: Enquête franceinfo Comment les renseignements s'adaptent depuis trois mois au mouvement inédit des "gilets jaunes"
Policiers et gendarmes des services de renseignement ont dû s'adapter en urgence à l'émergence de cette vague de contestation sociale protéiforme et à des leaders d'un nouveau genre.
Ils sont sur les ronds-points, dans les manifestations, assistent à des réunions organisées dans le cadre du grand débat national et aux discussions sur les réseaux sociaux. "Ils", ce ne sont pas "les gilets jaunes" mais ceux qui les observent et les écoutent, les agents des services de renseignement. Depuis trois mois, les policiers du renseignement territorial (RT), ceux de la préfecture de police de Paris mais aussi les gendarmes des brigades sont en première ligne pour recueillir des informations sur ce mouvement social inédit, tant par sa forme que par sa durée.
"Il a fallu en urgence établir la réalité d’un phénomène qui s'est construit du jour au lendemain, sur les réseaux, rapidement et en nombre", résume Guillaume Ryckewaert, secrétaire national du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure. Deux jours seulement avant la première journée de mobilisation, le 17 novembre, le service central du renseignement territorial (SCRT) publie une note de synthèse dans laquelle il décrit un "mouvement d’humeur", "assez désorganisé", avec des initiateurs inconnus des services mais un risque de récupération par les extrêmes.
"Une forme de violence totalement décomplexée"
Pour les renseignements, la difficulté réside précisément dans cette association spontanée entre des manifestants lambda, ni syndiqués ni affiliés à un parti politique, et des profils déjà identifiés pour leur extrémisme. "A Toulouse, Bordeaux, Nantes ou Caen par exemple", la présence des seconds a "généré une forme de violence totalement décomplexée et débridée chez des individus qui n’étaient connus ni pour leur appartenance à l’ultragauche, ni à l’ultradroite", analyse Nicolas Lerner, le patron de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), dans Le Parisien.
"Les groupes d’ultradroite et d’ultragauche sont structurés et suivis. On peut anticiper, comme la participation de 1 200 blacks blocs à la manifestation du 1er-Mai. On savait plus ou moins le nombre qu’ils seraient et quelles cibles seraient visées par les casseurs", reprend Guillaume Ryckewaert. Dans le cas des manifestations de "gilets jaunes", qui ne sont, pour la plupart, pas déclarées en préfecture, les services naviguent davantage à vue. "A l'évidence, c'est un défi", confirme un haut gradé des renseignements au sein de la gendarmerie.
Tout le mouvement prend une dimension aléatoire, dans ses revendications, ses modes et ses lieux d’action.
Un haut gradé des renseignements au sein de la gendarmerieà franceinfo
A la Sous-direction de l'anticipation opérationnelle (SDAO), le service central de renseignement de la gendarmerie, une structure a été montée spécialement pour suivre les "gilets jaunes". "Ce mouvement, assez rural et périurbain au départ, part beaucoup des terrains de la gendarmerie", observe ce haut gradé. Les brigadiers en uniforme, présents sur les ronds-points notamment, sont les premiers échelons du renseignement. Ils recueillent des informations sur le terrain puis remplissent une fiche. En fonction de son importance, celle-ci est traitée par des analystes au niveau départemental puis régional. Les éléments sont ensuite centralisés au niveau de la SDAO.
Un rôle de médiation sur le terrain
Côté police, le recueil d'informations s'effectue localement par des agents en civil, qui s'annoncent comme tels. "On se présente pour qu'il n'y ait pas d’ambiguïté", explique le responsable du renseignement territorial d'une ville moyenne du nord de la France. Si l'abréviation "RT" n'est pas très parlante, celle de "RG" rencontre plus d'écho (les renseignements généraux ont été supprimés en 2008 et leurs missions reprises en 2014 par les RT). "On leur explique que le but n'est pas de les dénoncer mais de faire le lien avec les forces de l’ordre en face, qui sont là pour faire respecter l'ordre public", explique ce responsable.
Parfois ils nous parlent, parfois non. On y va une fois, une deuxième fois... Puis les gens vous connaissent. Vous faites ensuite partie du paysage.
Un responsable local des RTà franceinfo
C'est ce qui s'appelle du renseignement "en milieu ouvert", fondé sur le dialogue. Pas question d'infiltration dans le suivi local des "gilets jaunes". Qu'ils soient sur les ronds-points ou dans les manifestations, les agents du renseignement sont connus et travaillent à visage découvert. Selon nos informations, certains ont parfois pu en faire les frais et être victimes d'agressions. "Je me suis pris des coups de poing et des coups de pied de la part d'un manifestant alcoolisé sur un rond-point, témoigne l'un d'eux. On représente l’Etat. Parfois, on se fait engueuler pendant une heure. On en accepte l’idée, ça les calme", ajoute-t-il. Selon lui, la direction a donné pour consigne de ne pas prendre position et de ne pas se mettre en danger en cherchant à duper des "gilets jaunes".
"On est quand même bien intégrés", relativise le chef d'une autre section locale de renseignements, située dans l'Ouest. Loin de l'image d'Epinal de l'espion qui se fait discret, certains peuvent jouer le rôle de médiateur, notamment dans les petites villes, "où tout le monde se connaît". "Le samedi, les CRS et les gendarmes mobiles sont mobilisés ailleurs. Quand la tension monte avec des chauffeurs routiers et des automobilistes bloqués, on est là pour faire tampon et faire baisser la pression", poursuit cet agent local. "L’idée, c’est d’avoir un coup d’avance pour chasser les mauvaises idées et les réorienter en leur disant, par exemple, qu'il n'est peut-être pas judicieux d'aller manifester devant l’hôpital", confirme son collègue du Nord.
"On est partis de zéro"
Ce travail de "pédagogie" est d'autant plus important que les agents du renseignement n'ont pas affaire à leurs interlocuteurs habituels, rompus aux rapports de force avec des autorités locales ou une direction d'entreprise. "Les gens qu'on croise ne sont pas du tout dans les radars, on est partis de zéro dans l’ensemble", relève-t-on côté police comme gendarmerie. Sur les ronds-points, pas de figures syndicales ou politiques, mais des anonymes, à l'image des pionniers du mouvement identifiés par le SCRT comme ayant créé la première page Facebook appelant à bloquer le périphérique parisien le 17 novembre. Ces huit personnes, dont faisait partie Eric Drouet, étaient dépeintes dans une note du 29 octobre comme des individus "au profil plutôt neutre, ne révélant aucun engagement militant, et sans lien connu avec des groupes à risque", avec une passion commune : les rassemblements automobiles.
"On croise beaucoup de femmes, des mères célibataires souvent, des retraités, des travailleurs indépendants, des chômeurs", souligne le responsable des RT de la ville de l'Ouest. Pour identifier les leaders, "on observe ceux qui tiennent les porte-voix, qui guident la foule. On essaie de discuter avec eux, de les connaître personnellement, de savoir ce qui les a amenés ici", détaille son homologue du Nord. Mais les leaders d'hier ne sont pas forcément ceux de demain. "Tous les jours, on est étonnés, une semaine balaye l’autre, c'est un mouvement complètement polymorphe", pointe l'agent.
Sur les ronds-points, ils étaient tous d’accord et après, les groupes se sont scindés. Certains voulaient prendre l’ascendant, d’autres prônaient l’horizontalité.
Un responsable local des RTà franceinfo
"Les leaders en matière d’idées ne nous intéressent pas. Ceux qui attirent notre attention, ce sont plutôt les agitateurs locaux qui ont une capacité à promouvoir des violences collectives", souligne le haut gradé au sein du service de renseignement de la gendarmerie. A partir d'éléments observés sur le terrain, cette surveillance se poursuit sur les réseaux sociaux. "On a travaillé comme on le fait d'habitude, en récupérant d'abord les pseudonymes pour retrouver les administrateurs de pages Facebook", indique une source policière. Parfois, les services observent une concordance entre les leaders sur le terrain et les appels lancés en ligne, parfois non. "On entend très peu ces personnes lors des réunions, mais sur Facebook, ce sont elles qui amènent les discussions sur certains sujets, qui tirent le débat dans un sens", explique cette même source. Sans surprise, les agents se créent de faux comptes pour pouvoir regarder les Facebook Live, les nombres de vues, les commentaires.
"On est face à des gens jusqu'au-boutistes"
Quand il s'agit d'identifier de potentiels casseurs, le renseignement glisse vers ce que l'on appelle le "milieu fermé", via des moyens techniques qui permettent un travail plus discret, comme l'enregistrement des conversations sur des messageries chiffrées et des écoutes téléphoniques. Selon Le Point, environ 150 "gilets jaunes" – une centaine en province, une cinquantaine à Paris – ont été mis sur écoute par le SCRT et la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP). Ces écoutes administratives, hors procédures judiciaires, ont été rendues possibles par la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015. Mais elles doivent être validées par le Premier ministre, après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Sollicitée par franceinfo, la CNCTR n'a pas confirmé ce chiffre, mais assure veiller à ce que la loi "ne permette pas de restreindre abusivement le droit de manifester ses opinions".
Certains "gilets jaunes" figurent également au fichier de la prévention des atteintes à la sécurité publique (PASP), comme l'a confirmé le ministère de l'Intérieur à franceinfo. Mais selon la place Beauvau, c'est parce que ces personnes sont "susceptibles d’être impliquées dans des actions de violences collectives". C'est ce qui inquiète les autorités et les services de renseignement : la radicalisation progressive d'une frange du mouvement. "Des casseurs fortuits, il y en a toujours, dans les manifestations de pêcheurs ou d’agriculteurs, par exemple. Mais là, cela s’inscrit dans la durée, avec des attaques violentes protéiformes qui visent des personnes, comme les journalistes et les policiers, et des institutions", observe-t-on au sein de la SDAO.
Petit à petit, les revendications ont évolué et se sont multipliées. Né d'une mobilisation contre la hausse des prix des carburants, le mouvement s'est élargi à une critique globale du système économique et institutionnel français. L'instauration du grand débat national ne suffit pas à calmer les esprits, même si la mobilisation est en baisse. "On assiste aux débats locaux pour voir l'ambiance, mais ceux qui posent problème sur les ronds-points n’y participent pas. Ils organisent des assemblées citoyennes en parallèle. Tout ce qui est proposé est considéré comme une trahison, une tentative de récupération", constate un des cadres locaux des RT. Face à cette attitude, les services se sentent désarmés.
On n'arrive pas à voir où ils veulent en venir, ce qui pourrait les calmer, leur apporter une satisfaction.
Un responsable local des RTà franceinfo.fr
"Toute personne qui se positionne comme leader est bloquée par l'inertie du mouvement, qui prône l'horizontalité", poursuit cet agent. Dernier exemple en date : l'exfiltration d'Ingrid Levavasseur de la manifestation parisienne du 16 février. Cette aide-soignante qui a tenté de créer une liste "gilets jaunes" pour les européennes a été violemment prise à partie. "Aujourd’hui, on est face à des gens jusqu’au-boutistes. Mais au bout de quoi ? Ils ne savent plus trop. Ils se sont trouvé une vocation, ils sont dans une bulle, il n’y a plus rien autour", déplore un autre policier. A la différence des conflits sociaux traditionnels, les agents du renseignement sur le terrain n'ont pas de "monnaie d'échange" à proposer. "Un syndicat, s’il veut un rendez-vous chez le préfet ou rencontrer un ministre de passage, on sait quoi faire. Là, ils ne demandent rien."
"Les 'gilets jaunes', c'est du travail en plus"
C'est pour cette raison, selon ces mêmes sources, que le renseignement local travaille de plus en plus en "milieu fermé" et a tendance à se judiciariser, plutôt que de remplir "une sorte de contrat social avec les organisateurs". Comme le prévoit l'article 40 du Code de procédure pénale, le préfet doit saisir le procureur de la République s'il a connaissance d'un crime ou d'un délit à partir d'un signalement, qui émane souvent des services de renseignement. "Le recours à l'article 40 est plutôt rare, mais cela a été beaucoup fait pour les 'gilets jaunes'", observe un des responsables locaux des RT. Objectif : procéder à des interpellations préventives avant les manifestations.
Les notes des services de renseignement servent aussi à éclairer les décideurs sur la suite du mouvement et, surtout, à adapter les dispositifs de maintien de l'ordre. Leur rythme varie selon les régions. "Au début, on faisait jusqu'à six points par jour sur la mobilisation, pour le préfet et le service central. Désormais, on est redescendus à un point par jour", explique l'agent qui travaille dans l'Ouest. "Après plusieurs remontées par semaine, on est passés à une note de synthèse pour les réunions organisées dans le cadre du grand débat, une note pour les manifestations du samedi et une note pour les rassemblements sur les ronds-points", énumère celui qui officie dans le Nord. La fatigue dans les services se fait sentir.
Les ressources des services de renseignement sont absorbées par les 'gilets jaunes', avec la crainte de passer à côté d’une autre menace.
Un haut gradé du renseignement au sein de la gendarmerieà franceinfo
Pas question, pour autant, de lever le pied sur les autres missions. "Pour Paris, il est hors de question de laisser tomber le suivi de la radicalisation islamiste. On a deux mondes parallèles dans le renseignement : le premier [sur la radicalisation] continue à évoluer comme si l’autre n’existait pas", explique-t-on côté police. "Les 'gilets jaunes', c’est du travail en plus, on continue à suivre nos thématiques", confirme un agent.
Les renseignements territoriaux ont également pour mission de suivre la santé économique de leur secteur géographique. Et l'impact du mouvement commence à se faire sentir. "A Paris, on s'inquiète des violences mais en province, on craint les conséquences économiques. La grande distribution a les reins solides, mais pour les petits commerçants, c’est plus difficile, analyse ce cadre des RT. C’est plus insidieux et on le verra sur le long terme." Cet agent craint l'arrivée des beaux jours. "Les 'gilets jaunes' ont un peu désinvesti les ronds-points, mais avec les jours qui rallongent et les températures qui remontent, qu'est-ce qui va les empêcher de s'y réinstaller ? Je n'en vois pas la fin."
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