Entre médias "collabos" et "merde" de Facebook, comment les "gilets jaunes" s'informent sur les ronds-points
Franceinfo est allé à la rencontre de "gilets jaunes" sur un camp à l'entrée de Vannes, dans le Morbihan, pour comprendre leur relation aux médias.
Il est 10 heures du matin, mardi 11 décembre, sur le camp des "gilets jaunes" du rond-point d'Atlantheix, à Theix-Noyalo, près de Vannes (Morbihan). Les occupants qui ont passé la nuit dans la cabane en bois ont été rejoints par les plus matinaux. Celui que tout le monde surnomme "Haribo" (il aime distribuer des bonbons) explique à ses camarades ce qu'il a lu sur des groupes Facebook liés au mouvement : de plus en plus de monde "veut aller manifester aux sièges des grands médias" parisiens, le 15 décembre, plutôt que de retourner vers les Champs-Elysées. Si ces "gilets jaunes" nous ont accueillis chaleureusement, ils approuvent vite l'idée de cibler les médias, qu'ils jugent forcément du côté du pouvoir. Mais si leur méfiance est si profonde, comment s'informent ces "gilets jaunes" ?
La veille, ils étaient une quinzaine à suivre, sur un poste de radio, l'allocution d'Emmanuel Macron. Déjà peu convaincus par les annonces du chef de l'Etat, ils ont découvert au matin que la hausse du smic promise ne concerne en réalité que les bénéficiaires de la prime de précarité. Certains ne pourront donc pas en profiter, comme la fille de Loïc. Et pourtant, à la télévision, "tout le monde parle de 100 euros, sans dire que tous les smicards n'y auront pas droit", regrette-t-il. Fethi, lui, a eu la désagréable impression que BFMTV "essayait de convaincre" les téléspectateurs qu'il s'agissait d'une bonne mesure : "Ils avaient inscrit le chiffre de 100 euros dans une grosse barre rouge sur l'écran, c'est une manière d'impressionner les gens."
La chaîne d'info, que certains ici ont rebaptisée "BFM WC", est le média qui inspire le plus de méfiance, voire de haine. "Astérix", qui ne vient jamais sans sa fausse barbe et son casque à plumes de "Gaulois réfractaire", boycotte "cette chaîne collabo du gouvernement". Il dit avoir davantage confiance dans ses concurrentes, comme CNews ou franceinfo, et dans les médias locaux que d'autres de ses camarades critiquent. Interrogé le 17 novembre sur sa pancarte très hostile à Emmanuel Macron, il a ainsi été "très surpris que le gars de Ouest-France ne coupe rien de [son] interview".
"Les pressions, vous savez comment ça marche…"
Car sur le camp d'Atlantheix, nombreux sont ceux qui pensent que les journalistes, quel que soit leur média, ne sont pas libres d'écrire tout ce qu'on leur raconte, et que les propos trop hostiles au gouvernement sont censurés. "Les pressions, vous savez comment ça marche, j'imagine..." nous a-t-on lancé à plusieurs reprises. Ainsi, Michel est persuadé que les articles sont "relus et corrigés politiquement" par la hiérarchie, ceux qui se trouvent "au-dessus", ou "qu'ils ne passent pas". Cette méfiance repose notamment sur le fait que de nombreux médias sont détenus par de riches hommes d'affaires, de même qu'ils se méfient d'Emmanuel Macron en raison de son passé de banquier.
"Une même personne peut détenir BFM, RMC, d'autres médias, et si elle est copine avec un politique, c'est fini", dénonce Fetih. Très commenté sur le camp, le vote du Sénat fin novembre en faveur de la suppression de trois taxes pesant sur les stations de radio et les chaînes de télé passe pour un renvoi d'ascenseur. De son côté, "Haribo" se réjouit d'avoir récemment découvert Le Média : si la web télé est proche de La France insoumise, elle n'est "pas liée à un riche industriel".
Comment expliquer que certaines images circulant sur internet ne passent pas à la télévision, si ce n'est en raison d'une censure, se demandent beaucoup de ces "gilets jaunes" vannetais. Surtout quand il s'agit de vidéos montrant des manifestants blessés ou violentés lors d'interventions des forces de l'ordre. "La jeune fille qui a perdu un œil samedi à Paris, vous l'avez vue sur BFMTV, vous ?" s'interroge Nicolas. Authentifiée par Libération, la vidéo de la jeune femme a été reprise par de nombreux sites d'info, dont celui de France 3.
Dans ce contexte de défiance envers les médias traditionnels, lui préfère les documents bruts que l'on trouve en ligne. Certains de ses camarades apprécient ainsi la démarche de RT France, chaîne financée par l'Etat russe, où les reporters diffusent en direct sur Facebook ce qu'ils filment des manifestations. "Samedi, j'avais deux pages ouvertes sur mon ordinateur. D'un côté RT France – et c'est comme si j'étais à Paris – et de l'autre CNews et BFMTV", explique "Fonfon", un autre habitué du camp. "Je peux vous dire que ce que montrait RT France était complètement différent", et illustrait selon lui le fait que "les CRS étaient là pour agacer les manifestants pacifiques".
"Je n'ai pas tellement le temps de regarder les médias"
C'est essentiellement sur internet que les "gilets jaunes" vont chercher une information qu'ils jugent plus fiable. Et cela passe par de nombreux canaux : conversations WhatsApp avec des amis, chaînes de mails et groupes Facebook rassemblant des "gilets jaunes" au niveau local comme national. Ils écoutent d'ailleurs avec attention certaines figures qui ont émergé en ligne, comme le très populaire Maxime Nicolle (alias Fly Rider), dont certaines affirmations se sont révélées fausses. "Il propose des idées et des choses constructives", estime tout de même "Haribo".
Si le rôle de Facebook dans la naissance des "gilets jaunes" a été très commenté, il ne semble pas aussi central vu du rond-point d'Atlantheix. Un groupe Facebook dédié au camp regroupe certes près de 700 membres, mais sur place, rares sont ceux que l'on croise les yeux rivés sur les réseaux sociaux. "Quand je suis ici, je n'ai pas tellement le temps de regarder les médias", traditionnels ou non, nous explique "Gigi" alors qu'elle épluche des pommes pour le déjeuner. Pour elle comme pour d'autres, le cœur de leur action est sur le terrain, et non en ligne. Ceux qui rejoignent le mouvement n'ont d'ailleurs pas tous découvert le camp sur le réseau social.
Loïc a "entendu parler des 'gilets jaunes' par le bouche-à-oreille sur [son] lieu de travail", une usine où il est en intérim. Isabelle, récemment arrivée dans la région, est simplement "allée à Vannes" rejoindre le rassemblement le plus proche. Ils expliquent apprécier les échanges avec des personnes aux situations différentes, qu'ils n'auraient jamais via Facebook. "Comme tout le monde, j'avais bien vu qu'il y avait de la misère dans la société, mais au contact des gens ici, je me rends compte que certains sont vraiment dans la merde", explique Jean-Marc.
Et pour partager les dernières informations et débattre des prochaines actions, une réunion quasi-quotidienne a lieu le soir à 19 heures. Résultat, le groupe Facebook est devenu une sorte de "Bison Futé" des "gilets jaunes" plaisante Fabien, un de ses administrateurs : beaucoup de ses membres, qu'on ne voit pas sur le terrain, s'en servent avant tout pour éviter les bouchons liés aux différentes actions.
Des "gilets jaunes" qui jouent aux "journalistes"
D'autant que parmi les "gilets jaunes" de Vannes, on se méfie parfois de ce qui circule sur Facebook. "80% de ce qu'on y trouve, c'est de la merde", tranche Jean-Pierre, qui n'a jamais voulu s'y inscrire. "Tout le monde peut publier n'importe quoi sans le vérifier." Sur le camp, chacun à sa méthode pour ne pas se faire avoir par les fausses informations. Fethi, qui a lui-même étudié le journalisme, fait "une certaine confiance" au fact checking de journaux comme Libération ou Le Monde, mais préfère compléter par sa propre analyse et son instinct : "Parfois, on sent si quelque chose tient la route ou pas." "Haribo", lui, "ferme un article [s'il sent] qu'on essaie de [l]'entraîner vers un point de vue". Mais il ne partage pas une info s'il "ne trouve pas de réponse" à ses doutes.
Et parfois, les "gilets jaunes" se muent en "journalistes". Mardi matin, Fabien est allé lui-même vérifier si les CRS intervenaient vraiment pour déloger des lycéens à Vannes, comme l'affirmait un message relayé sur le groupe Facebook. "J'ai vu qu'il n'y avait que deux motards de la police. J'ai expliqué à son auteur qu'il fallait faire attention", et le message a été effacé. "Il faut être vigilant", estime ce référent du camp, qui s'appuie aussi sur les connaissances d'une autre habituée.
Pascale, ancienne fonctionnaire territoriale qui a quelques notions de droit, fait des allers-retours entre le camp et son ordinateur. Elle a ainsi aidé à enrayer les rumeurs sur le pacte de Marrakech, un texte accusé par certains "gilets jaunes" de vendre la France à l'ONU. "Je suis allée me renseigner sur ce qu'est ce pacte, et j'ai vite compris que ça n'avait rien à voir", explique-t-elle, préférant se fier aux textes – "Légifrance est ma bible maintenant." Au quotidien, elle "navigue entre les chaînes d'info, regarde sur le net" et tente de trouver un "équilibre" en consultant "aussi bien des nouvelles engagées, à gauche comme à droite, que les nouvelles 'gouvernementales'". Elle en tire une synthèse, lue à la réunion du soir, pour ceux qui suivent moins l'actualité.
Mais pas toujours facile de mettre tout le monde d'accord. Le soir qui a suivi notre départ du camp, un attentat a fait au moins deux morts, une victime en état de mort cérébrale et 12 blessés à Strasbourg. Sur internet, certains "gilets jaunes", dont le fameux Fly Rider, ont exprimé leurs doutes sur la véracité de cette attaque. Mercredi, le groupe Facebook d'Atlantheix n'a pas échappé au débat. Un de ses administrateurs, Yoann, explique qu'il "se pose des questions" lui aussi. S'il n'y a pas eu de discussion collective sur le sujet, "chacun a plus ou moins son avis", détaille Fabien. Lui ne croit pas au complot, pas plus que Pascale, qui "ne pense pas qu'un gouvernement irait jusqu'à tuer". Elle confie une certaine lassitude face aux sceptiques : "J'ai peur qu'on se décrédibilise tout seuls." Et toutes les vérifications du monde ne calmeront pas certains désaccords.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.