lot-et-Garonne, c'est à la suite de notre coup de fil avec la communauté de communes qu'un arrêté de fermeture a été pris par la mairie de La Sauvetat-sur-Lède. "Ce pont sur le ruisseau La Mascarde était passé sous les radars, on ne sait pas pourquoi", admet Jérôme Roso, le directeur des services techniques. A Castelnau d'Auzan Labarrère, le maire nous a assuré, quant à lui, qu'il venait tout juste de recevoir la notification du Cerema. Un arrêté interdisant la circulation sur le pont de Béziey vient d'être pris. En Mayenne, la commune de Cossé-le-Vivien affirme par la voix de son avocat ne pas pouvoir prendre d'arrêté d'interdiction d'usage pour le pont franchissant l'Oudon. D'après le juriste, il risquerait d'être annulé à la suite d'un recours des riverains qui s'opposeraient aux restrictions de circulation.
* "Ponts et routes : le grand délabrement" est le nouveau numéro de "Complément d'enquête", diffusé jeudi 28 novembre à 23 heures sur France 2, ainsi que sur france.tv et franceinfo.fr.
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